La polémique du prix Goncourt 1919
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages : 403 à 407
- Collection : Classiques Jaunes, n° 745
- Série : Essais, n° 30
LA POLÉMIQUE
DU PRIX GONCOURT 1919
En 1913, le prix Goncourt avait largement échappé à Marcel Proust pour Du côté de chez Swann qui n’avait reçu aucune voix. Son livre avait eu droit à quelques articles favorables et à un succès d’estime. Le prix Goncourt avait également échappé à Valery Larbaud pour A.-O. Barnabooth et à Alain-Fournier pour Le Grand Meaulnes, pour être décerné à un inconnu, qui le resta, Marc Elder pour Le Peuple de la mer.
Pour le premier prix d’après-guerre en décembre 1919, les Académiciens, agacés par le souffle de nationalisme, avaient le désir d’essayer de se tourner vers l’avenir. Plutôt que Les Croix de bois de Roland Dorgelès sur la guerre par un de ses acteurs, c’est À l’ombre des jeunes filles en fleurs qui fut couronné, en créant une polémique. Le prix Goncourt avait été créé par Edmond de Goncourt dans son testament où il avait même désigné les premiers membres et les statuts de cette Académie. Dans l’esprit de Goncourt, elle devait être une « anti Académie française ». Aucun membre d’une des deux académies ne pouvait faire partie de l’autre. Pour Goncourt, le lauréat devait être jeune et couronné pour une œuvre en prose.
Edmond de Goncourt était mort en 1896 et le premier prix fut décerné en 1903 par l’Académie constituée de dix membres1, à John-Antoine Nau pour Force ennemie. Les dix membres furent au départ : Léon Daudet, Joris-Karl Huysmans, Octave Mirbeau, les frères Rosny, Léon Hennique, Paul Margueritte et Gustave Geffroy et furent rejoints par Élémir Bourges et Lucien Descaves. L’Académie Goncourt devait renouveler les lettres françaises et apporter un peu d’air par rapport à l’Académie française qui, pour Goncourt, était sclérosée, manquait de fantaisie et de variété.
404Le prix Goncourt de 1919, qui sera considéré plus tard comme l’un des plus grands prix, sinon le plus grand, fut très contesté et au centre de polémiques « politiciennes ». En effet, la politique s’en mêla. Léon Daudet, ancien antidreyfusard, monarchiste, extrémiste, polémiste violent, antisémite, mena une campagne très efficace pour que Proust ait le prix. En face, Dorgelès eut quatre voix sur dix, pour son beau roman, bien écrit, Les Croix de bois, résultat de son expérience de la guerre 14-18. C’est contre ce climat de chauvinisme et de nationalisme que le prix fut attribué à Proust. Les partisans de Dorgelès et de ses Croix de bois se déchaînèrent et n’épargnèrent rien à Proust, qui venait de se scandaliser devant le Manifeste du Parti de l’Intelligence du Figaro littéraire de juillet 1919 dont beaucoup de signataires étaient des partisans des Croix de bois. Proust qui, enfin, atteignait la notoriété et la reconnaissance du milieu littéraire et des lecteurs qu’il avait recherchées en vain toute sa vie, dut se défendre et se justifier.
La « gauche » (les socialistes en particulier), protestèrent contre cet « antidreyfusard », ami de Léon Daudet, catholique, « grenouille de bénitier » ! Car le patronage de ce pamphlétaire tonitruant déchaîna les passions. La « droite » accusa Proust d’être un « embusqué », un planqué homosexuel qu’on avait préféré à un bon petit et jeune Français qui avait été héroïque à la guerre, Roland Dorgelès.
Proust qui voyait se confirmer, à ses dépens, la malfaisance des idéologies, du fanatisme, de l’intolérance et de l’immixtion néfaste de la politique dans la littérature, se défendit en rappelant son dreyfusisme et ses amitiés pendant l’Affaire avec Anatole France, Lazare, Reinhardt, Labori, ses pétitions pour Zola et Picquart. Il était reconnaissant à Léon Daudet d’avoir mené campagne pour lui attribuer le prix mais il rappela qu’il était à l’opposé de ses opinions politiques dont il déplorait la violence, les excès, le monarchisme, l’antisémitisme. Il lisait les articles de Léon Daudet dans L’Action française et non pas le journal lui-même qui d’ailleurs, souvent, à l’insu de ce dernier, le critiquait. Proust essayait de séparer la littérature de la politique, faisant l’éloge de l’écrivain Léon Daudet, et non de l’homme politique.
Proust, dans l’affaire du prix Goncourt 1919 s’éloigna encore de la politique et fut attristé par l’attitude de Dorgelès et de certains journaux. Malade, il ne put pas recevoir les journalistes qui se « vengèrent » sans juger son œuvre mais en le critiquant sur son âge et ses influences.
405Proust se prétendit « hors politique » mais, en fait, il était très sensible aux mouvements qui se mettaient en place dès 1920-1922 en France et en Italie, bientôt en Allemagne, pour instituer un nouvel ordre, dans l’après-guerre de 14-18. Proust s’en tenait à la nouvelle littérature, à La NRF influencée par Gide, Rivière, Copeau, Lacretelle, Schlumberger. Un divorce entre les idéologues et intellectuels de gauche et Proust s’amorçait. Le prix Goncourt attribué par six voix (Léon Daudet, les frères Rosny, Geffroy, Henry Céard et Élemir Bourges) contre quatre voix (Jean Ajalbert, Léon Hennique, Émile Bergerat, Lucien Descaves) aux Croix de Bois de Roland Dorgelès fut perçu comme un choix politique. Pourtant à côté du monarchiste et réactionnaire Léon Daudet, il y avait des hommes de gauche comme Geffroy et Rosny jeune qui votèrent aussi pour lui. Proust avait conscience que le clivage politique n’avait pas eu le principal rôle dans ce choix, mais beaucoup plus sûrement l’appréciation de son œuvre. C’était un choix littéraire et non un choix politique. Pour Proust, la faveur dont jouissait son œuvre auprès de Léon Daudet était plus importante que ses idées politiques.
