Carnet critique
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Marguerite Duras, paysages
- Authors: Blot-Labarrère (Christiane), Chalonge (Florence de), Chouen-Ollier (Chloé)
- Pages: 211 to 220
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Marguerite Duras, n° 5
Madeleine Borgomano, Marguerite Duras. De la forme au sens, textes réunis par Claude Borgomano et Bernard Alazet, Paris, L’Harmattan, 2010, 188 pages.
Composé d’études variées portant notamment sur Le Vice-Consul (55 sq. ; 83 sq. ; 109), le livre s’intéresse aussi aux Impudents (163 sq.), à L’Amant (173 sq.), posant ici la question de la « littérature engagée » (109), ailleurs celle de la narratologie (143), esquissant plus loin un parallèle entre Duras et Cortazar à propos de la nouvelle « Le Boa » (143 sq.) ou s’interrogeant sur « le vertige de l’indicible » (133 sq.).
Dans sa préface, Bernard Alazet, qui a participé à la tâche de Claude Borgomano, observe justement qu’en dépit de leur diversité, la cohésion des éléments est parfaite : « C’est un cheminement heuristique qui nous est ici proposé, aux prises avec une œuvre exigeante et sans concessions. » (11). En effet, les éditeurs ont évité le piège de la mosaïque désordonnée, du centon. Ils ont su trouver une exacte économie, une précise articulation. La seule loi qui vaut, celle de l’harmonie, nous conduit, selon un développement rigoureux de la « forme sens » (13) jusqu’au « choix du sens » (173), mettant en lumière les facettes d’une recherche, riche de résultats de tous ordres et sur de nombreux plans. Cette recherche, on pourrait la croire réservée aux initiés. Il n’en est rien. Le mouvement vif de la prose, les formules brillantes ou plaisantes s’allient à une quête inquiète où se défont les poncifs pour laisser place aux vues les plus personnelles. Tout ce qui ressemble à une théorie trop rigide, Madeleine Borgomano s’en méfie. Elle fuit la myopie intellectuelle, dépasse les piétinements didactiques sans jamais abandonner sa prudence critique : « Mais nous n’entrerons pas dans cette problématique […]. », note-t-elle (137), ou bien : « Peut-être faut-il un peu de distance ? » (108), révélant, chaque fois, sa personnalité compréhensive.
L’éveil de l’attention, la vigilance, le doute méthodique, la germination des points de vue sont autant de vertus étrangères à un esprit conventionnel, fort peu compatible avec l’œuvre de Duras. Au contraire, Madeleine Borgomano les privilégie.
212De la sorte, elle illumine cette œuvre de l’intérieur, demeurant lucide, consciente précisément de son importance et, par là, sujette, au cours de son histoire, à des variations inévitables quoiqu’explicables. Attitude ingénieuse et subtile, efficace, où se retrouve l’art de Madeleine Borgomano et qui confère à son livre sa valeur directrice, son indubitable nécessité.
Christiane Blot-Labarrère
Université de Nice
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Mettre en scène Marguerite Duras, Anne Cousseau, Dominique Denes (dir.), Nancy, Presses univ. de Nancy, 2011, 98 p., dont 5 pages d’ill.
Du 21 au 31 janvier 2010, Sandrine Gironde, directrice de la Cie L’Escalier, présentait à Nancy la mise en scène de La Maladie de la mort, tandis que Marie-Noëlle Brun, directrice de la Cie Vents d’Est, concevait une installation-performance autour de L’Homme assis dans le couloir. Dans le cadre de cet événement culturel, Anne Cousseau et de Dominique Denès ont organisé à l’Université Nancy 2 une Journée d’étude qui s’est déroulée le 29 janvier 2010. Ce petit livre Mettre en scène Marguerite Duras nous donne les Actes des communications présentées à cette journée. La Maladie de la mort y est d’abord étudié en tant que texte, puis est examiné à travers la mise en scène de Sandrine Gironde, avant qu’un dernier volet ne se consacre à des questions relatives à la mise en scène des textes de Marguerite Duras. Illustré, le volume présente des photographies de scènes théâtrales montées à partir de l’œuvre de l’auteur.
