L'armée
- Prix 2020 de la Fondation Édouard Bonnefous – Institut de France, attribué sur proposition de la section Morale et Sociologie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Marcel Proust et la politique. Une conscience française
- Pages : 281 à 284
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 26
L’ARMÉE
L’affaire Dreyfus fut pour les Proust une épreuve particulièrement douloureuse. De par ses fonctions de médecin hygiéniste et correspondant du gouvernement, Adrien Proust se sentait comme un garant de l’État et des institutions de la République. Il avait une fonction quasi-officielle.
Bien qu’à fond pour l’assimilation, et incroyante, Jeanne Weil se sentait concernée par la religion de ses ancêtres et l’antisémitisme dont l’un des « papes » était Drumont, lui était particulièrement pénible. De plus, la condamnation d’un innocent lui était odieuse.
Pour Marcel, il en était de même mais que cette condamnation vienne des officiers supérieurs de l’Armée française, qu’il vénérait, était pour lui une épreuve supplémentaire. Il ne pouvait pas tolérer la présence d’un innocent au bagne ; en même temps, pour lui, l’institution militaire devait être préservée. Tant que l’Affaire n’était pas résolue, il ne pouvait pas défendre l’Armée, mais lorsqu’elle le fut, avec toutes les difficultés que l’on connaît, il revint à sa position précédente. Des « brebis galeuses » ne pouvaient entacher tout un corps admirable dont on avait tant besoin.
Dès le début de la Recherche, dans Du côté de chez Swann, au chapitre « Combray », le narrateur nous rapporte une scène des rues de Combray où un régiment de cuirassiers, « pour des manœuvres » de garnison, traverse la ville. Ce déploiement de troupes qui un moment trouble la tranquillité des habitants permet un dialogue entre Françoise, gouvernante de la famille Proust à Combray avec le jardinier qui la taquine. Françoise s’attriste du futur sort de ces jeunes hommes qui risquent de mourir à la guerre. « Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur et le galop des chevaux rasait les maisons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné1 ».
282Depuis la guerre de 1870 et la défaite de la France, l’Armée reconstruite était l’espoir de la nation, pour une revanche et pour reprendre les provinces de l’Est abandonnées à l’ennemi.
L’aventure du général Boulanger montra bien l’espoir que beaucoup de Français mettaient dans l’Armée française. Marcel Proust avait été témoin des récits de sa famille. Sa mère, enceinte pendant l’année terrible 1870, avait eu peur de perdre son enfant, et aussi son mari. Elle avait gardé un très mauvais souvenir de cette guerre.
Bien avant l’évocation des vrais patriotes, des glorieux Français de Saint-André-des-Champs, Marcel Proust nous fait part de l’état d’esprit de gens simples, la gouvernante cuisinière Françoise, et le jardinier, vis-à-vis de notre armée. Le jardinier « n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu les moyens de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé2 ».
Marcel Proust a toujours eu une grande admiration pour l’Armée. Même quand celle-ci, par certains de ses généraux et hauts responsables, eut une attitude détestable pendant l’affaire Dreyfus, préférant garder au bagne un innocent plutôt que de reconnaître ses erreurs, il ne fut jamais antimilitariste.
Dans sa réponse du 30 novembre 18993 à Pierre d’Orléans, l’un de ses anciens officiers de son volontariat d’un an à Orléans, Proust rend hommage à ses anciens chefs, Walewski, Neuville, Arvers, Appert et écrit : « L’affection que je porte individuellement à des chefs qui ont été si bons pour moi, je l’éprouve aussi d’une manière plus abstraite pour l’Armée, en général. Le développement de mes idées m’a peu à peu amené à la considérer comme la forme de vie avec laquelle je sympathise le plus. Je regrette que ma santé ne m’ait pas permis d’y rester. Et quand je l’entends stupidement et odieusement attaquer j’en ressens beaucoup de tristesse et de colère ». Et plus loin, Proust écrit : « J’ai horreur de l’antimilitarisme comme de l’anticléricalisme ».
Cela ne l’empêche pas, car nous en sommes encore en plein dans l’affaire Dreyfus, d’affirmer à nouveau sa conviction de l’innocence du capitaine et son admiration pour le colonel Picquart. Proust regrettait que les officiers antisémites qui avaient condamné sans véritable preuve sauf celles qu’ils avaient essayé de fabriquer eux-mêmes, aient sali l’Armée, mais il refusait de haïr l’Armée dans son ensemble.
283En 1889, Proust a choisi de faire son volontariat d’un an, alors que le service militaire allait passer à trois ans selon la loi du 18 juillet 18894. Il aurait pu se faire exempter pour cause de mauvaise santé ce qu’il ne fit pas.