D’ailleurs pour Proust, Barrès, France, Maurras, Léon Daudet étaient des écrivains avant tout, des écrivains de valeur, qui s’étaient dévoyés en politique.
Le prix Goncourt 1919 avait opposé la littérature, moderne, audacieuse, d’avenir, cosmique, cosmopolite et la littérature du passé, classique, qui était le signe de la fin d’un monde pour de nombreux observateurs. Pourtant, comme toujours, les « aboyeurs », de nombreux journalistes dont l’attitude indigna Proust n’avaient lu ni Les Croix de bois, ni À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ils prirent, pour certains du moins, comme étendard idéologique Les Croix de bois alors que ce roman, écrit par un combattant, dénonçait aussi la guerre et était un témoignage beaucoup moins glorieux que n’auraient voulu les nationalistes qui le défendirent avec acharnement.
Proust dut se justifier, lui, malade et enfin reconnu : non, il n’avait pas été à la messe depuis sa première communion. Oui, il avait été un dreyfusard avéré. Comme toujours l’humour venait à son aide contre ses adversaires, bientôt à se voir rajouter une année par semaine, il serait centenaire !
D’après Robert Kopp2 : « L’attribution du prix fut vivement saluée par les uns, violemment critiquée par les autres. Une polémique qui marque 406l’amorce d’un changement de goût en littérature ». C’est le passage de la littérature engagée à la littérature « désengagée ». Les partisans de Proust se recrutèrent d’abord dans le camp de ceux qui en avaient assez de la littérature de guerre, qui estimaient que le moment était venu de démobiliser les esprits, de faire de la place à une littérature qui n’avait d’autre but que la littérature elle-même. Jacques Rivière symbolisait cette tendance. Il voulut renouer avec La NRF de 1909 des fondateurs : Gide, Copeau, Schlumberger, Ghéon. Ils avaient rêvé « d’établir dans le royaume de la littérature et des arts un climat rigoureusement pur, qui permit l’éclosion d’œuvres parfaitement ingénues3 ».
La plupart des journaux, surtout L’Humanité et Le Populaire attaquèrent Proust, renforçant en lui ses réticences vis-à-vis de la presse, qu’il accusa durant sa vie, de manipuler les foules et de semer de mauvaises graines et d’avoir une influence néfaste sur l’opinion des couches populaires, des gens de maison, des concierges, des marchands qu’il pût fréquenter. Décidément, Proust s’était vraiment éloigné de la politique « politicienne » qu’il connaissait bien.
Avant de se faire lire Les Croix de bois quelques mois plus tard, qu’il apprécia beaucoup, Proust regretta également le comportement de Dorgelès, qui par aigreur et jalousie laissa son éditeur mettre sur la bande annonce de son livre « Prix Goncourt » en gros et, en-dessous, en petit : « 4 voix sur 10 » et qui, après avoir affirmé n’accepter par avance qu’un seul prix digne de lui, le Goncourt, se glorifia de recevoir le prix Femina-Vie Heureuse. Il fut aussi écœuré par les affirmations de certains, prétendant qu’il avait payé les membres du jury et acheté leurs voix. Déçu par la presse française, par les éditeurs, par le monde littéraire parisien, celui des « dîners en ville » qu’il avait pourtant bien fréquenté, il fut rasséréné par l’étranger, par la presse étrangère malgré le manque de traductions, et aussi par ses admirateurs, des lecteurs de plus en plus nombreux qui aimaient Combray et les Jeunes filles en fleurs de Balbec.
De nouvelles relations, de nouvelles amitiés apparurent dans l’univers de Proust surtout liées à l’admiration suscitée par son œuvre et non par leurs idées politiques souvent, au contraire, opposées. Dès avant-guerre, à l’époque des Ballets russes, Proust avait rencontré Jean-Louis Vaudoyer, petit-fils et fils d’architectes, qui travailla avec les Ballets. 407Ils se virent beaucoup à la fin de la vie de Proust, après la guerre, et Vaudoyer l’accompagna au Jeu de Paume en 1921 pour revoir un tableau de Vermeer.
À part les membres de La NRF, Gaston Gallimard, Schlumberger, Ghéon, Gide et surtout Jacques Rivière qui fut un véritable ami, Proust s’attacha à Lacretelle, Edmond Jaloux avec qui il alla, juste avant sa mort, au « Bœuf sur le toit », à Jacques Benoist-Méchin, à Étienne de Beaumont chez qui il passera ses dernières soirées fastueuses parmi les fêtards déchaînés où il apparaîtra comme un fantôme.
Mais nous retenons surtout quatre personnages qui furent les derniers grands « interlocuteurs » de Proust : Cocteau dès 1910, Berthelot, Morand et François Mauriac.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12474-0
- EAN : 9782406124740
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12474-0.p.0403
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2022
- Langue : Français