La première partie nous confronte à trois lectures de La Maladie de la mort où apparaît toute la richesse de ce petit texte que Blanchot 213qualifiait d’« irréductible1 ». Sous le titre « Faire jouer la différence », Bernard Alazet ouvre le volume en revenant sur l’enjeu contractuel de cette histoireoù un homme, homosexuel, fait à une femme la proposition (rémunérée) d’« essayer […] d’aimer ». Dans l’œuvre de Marguerite Duras, le désir, rappelle Bernard Alazet, « se joue à trois » ; dans La Maladie de la mort, les protagonistes se rencontrent de nouveau au travers d’un tiers. À l’image d’Un homme assis dans le couloir (1980), l’intermédiaire est une voix, mais cette fois, tandis qu’elle relate les faits, elle s’adresse à l’homme par l’usage constant du « vous ». Ainsi le dispositif est dans l’œuvre original. Premier étonnement, au lieu de faciliter le rapprochement entre l’homme (le « vous ») et la femme (un « elle »), la voix abandonne l’entremise. À l’égal de l’homme, elle se heurte à l’impossibilité de connaître celle qui, immuablement, reste « l’étrangère de la chambre ». Deuxième bizarrerie, l’œuvre permute les places ordinaires de la triangulation durassienne : au lieu que l’homme désire la femme par le détour du tiers exclu qu’est ici la voix narrative, c’est le « je » qui désire le « elle » par le détour du « vous » (lequel en serait l’instrument : « vous caressez le corps avec autant de douceur que s’il encourait le danger du bonheur », lit-on). Bernard Alazet ne rapporte pas ce désir du « je » pour le « elle » à la figure de l’auteur, mais maintient l’indétermination sexuelle de la voix écrite : l’échec de la rencontre entre l’homme et la femme n’est pas rapporté à la « maladie de la mort », comme « homosexualité », mais à ce « qui donne forme à la différence sexuelle comme impossibilité radicale de rencontre entre les sexes ». Avec une belle formule qui fait écho à l’explicit du livre, Bernard Alazet nous rappelle qu’« aimer c’est toujours perdre ce qui s’offrait à être vécu » – et « qu’écrire, c’est toujours manquer ce qui insistait pour être dit ».
L’« étrangère de la chambre », la périphrase qui désigne la femme achetée, celle qui n’a pas de nom, donne à l’article de Sylvie Loignon son titre et sa raison d’être. Car, à bien y regarder, la voix peut elle aussi recevoir une telle dénomination, parce que « venue d’ailleurs », nous dit l’auteur, « elle est sans repère et sans nom ». Pour Sylvie Loignon, la périphrase ne traduit donc pas seulement le point de vue masculin sur la femme, mais constitue l’emblème d’un texte reposant sur la « scission entre le même et l’autre », propre à la relation sexuelle, sur le 214partage entre le « dedans et le dehors » qui fait ici de la chambre le lieu du « passage entre le masculin et le féminin ». Les genres « sexuels et textuels » sont brouillés ; le plus étonnant restant le régime de la voix. Entre ce qui est à voir et ce qui est à lire, la voix transforme le corps de la femme en spectacle, et le soumet ; cette parole qui accomplit l’acte fait « advenir la scène par les mots proférés ». Elle est cependant parole apocalyptique, conclut Sylvie Loignon, une parole « placée sous le signe de la déception » : d’une part, elle « donne à voir tout à la fois l’événement et la mélancolie de […] l’événement », celui « dont l’advenue impossible est sans cesse rejouée par la profération de la voix, par une écriture hypothétique » ; d’autre part, elle met en évidence que l’amour n’est pas ici le « moyen d’accès à une connaissance supérieure ».
Ce n’est pas uniquement la chambre, ce huis-clos des « rendez-vous illicites », comme l’appelle Cécile Hanania, si fréquent dans l’œuvre de Marguerite Duras, mais l’ensemble des lieux, et l’espace, qui intéressent ici l’auteur. à partir d’une étude de l’espace, compris comme « perception du corps » à rapporter à la différence des sexes, Cécile Hanania en arrive à la conclusion que l’incapacité de l’homme à aimer la femme ne relève pas d’une simple « incompatibilité sexuelle », mais bien de la mise en évidence de la « séparation des deux genres », accentuée par le déséquilibre entre un féminin, exhibé par le « elle », et un masculin, caché sous le « vous ». Pour ce qui est du décor, Cécile Hanania y reconnaît les trois lieux de la scène tragique décrits par Barthes (Sur Racine, 1963) : soit la chambre, l’antichambre (qu’est ici la terrasse) et le dehors (représenté par « la mer noire »). Tous trois ici funestes, les espaces sont investis par l’homme seul qui, à la différence du héros racinien, « meurt de ne pouvoir entrer ». Car, comme le montre Cécile Hanania, dans La Maladie de la mort, l’habitat est femme : dans cette chambre, la « femme atlantique et chtonienne […] acquiert peu à peu des dimensions cosmologiques ». Toutefois, tandis que l’homme tourne autour de la femme, quand elle tourne sur elle-même, en elle, il perd le mouvement. Entre la femme au sexe aveugle et la mer noire, l’homme est confronté à une « éviction originaire » : ces « préambules érotiques » nous disent en réalité, affirme Cécile Hanania, l’impossibilité pour l’homme de « retourner vers son commencement ».
