Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marguerite Yourcenar, une femme à l’Académie. Malgré eux, malgré elle…
- Pages : 7 à 9
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 79
Chapitre d’ouvrage : 1/19 Suivant
INTRODUCTION
Voici trente ans, en 1987, Marguerite Yourcenar disparaissait. Quelques années auparavant, elle avait été la première femme élue à l’Académie française, l’une des cinq Académies qui forment l’Institut de France1, fondée par Richelieu en 1635, et comportant 40 fauteuils. C’est le fauteuil 3, laissé vacant par la mort de Roger Caillois le 21 décembre 1978, qui fut en jeu lors de cette élection. Marguerite Yourcenar, candidate pressentie, a fait savoir qu’elle accepterait d’être élue, seule concession au protocole, et Jean d’Ormesson a mené campagne pour elle : « Au moins, si j’ai fait quelque chose dans ma vie, j’aurai bousculé la tradition à l’Académie, j’aurai fait entrer une femme à l’Académie française », dit-il avec une fierté légitime2. En effet, bien que ses statuts n’interdisent pas son accès aux femmes, il n’y en avait aucune lors de sa création et depuis, ces messieurs s’étaient reproduits entre eux malgré quelques tentatives, toutes vouées à l’échec.
Cela aurait pu durer encore longtemps sans l’opiniâtreté de Jean d’Ormesson, sans une campagne médiatique de grande envergure, sans la personnalité de l’intéressée. À quoi il faut ajouter que la société française à l’époque de l’élection de M. Yourcenar, était en pleine mutation, que l’évolution des mentalités et la pression de l’opinion publique étaient telles que l’entrée d’une femme à l’Académie était devenue inéluctable. En effet, Valéry Giscard d’Estaing avait créé un Secrétariat d’État à la condition féminine en 1974, avec à sa tête Françoise Giroud ; et la loi Veil venait de donner aux femmes une maîtrise de leur corps qu’elles n’avaient jamais eue jusque-là3. Ce qui n’a pas empêché l’élection de 8Yourcenar, comme le dit Delphine Naudier, de provoquer une « véritable tempête sous la Coupole4 ». Presque la moitié des académiciens ont finalement dû accepter qu’une femme arrive parmi eux à leur corps défendant. C’est ce que confirme Dominique Fernandez, académicien depuis 2007, qui commente ainsi cette élection : « L’Académie n’a-t-elle pas cédé à la pression de l’opinion plus qu’elle ne s’est décidée de sa volonté propre5 ? » Mais le plus étonnant peut-être, est que cette femme ait donné l’impression qu’elle n’avait pas très envie d’intégrer l’illustre Compagnie. En effet, bien que les barrières aient déjà été en elles-mêmes presque infranchissables, Yourcenar a rajouté des difficultés, sachant pertinemment que cela pouvait lui coûter son entrée sous la Coupole. Et pourtant, malgré tout, ILS l’ont élue, et au premier tour.
Cette élection a entretenu un perpétuel paradoxe : Yourcenar vit en Amérique du Nord, elle a négligé de conserver sa nationalité française en devenant citoyenne américaine, elle refuse de suivre le protocole pour se faire élire, et pourtant… ils l’ont élue. Elle est femme, une femme libre, mais on la dit « antiféministe » et pourtant… elle deviendra le porte-étendard des revendications féministes en prenant d’assaut l’un des bastions les plus prestigieux du pouvoir masculin, devenant ainsi le symbole de la cause des femmes. Elle dit ne pas vouloir trop de bruit autour de son élection, mais la campagne médiatique à laquelle elle participera avec une complaisance qui surprend, aura une ampleur exceptionnelle. En outre, si une femme a été élue, ce n’est pas pour autant que les portes de l’Académie allaient s’ouvrir toutes grandes, bien que depuis, d’autres femmes soient devenues académiciennes sans grandes vagues. Et même si dans le cas de Yourcenar, « la maxime de la maison qui veut que nos élections soient imprévisibles avant, inexplicables après » a joué comme d’habitude6, on peut néanmoins penser que le retentissement médiatique n’était pas surfait et que c’est bien une véritable révolution qu’a vécue l’Académie française à cette occasion, comme l’a souligné Jean-Christophe Rufin dans sa réponse au discours de réception de Dominique Bona, le 23 octobre 2014 :
9L’élection de Marguerite Yourcenar a marqué une rupture avec les trois siècles et demi qui l’ont précédée et constitue une date clé de notre histoire (site de l’Académie française).
Après nous être arrêtés sur l’élection et la cérémonie de réception ainsi que sur le long cheminement qui a conduit à cette consécration, il faudra nous interroger sur les enjeux que cela représentait pour les hommes qui y ont œuvré, pour la cause des femmes en général et pour Marguerite Yourcenar ; et nous ne pourrons pas éluder la question de la stratégie mise en œuvre par la première femme qui devait entrer à l’Académie.
Malgré une abondante revue de presse et plusieurs publications sur le sujet, il n’a pas été aisé de mettre de l’ordre dans une affaire complexe dont peu d’acteurs de l’époque sont encore vivants et dont les autres n’ont pas vraiment envie de tout raconter. Nous avons eu à cœur de vérifier toutes les informations, d’autant plus qu’elles étaient fréquemment contradictoires. C’est pourquoi nous avons choisi de citer largement les documents à notre disposition : media de l’époque mais aussi correspondance et archives académiques7. Tout n’a pas été élucidé, mais du moins, tout ce qu’il a été possible d’éclairer l’a été. Nous avons également choisi de ne pas prendre parti, l’étude des documents ayant vite montré que si beaucoup d’académiciens étaient sexistes et peu progressistes, Marguerite Yourcenar de son côté, n’était pas un ange. Et après tout, là n’est pas l’essentiel. Il était temps, trente ans après la disparition de l’intéressée et trente-sept ans après son élection à l’Académie, de poser sur cet épisode important de la vie littéraire et de la société françaises, un regard qui ne fût ni partisan ni passionnel.
1 Académie des Inscriptions et Belles Lettes, Académie des Sciences, Académie des Beaux-Arts, Académie des Sciences morales et politiques.
2 Dans l’émission « Jean d’Ormesson au Musée Grévin et dans un grand magasin », France 2, 14 octobre 2006. Le 28 octobre 2016, lors d’un entretien téléphonique, il disait : « Je n’ai pas contribué à la faire élire, je l’ai imposée ».
3 Loi qui, en 1975, a dépénalisé l’avortement.
4 Delphine Naudier, « L’irrésistible élection de Marguerite Yourcenar à l’Académie française », Cahiers du genre, 1/2004 (no 36), p. 45.
5 Dominique Fernandez, Ferranti Ferrante, Académie française, Philippe Rey, 2013, p. 123.
6 Daniel Garcia, Coupole et dépendances, Enquête sur l’Académie française, éd. Du Moment, 2014, p. 68, citant Erik Orsenna.
7 Merci à Mme Florence Delay qui m’a permis d’accéder aux archives de l’Académie.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07194-5
- EAN : 9782406071945
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07194-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/02/2019
- Langue : Français