La littérature et la politique
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages : 21 à 26
- Collection : Classiques Jaunes, n° 745
- Série : Essais, n° 30
LA LITTÉRATURE ET LA POLITIQUE
De tout temps en France, la littérature et la politique furent liées, et c’est en particulier au nom d’une longue tradition française que les écrivains s’y intéressent et que les hommes politiques sont fascinés par la Littérature et que les candidats aux élections usent dans leurs discours de campagne électorale de citations littéraires. Robert Badinter, Garde des Sceaux sous la présidence de la République de François Mitterrand, écrit : « que la politique fascine l’écrivain, voilà qui ne saurait surprendre1 ».
En France, tout particulièrement, les écrivains, dès le xviie siècle puisèrent leur inspiration dans des faits historiques et dans la politique. Le théâtre de Corneille avec Le Cid, Cinna, Horace, lui donne le premier rôle. Racine, avec Andromaque, Bajazet, Bérénice, met en scène l’antagonisme entre la politique et l’amour. Montaigne, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, furent des « consciences » et s’emparèrent des grands enjeux de société. En particulier, Voltaire, dans ses positions contre la torture et la peine de mort et Beaumarchais avec Le Mariage de Figaro, annonçaient la Révolution française. Celle-ci fut animée par les Condorcet, Mirabeau, Camille Desmoulins, Saint-Just, Robespierre, dont les discours étaient construits pour provoquer l’action politique : « La Révolution est une des grandes époques de cette liaison entre écrivains et politiques2 ». Daunou l’a bien résumé : « C’est aux Lettres qu’il est réservé de définir la révolution qu’elles ont commencée ». La Révolution a été en effet animée par des écrivains et des journalistes. « Ils l’ont souhaitée, ils l’ont préparée, ils y ont joué souvent les premiers rôles3 ». Ce sont les Brissot, Chamfort, Fabre d’Églantine, Camille Desmoulins, Condorcet pour les révolutionnaires et Rivarol, Sénac de Meilhan, Chateaubriand dans le camp d’en face.
22Tout au long du xixe siècle, les écrivains ont essayé d’avoir la première place dans la société. Ce furent madame de Staël, Victor Hugo et Zola, en passant par Chateaubriand et Lamartine qui, lui, alla vers le sommet du pouvoir, mais les écrivains purent s’apercevoir après de nombreux échecs, que leur influence pouvait être plus grande par leur œuvre même que par leur action souvent maladroite.
Victor Hugo était plus convaincant et plus influent par Les Misérables que par son statut de pair de France et de sénateur. N’a-t-on pas rendu responsable Eugène Sue de la chute de la monarchie par ses Mystères de Paris (Littérature et Politique) et le souvenir des Châtiments d’Hugo a peut-être empêché Boulanger de passer à l’acte dans sa tentative de coup d’État.
Marcel Proust, contrairement à Maurice Barrès, a toujours pensé que l’écrivain n’avait pas à s’engager politiquement mais à s’affirmer dans son art. Si Zola a eu une grande influence dans la résolution de l’affaire Dreyfus, c’est en tant qu’écrivain célèbre et populaire ayant écrit Les Rougon-Macquart et non pas en tant que politique. Il est vrai que les écrivains n’eurent jamais autant d’influence que pendant l’Affaire qui vit l’émergence des intellectuels. Tous les écrivains qui essayèrent de devenir des hommes politiques ont échoué.
Pour Proust, « L’idée d’un art populaire comme d’un art patriotique si même elle n’avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme “bon pour des oisifs” j’avais assez fréquenté des gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard un art populaire par la forme eut été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération Générale du Travail ; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers4 ». Proust considérait que Barrès ainsi que France, Léon Daudet, Maurras, devaient rester des écrivains se consacrant totalement à leur œuvre plutôt que de devenir des politiciens se présentant, pour Barrès et Léon Daudet, à la députation. Comme Proust, la comtesse de Loynes, animatrice d’un salon antidreyfusard, pensait que Barrès, qu’elle avait pourtant poussé à se présenter à Nancy en tant que « boulangiste » n’était pas fait pour la politique, ce qui 23avait cruellement vexé l’intéressé qui rêvait du politique sans l’avoir jamais atteint.
Pendant les guerres les écrivains eurent tendance à prendre parti et à s’engager. La guerre 14-18 fut une épreuve terrible pour tous les Français. Elle n’épargna pas les écrivains, en en tuant plusieurs comme Péguy, Alain-Fournier, Psichari, et en en blessant d’autres comme Blaise Cendrars. Les écrivains combattants écrivirent des romans témoignages comme Dorgelès, Barbusse, Genevoix. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des écrivains s’engagèrent du côté de la Résistance tels Desnos, Éluard, René Char, Vercors, André Malraux et d’autres, du côté de la collaboration comme Drieu la Rochelle, Céline, Brasillach, Bardèche. Plus près de nous, après les surréalistes de l’entre-deux-guerres, la génération du nouveau roman revint à une littérature éloignée de la politique quotidienne et de nos jours, en France, la littérature toujours sensible aux faits de société, semble s’éloigner de la politique, qui, elle, est de plus en plus renfermée sur elle-même.