La deuxième partie est consacrée à la mise en scène de La Maladie de la mort, telle que Sandrine Gironde l’a orchestrée. La parole est donnée 215à la metteuse en scène qui décrit son travail à partir de ses notes : elle nous fait part de ses « certitudes », toutes destinées à restituer la dimension « narrative » du texte. Dans son projet, il est alors exclu que les protagonistes du livre dialoguent entre eux. De fait, un homme et une femme deviennent les « passeurs » d’une histoire dont à la scène est préservé le « manque à voir » de l’écriture. Par ailleurs, en matière de scénographie, une très grande proximité entre l’espace de jeu et celui des spectateurs est instituée de façon que le spectacle ne soit pas « cloisonné » à la manière dont l’imaginaire du texte reste ouvert. Ensuite, Marie de Bailliencourt, la comédienne du spectacle, revient sur sa connaissance du texte et sur son expérience de la scène. Avec une écriture poétique, elle nous restitue, sous forme d’hommage, sa participation à l’aventure. Cette partie se clôt sur un texte de Bernard Alazet qui salue une mise en scène qui a su préserver la « singularité » et la « beauté » (np) de l’œuvre de Marguerite Duras, et célèbre le jeu des acteurs.
La troisième partie élargit l’épreuve de la scène à d’autres textes durassiens. En premier lieu, Catherine Gottesman nous convie au théâtre d’Emily L., de Yann Andréa Steiner, du Vice-consul et d’Aurélia (Vancouver et Melbourne), à travers sa propre expérience de la mise en scène de ces quatre textes dans les années 2000. Chaque fois, elle a réalisé une forme mixte où le livre et son lecteur étaient accompagnés par l’image (animée ou fixe) et le son. L’intermédialité fut ainsi le moyen de rendre compte des mises en abyme du texte, mais aussi, dans cette logique de l’adaptation, de maintenir l’hésitation entre représentation et imagination, tout comme elle réussit à « déréaliser » la scène. Catherine Gottesman finit son exposé par une présentation du travail de ses comédiens (Éric Génovèse, Coralie Seyrig et Audrey Bonnet).
Les deux articles qui suivent se consacrent à des œuvres que Duras a écrites ou réécrites pour le théâtre. Joëlle Pagès-Pindon s’intéresse à la deuxième version de Savannah Bay, quand Yannick Hoffert se tourne vers Le Théâtre de L’Amante anglaise.
La deuxième version de Savannah Bay, créée au Théâtre du Rond-Point en septembre 1983, présente l’intérêt d’avoir vu son écriture modelée par la mise en scène dont l’auteur avait la charge. Cette « écriture autocollaborative », où l’écrivain et le metteur en scène sont une seule et même personne, a accru l’importance de la scène dans la réécriture. C’est à partir de l’étude de l’espace-temps de la pièce, du corps des comédiens, 216des objets scéniques et de la musique que Joëlle Pagès-Pindon met en évidence ce que cette nouvelle version doit à la représentation théâtrale dont l’écrivain a ici fait l’épreuve.
Yannick Hoffert revient quant à lui sur les mises en scène de L’Amante anglaise sous l’égide de la formule de Jarry qui prônait « l’inutilité du théâtre au théâtre » ; une formule qui peut, assure l’auteur, illustrer les affinités de Marguerite Duras avec le symbolisme. Ainsi chez Duras, « la parole crée le décor », pour reprendre le mot de Pierre Quillard. Le travail de mise en scène de Claude Régy pour cette pièce – montée par lui six fois depuis qu’il l’a créée en 1968 –, comme celui de Charles Tordjman en 1986, 1988 et 1993, est analysé en tant qu’il est exemplaire de ce « théâtre sans théâtre » où seul en définitive le personnage parvient à demeurer présent.
Dédié à La Maladie de la mort, et au théâtre de Marguerite Duras, ce petit livre a associé avec brio et sérieux la lecture universitaire et le compte rendu de pratiques artistiques.
Florence deChalonge
Université de Lille 3
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Les Archives de Marguerite Duras, textes réunis et présentés par Sylvie Loignon, Ellug, Université Stendhal, « La Fabrique de l’œuvre », 2012, 256 p.