Proust conserva de très bons souvenirs de cette période qui, faut-il le préciser, s’est déroulée dans des conditions matérielles favorables. Très vite, à cause de son asthme, il habita en dehors de la caserne, dans une pension, chez madame Renvoyzé ; il reçut des colis de sa mère, il eut des permissions qu’il passa en partie chez madame Arman de Caillavet, et dans son Salon. Mais il a pu tout de même côtoyer des paysans, des soldats simples et chaleureux dans un temps suffisamment court pour que ces contacts restent agréables et non pas pesants. Cette expérience de la vie militaire l’enrichira et le confirmera dans sa passion pour tout ce qui est stratégie militaire. Il sera suivi à Orléans par un médecin militaire ami de son père et sera invité en ville, chez le préfet, et connaîtra des protestants comme Robert de Billy et le préfet lui-même, monsieur Boegner, père du futur et célèbre pasteur Boegner. Ses discussions et conversations de stratégie militaire avec les officiers, Walewski, Cholet, Neuville l’aideront lorsqu’il fera disserter Saint-Loup sur les techniques militaires et sur l’évolution de la stratégie depuis Napoléon.
Dans son deuxième questionnaire, huit ans après le premier d’Antoinette Faure, Proust répond à la question : Le fait militaire que j’admire le plus : « Mon volontariat » ! Son passage dans ce monde si différent du sien lui laissa un grand souvenir et participera à son apprentissage de la vie. L’affaire Dreyfus lui aura montré deux images de l’Armée, celle du colonel Henry et celle du capitaine Picquart, honnête, courageux, recherchant avant tout la justice, en reconnaissant l’innocence de Dreyfus alors qu’il était plutôt antisémite. Proust considéra que Picquart était la véritable image de l’Armée, il en fit son héros.
Cet exemple le renforça dans son admiration de l’Armée et il désavoua ses amis dreyfusards quand ils voulurent prendre une revanche sur elle. Proust eut toujours une pensée indépendante, libre de tout esprit de coterie, de clan, de système de parti. Il eut le souci d’équilibre entre plusieurs voies : ni militariste, plutôt pacifiste, mais surtout pas antimilitariste, car l’Armée représenta toujours pour lui un idéal d’ordre, de discipline, de dignité, de distinction, de rigueur et d’honnêteté, car peu sensible à l’argent, au contraire des politiques.
284Il fut scandalisé par le général André et ses fiches. Il déplora ces séquelles de l’affaire Dreyfus où l’Armée fut mise à mal un court moment, car très vite on eut conscience qu’elle était essentielle face à la menace allemande. La voie était étroite pensait Proust dans une lettre écrite à Joseph Reinach le 21 mai 1906, entre les conservateurs « aussi bêtes et ingrats que sous Charles X » et « l’infamie combiste ».
Pendant son année de « volontariat », Proust avait sympathisé avec certains officiers de la noblesse de l’Ancien Régime et surtout de la noblesse d’Empire, et apprécié leur finesse, leur intelligence, leur culture.
Pendant la Grande Guerre, Proust admira le courage des militaires, des Fénelon, d’Humières, Péguy et autres, morts au combat. Il admira également les simples soldats qu’il décrivit, regardant les « embusqués » dîner dans les grands restaurants comme les ouvriers de Balbec derrière les vitres de la salle à manger du Grand Hôtel, et aussi les civils de l’arrière. Robert Proust fut héroïque, opérant les soldats dans des hôpitaux improvisés. Reynaldo Hahn, également courageux, lui faisait part de son expérience du front. Proust se réjouissait auprès de sa voisine, madame William, que son premier livre de la Recherche, Du côté de chez Swann soit devenu un compagnon de certains militaires dans les tranchées, comme son lointain parent Emmanuel Berl, admirateur de son œuvre.
Malgré la censure et la presse chauvine et partiale, Proust grâce au Journal des débats, à Bidou et à Feyler, avait son avis sur les généraux5. Comme beaucoup, il déplora l’incompétence de Nivelle, admira Gallieni qui malheureusement décéda en 1916, et surtout le général Mangin, supérieur de son frère, officier cultivé, élégant et très compétent.
Comme l’Église, l’Armée fut pour Proust, en dehors de certains excès, un des piliers d’un ordre qu’il voulait tempéré et complété par l’esprit de justice. L’Armée, c’était un sujet d’admiration dans la famille Proust et dans la famille Weil. Les épreuves du Second Empire et surtout de la défaite de 1870 étaient encore suffisamment présentes pour que l’Armée fût considérée comme un recours et une protection. « Enfin mon grand-père adorant l’armée [….] ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau6 ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08089-3
- EAN : 9782406080893
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08089-3.p.0281
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/11/2019
- Langue : Français