D’après Michel Leiris, Aimé Césaire a été « le seul de mes amis vivants en qui l’art et la politique – autrement dit le super luxe de l’imaginaire et la grosse quincaillerie des manœuvres socialement utiles – parviennent à se fondre au lieu de s’exclure l’un l’autre ou de tant bien que mal coexister. Il n’est ni un poète qui a émasculé son art en le subordonnant aux directives d’un parti, ni quelqu’un dont la révolte originelle s’est trouvée déviée ou arrêtée en cours de route par des soucis trop esthétiques5 ».
S’il semble naturel que les écrivains soient sensibles au monde, il est plus étonnant de constater la fascination des politiques, jusqu’à une date récente, pour les lettres. Dans les deux cas, l’intérêt ne pourra aller jusqu’à la réussite dans ces deux univers. Dans Littérature et Politique Robert Badinter s’en étonne : « D’où vient la séduction qu’exerce l’écriture sur tant d’hommes politiques6 ? ». C’est surtout au xixe siècle que les hommes politiques ont été fascinés par les Lettres et compris qu’ils devaient aussi essayer de conquérir ce domaine, d’ailleurs souvent en vain. Robert Badinter essaye d’y apporter une réponse : « Dans la période faste de la littérature et de la vie parlementaire, lorsque le livre 24régnait sans partage, que la masse des lecteurs ne cessait de croître avec le progrès de l’instruction publique, le monde politique ne produisait aucun poète, dramaturge ou romancier comparable à ceux que comptait la haute fonction publique et notamment la diplomatie, tels Saint-John Perse, Claudel, Giraudoux, Morand7 ».
Depuis toujours l’Académie française a été sous la protection des politiques. Lorsque Marcel Proust dénonce les prébendes réservées après la guerre 14-18 à des rescapés de celle-ci et surtout à des « embusqués » qui veulent profiter de la victoire avec des places de députés, il évoque aussi les entrées à l’Académie française. À part Benjamin Constant, l’auteur de Adolphe, l’un des plus célèbres romans français, aucun homme politique n’a vraiment conquis la notoriété littéraire et n’a écrit une grande œuvre, excepté des Mémoires comme ceux du général De Gaulle bien que cette œuvre soit surtout le reflet de son action. Pourtant la politique pendant très longtemps a jalousé la gloire littéraire. Celle-ci lui apparaissait apporter une considération et une concrétisation sociale, un prestige, un morceau d’éternité. De nombreux politiques se sont fait élire à l’Académie française non pas pour leur œuvre mais pour leur engagement politique. Ainsi, Jules Favre, Jules Simon, Gabriel Hanotaux, Paul Deschanel, Thiers, Émile Ollivier, Lyautey, Louis Barthou, Raymond Poincaré, Joffre, Weygand, Édouard Herriot, Pétain, Edgar Faure, Michel Debré, Giscard d’Estaing, Peyrefitte, Soustelle, entrèrent à l’Académie française.
Sous le Second Empire, les salons littéraires reçurent de nombreux politiques comme Thiers, Clemenceau, Poincaré, Briand, Barthou, Jaurès, Blum, Drumont, Déroulède, Rochefort. La littérature au xixe et au début du xxe siècle eut un prestige considérable, en particulier auprès des hommes politiques. Le duc de Morny, Mocquart, directeur du cabinet de l’Empereur, Baroche et bien d’autres écrivirent ; l’Empereur lui-même eut des velléités. Rémusat et Deschanel jouèrent des pièces de théâtre dans les salons aux côtés de grands comédiens et comédiennes. Mais peu à peu la littérature perdit son influence. Il est intéressant de constater que dans le temple universitaire de la Science Politique rue Saint-Guillaume, la licence de droit est de rigueur pour accompagner Sciences Po et non une licence de lettres, très rare. D’ailleurs, l’enseignement de l’histoire à Sciences Po et l’enseignement de l’histoire à la Sorbonne sont d’essences très différentes, cette dernière donnant une ouverture 25d’esprit qui n’a pas d’égal. La culture littéraire des élèves de Sciences Politiques est en général assez faible.