Si la collection « La Fabrique de l’œuvre » a pour objectif d’enrichir la réflexion sur la critique littéraire et artistique (n. p.), l’ouvrage de Sylvie Loignon qui rassemble et préface les communications issues du Colloque qu’elle a organisé à l’Université de Caen et à l’IMEC les 18 et 19 novembre 2010, y prend une rare importance sur le plan des recherches consacrées 217à Marguerite Duras, avec, parfois, un bonheur inégal. Ici, chacun des intervenants accorde une place aux manuscrits de l’écrivain. Ainsi conçu, ce livre, nourri au suc d’une érudition soignée, apparaît comme une contribution essentielle, nécessaire à tout chercheur.
Pour ne pas alourdir ce compte rendu par une analyse systématique et exhaustive – quitte à le regretter –, on se contentera d’en livrer le contenu. Façon d’offrir à chacun des voies d’accès aux grands champs tracés par Sylvie Loignon.
Celle-ci a divisé la publication en cinq parties suivies d’un Envoi et d’une Annexe, illustrées par des photographies du fonds Marguerite Duras / Archives IMEC.
Dans la première partie, intitulée « L’Archive : du sujet à l’autre », on découvre : « Du subjectile au sujet Duras : “C’est moi Agatha” », Joëlle Pagès-Pindon (33-43) ; « L’impérialisme du même et le mysticisme de l’autre », Laure Himy-Pieri (45-56) ; « La Maladie de la mort : donner forme à l’aberration » Chloé Chouen (57-67).
La seconde, « Poétique de l’archive », présente « India Song (texte théâtre film) : naissance d’une manière », Youlia Maritchik (71-85) ; « Les manuscrits de L’Amour de Marguerite Duras : une écriture du premier jet », Florence de Chalonge (87-99) ; « La fabrique de La Vie matérielle », Anne Cousseau, (101-113).
La troisième, « L’Effacement, la trace », propose « Mantegna, le Greco et Goya dans Dix heures et demie du soir en été, du brouillon au brouillage », Cécile Hanania (117-134) ; « Spectres de “la musique sur le nom de Stein” », Christophe Meurée (135-148) ; « Archiver l’oubli : L’Homme atlantique », Sylvie Loignon (149-159).
La quatrième, « Métamorphoses et permanences de l’œuvre », comprend « Hiroshima, ou l’amour de l’ennemi », Robert Harvey (163-171) ; « Les métamorphoses d’Abahn Sabanah David », Eva Ahlstedt (173-188) ; « “Trop pour un livre” : Theodora ou la réécriture en guerre », Sophie Bogaert (189-197).
La cinquième, « Inachèvement de l’archive », inclut « MD, du livre qui bouge à l’hyper archive » Simone Crippa (201-212), et « Finitude et infinitude dans la genèse du Ravissement de Lol V. Stein », Annalisa Bertoni (213-225).
L’Envoi, confié à Johan Faerber, invite à pénétrer dans la maison de Neauphle, à ouvrir les célèbres « armoires bleues » qui recèlent « L’archive 218pour rien ou la démocratie du sens dans l’écriture de l’archive » (229-238). L’annexe, enfin, permet à Florence de Chalonge de reproduire un extrait du script inachevé du Ravissement de Lol V. Stein qu’elle établit avec rigueur (239-242). Rigueur que l’on retrouve dans la bibliographie (245-254).
On pouvait craindre qu’une certaine dispersion résultât de tant d’approches variées. C’est, au contraire, une impression de cohérence et même d’harmonie qui se dégage de ce substantiel recueil. Il faut savoir gré à Sylvie Loignon d’avoir conduit ce travail dans lequel l’accent est mis sur la pratique de l’écriture. Travail dont le statut, véritablement scientifique, débouche sur une connaissance appliquée. S’appuyant sur une méthode vivante et juste, il éclaire le domaine mouvant des multiples significations de l’œuvre de Marguerite Duras.
Christiane Blot-Labarrère
Université de Nice
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Anaïs Frantz, Le Complexe d’Ève : la pudeur de la littérature. Lectures de Violette Leduc et Marguerite Duras, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », no 107, 2013, 305 pages.
Si le mythe d’Adam et Ève a été maintes fois glosé, c’est ici une approche originale et fort intéressante que nous livre Anaïs Frantz. Cette étude se présente comme désir de révélation de ce qui, depuis l’épisode biblique du jardin d’Éden, se dérobe : la pudeur. Voiler plutôt que voir, voilà ce à quoi sont promis l’homme et la femme, eux qui, depuis le geste d’Ève, ne peuvent appréhender le monde que de manière oblique, dans le retrait.
219À travers une étude transdisciplinaire du complexe d’Ève, Anaïs Frantz cherche à interroger des textes post-modernes empreints de culture biblique afin d’envisager sous un jour nouveau le rapport à la mort, au langage, aux différences sexuelles. Si le geste d’Ève convoque la notion de représentation, il convoque surtout l’énonciation, mettant en scène « la condition pudique du sujet de langage qui est toujours déjà pris dans la tentative de prendre, voilé par la découverte, à l’œuvre dans la tentation, auctorial ». La scène de mise à nu, infinie en son procès, engage au lire-écrire et se présente comme une promesse ; elle est scène de la découverte, révélation de la nuit du non-savoir, « apocalypse de l’apocalypse ».
L’étude, composée de trois parties, pose au départ des assises théoriques. Dans la première partie « La pudeur et la littérature », la critique décline les différents sens de la pudeur et la rattache à la notion de secret. Certains livres au xviie siècle présentent des tensions entre convenances sociales et passion intime. Le féminin, associé à la retraite, reposant de façon ambivalente sur le sacrifice et sur la résistance, est peu à peu contraint au mutisme. Au fil des siècles, la pudeur féminine se fait synonyme de sensiblerie quand la pudeur des sentiments est attribuée aux hommes ; la femme est alors tenue éloignée de l’écriture et lorsqu’elle veut écrire, c’est sous couvert d’un pseudonyme. Le xxe siècle, reprenant ce clivage, pose alors la question du sexe de l’écriture. Pendant longtemps, une distinction sera établie par certains entre une écriture féminine considérée comme « intérieure », et une écriture masculine, pensée comme « extérieure ». Si la pudeur n’est pas le propre de la féminité et n’est pas innée à la femme, elle résiste et ouvre sur l’imprésentable. Voilà pourquoi la psychanalyse a tenté de pénétrer cet insaisissable qui tout à la fois voile et révèle. La pudeur comme secret sécrète du récit, engage à la fiction, découvrant par là même l’infini.
Dans une deuxième partie (« La scène de la découverte »), la critique cherche à montrer que la pudeur est avant tout « une manière d’exister : en rapport avec la mort. Elle est textuelle, existentielle, avant que d’être sexuelle. » Le texte apparaît ainsi comme lieu de révélation : révélation d’un sujet parlant, qui au moment même où il parle, fait entendre tout à la fois l’origine et l’altération de cette origine. C’est la question de l’exposition de l’énonciation qui est alors interrogée ; les plis de l’énonciation « découvrent une auctorialité plutôt qu’ils ne vérifient ou 220préservent une autorité ». L’écriture est présentée comme rapport à l’autre, découverte du rapport à l’autre dans les plis du texte, du sexe, et cette révélation au creux de l’intime est perceptible notamment dans l’incipit de L’Amant de Marguerite Duras, qui ouvre sur la scène de l’impossible (re)connaissance et met en exergue la mort de l’Auteur. Le livre donne à voir une pudeur textuelle où « la destruction qu’opère l’écriture à l’endroit de l’autorité produit des effets d’auctorialité ».
Dans une dernière partie, Anaïs Frantz analyse « La pudeur à l’œuvre ». Elle montre à la lumière des œuvres de Duras et de Violette Leduc combien la scène de la découverte est liée à la nuit, voire à la mort. Cette scène de la découverte est d’abord découverte de l’écriture et découverte d’une origine imprésentable. L’impudeur est déplacée dans le blanc, dans les silences, ce qui se montre étant moins l’acte sexuel que l’écriture en train de se faire. Chez Duras, l’impudeur revient à transgresser l’usage conventionnel du narratif. On peut ainsi parler, que ce soit chez Duras ou chez Leduc, d’une obscénité de la pudeur auctoriale. Pour finir, Anaïs Frantz montre comment la pudeur permet, outre un déport, un transport, un toucher qui affecte et ouvre sur l’infini, relance l’appel. La pudeur serait alors ce qui témoigne avant tout d’une « interruption, d’une atteinte […] dans la connaissance : éblouissement ou obscurité, tache aveugle, crypte, pli – syncope ».
Cette analyse de la pudeur montre de façon pertinente et convaincante combien lire et écrire sont avant tout des gestes de découverte. Anaïs Frantz a ainsi le mérite de mettre en lumière le « potentiel poétique » de textes qui dévoilent « l’imprésentable découverte ».
Chloé Chouen-Ollier
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
1 Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 62.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05912-7
- EAN: 9782406059127
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05912-7.p.0211
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-27-2017
- Periodicity: Monthly
- Language: French