L’homme politique, sauf exceptions célèbres, est de nos jours, d’après de nombreux observateurs, moins cultivé et moins sensible au patrimoine littéraire de notre pays. Certes, le général De Gaulle, premier président de la Ve République était un grand lettré, au style classique, barrésien, amoureux de la langue française. Ses Mémoires de guerre ont paru dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Son successeur, Georges Pompidou, auteur d’une belle Encyclopédie de la Poésie, normalien ès lettres, Premier ministre puis président de la République fut aussi un grand lettré. Valéry Giscard d’Estaing entra à l’Académie française après son septennat. Admirateur de Flaubert et de Maupassant, il s’essaya à l’écriture. Le dernier président amoureux de la littérature, François Mitterrand, hésita entre la politique et la littérature. Amateur de Barrès, de Chardonne et sur le tard de Marcel Proust, il écrivit de beaux livres La Paille et le Grain, L’Abeille et l’Architecte, et fut un lecteur assidu, ayant souvent, en particulier lors de ses voyages, un livre à la main. Amateur insatiable des librairies, il préfaça Le Musée retrouvé de Marcel Proust de Yann Le Pichon et fit une visite inopinée en hélicoptère à Illiers–Combray en tant que président de la République pour visiter la maison de Tante Léonie. Dans sa biographie, l’historien Michel Winock considère que la dimension littéraire de Mitterrand qui aimait s’entourer non seulement de livres mais aussi d’écrivains, lui donnait une stature d’homme d’État et de représentant de la nation française ainsi que de son patrimoine littéraire. Pour Winock, son immense pouvoir de séduction venait en partie de son amour de la littérature. Ce ne fut guère le cas de ses successeurs. Parmi ceux-ci, l’un fut surtout passionné par les arts nouveaux et par l’Extrême-Orient, et le suivant méprisa dans des diatribes célèbres les grandes œuvres du patrimoine littéraire comme La Princesse de Clèves, « bonne » seulement pour une élite et La Chartreuse de Parme à travers le personnage de Fabrice del Dongo. Il confondit même l’écrivain Roland Barthes avec un footballeur !
On assista au triste spectacle de politiques peu cultivés, l’un confondant Voltaire avec une marque de prêt-à-porter et une ministre de la Culture ignorant l’œuvre du dernier prix Nobel français de littérature, Patrick Modiano. Il est vrai, certains autres n’hésitent pas à en appeler à de grands écrivains du xixe et du xxe siècle dans leurs discours électoraux comme 26Christiane Taubira avec Aimé Césaire, Glissant, Naipaul et Jean-Luc Mélenchon avec Victor Hugo en qui il trouve la source naturelle de son inspiration : « La France a toujours mêlé la politique, l’histoire et la littérature8 ». Mais ils deviennent de plus en plus rares.
Cette double fascination entre les écrivains et les politiques, Marcel Proust l’a bien sentie et en ce qui le concerne l’a refusée. Depuis le plus jeune âge, complètement attaché à sa vocation, il n’a guère, malgré son grand intérêt, envié les politiques. Il les a bien connus mais souvent rejetés à une époque où il fréquentait les mêmes lieux d’influence, c’est-à-dire les salons (qui sont devenus à notre époque les studios de radio ou de télévision). Comme on l’a vu, Proust admirait le talent littéraire de Barrès, d’Anatole France, de Maurras, de Léon Daudet mais regrettait qu’ils le galvaudent avec la politique. Il se refusait à accepter ce mélange et donnait la priorité à l’art. Proust n’était pas loin de considérer comme Stendhal « la politique au milieu des intérêts d’imagination c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert ». Mais s’il la tenait à distance de lui, en tant que telle, il savait l’influence qu’elle pouvait avoir sur l’être humain et sur le cours des Nations. Cette influence, avec la lassitude et le désintérêt des citoyens devant le suffrage universel et l’action des hommes politiques, s’est beaucoup effacée. La baisse du niveau culturel de ceux-ci et l’éloignement des écrivains vis-à-vis de la politique explique cette nouvelle situation.
Pourtant lorsqu’il le faut, les Français savent dans certaines circonstances, montrer leur attachement à la littérature et reconnaître la force qu’elle peut leur donner. Après le dénigrement de La Princesse de Clèves, les ventes de cette œuvre furent décuplées. Ce fut aussi le cas lors des terribles attentats des 7 janvier et 13 novembre 2015 avec les recours au Traité sur la tolérance de Voltaire et au roman d’Hemingway, Paris est une fête, recours spectaculaires avec de gros « retirages » pour manifester l’importance de la littérature dans notre vie et dans notre société ainsi que l’aide qu’elle peut apporter dans des périodes dramatiques. Il était donc utile de rappeler le contexte historique qui explique au temps de Proust, les rapports entre la politique et la littérature et leur évolution jusqu’à aujourd’hui.
1 Michel Mopin, Littérature et politique, Documentation française, 1996, préface de Robert Badinter, p. xi.
2 Ibid., p. 1.
3 Ibid.
4 Recherche, t. IV, p. 466-467.
5 Michel Leiris, La Règle du Jeu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 572.
6 Michel Mopin, Littérature et Politique, op. cit., p. xi.
7 Ibid., p. xii.
8 Libération, Tribune d’Alain Duhamel, Paris, 29 mars 2012.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12474-0
- EAN : 9782406124740
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12474-0.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2022
- Langue : Français