Jugement
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Madame Bovary. Mœurs de province
- Pages : 397 à 399
- Réimpression de l’édition de : 1966
- Collection : Classiques Jaunes, n° 535
- Série : Littératures francophones
429
JUGEMENT
LE tribunal a consacré une partie de l'audience de la huitaine dernière aux dëbats d'une poursuite exercée contre D1b1. Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil périodique La revue de Paris, et ~I. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus i~ Laurent-Pichat, d'avoir, en 1856, en publiant dans les numéros des Ier et z5 décembre de la Bevue de Paris des fragments d'un roman intitulé Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, z7z, z73, commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs; z~ Pillet et Flaubert d'avoir, Pillet en imprimant pour qu'ils fussent publiés, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent- Pichat pour être publiés, les fragments du roman intitulé Madame Bovary, sus-désignés, aidé et assisté, avec connaissance, Laurent- Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits sus-mentionnés, et de s'être ainsi rendus complices de ces délits prévus par les articles ieT et 8 de la loi du z7 mai i8t~, et 59 et 6o du Code pénal.
Vit. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.
Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par i\SQ Sénard pour 1(. Flaubert, rte Desmarest pour ï\1. Pichat et i~Te Faverie pour l'imprimeur, a remis à l'audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes
Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d'avoir commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé La Aevue de Paris, dont il est directeur gérant, et dans les numéros des Ier et z5 octobre, Ier et r5 novembre, ter et z5 décembre 1856, un roman intitulé Madanee Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l'un en fournissant le manuscrit, et l'autre en imprimant ledit roman;
* Galette des Tribunaux, numéro du ~ février 1857.
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« Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il s'agit, lequel renferme près de 30o pages, sont contenus, aux termes de l'ordonnance du renvoi devant le tri- bunal correctionnel, dans les pages 73, 77 et 78 (numéro du Ier décembre), et z7t, z7z et z73 (numéro du r5 décembre 1856);
« Attendu que les passages incriminés, envisagés abstracti- vement et isolément, présentent effectivement soit des expres- sions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et hono- rables susceptibilités;
t Attendu que les mêmes observations peuvent s'appliquer justement à d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l'exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes moeurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu'au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte;
t Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les moeurs plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant ]e tableau des désordres qui peuvent exister dans la société;
« Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flau- bert, repoussent énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral; que l'auteur a eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent d'une éducation non appropriée au tnilieu dans lequel on doit vivre, et que, poursui- vant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n'était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses devoits' de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant successivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu'au vol;
t Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son prin- cipe, aurait dû être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l'exposition des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait placer sous les yeux du public;
« Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système, appliqué aux ouvres
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de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, con- duirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des oeuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes murs;
« Attendu qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s'être pas suffisamment rendu compte;
« IVlais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une oeuvre qui paraît avoir été longuement et sérieusement tra- vaillée, au point de vue littéraire et de l'étude des caractères; que les passages relevés par l'ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu'ils soient, sont peu nombreux si on les com- pare àl'étendue de l'ouvrage; que ces passages, soit dans les idées qu'ils exposent, soit dans les situations qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble des caractères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d'un réalisme vulgaire et souvent choquant;
« Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mæurs et tout ce qui se rattache à la morale reli- gieuse; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme cer- taines auvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous;
« Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la littérature, comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression;
« Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés;
« Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. »
LE tribunal a consacré une partie de l'audience de la huitaine dernière aux dëbats d'une poursuite exercée contre D1b1. Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil périodique La revue de Paris, et ~I. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus i~ Laurent-Pichat, d'avoir, en 1856, en publiant dans les numéros des Ier et z5 décembre de la Bevue de Paris des fragments d'un roman intitulé Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, z7z, z73, commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs; z~ Pillet et Flaubert d'avoir, Pillet en imprimant pour qu'ils fussent publiés, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent- Pichat pour être publiés, les fragments du roman intitulé Madame Bovary, sus-désignés, aidé et assisté, avec connaissance, Laurent- Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits sus-mentionnés, et de s'être ainsi rendus complices de ces délits prévus par les articles ieT et 8 de la loi du z7 mai i8t~, et 59 et 6o du Code pénal.
Vit. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.
Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par i\SQ Sénard pour 1(. Flaubert, rte Desmarest pour ï\1. Pichat et i~Te Faverie pour l'imprimeur, a remis à l'audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes
Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d'avoir commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé La Aevue de Paris, dont il est directeur gérant, et dans les numéros des Ier et z5 octobre, Ier et r5 novembre, ter et z5 décembre 1856, un roman intitulé Madanee Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l'un en fournissant le manuscrit, et l'autre en imprimant ledit roman;
* Galette des Tribunaux, numéro du ~ février 1857.
430 398 JUGEMENT
« Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il s'agit, lequel renferme près de 30o pages, sont contenus, aux termes de l'ordonnance du renvoi devant le tri- bunal correctionnel, dans les pages 73, 77 et 78 (numéro du Ier décembre), et z7t, z7z et z73 (numéro du r5 décembre 1856);
« Attendu que les passages incriminés, envisagés abstracti- vement et isolément, présentent effectivement soit des expres- sions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et hono- rables susceptibilités;
t Attendu que les mêmes observations peuvent s'appliquer justement à d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l'exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes moeurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu'au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte;
t Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les moeurs plus encore que d'imprimer le dégoût du vice en offrant ]e tableau des désordres qui peuvent exister dans la société;
« Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flau- bert, repoussent énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral; que l'auteur a eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent d'une éducation non appropriée au tnilieu dans lequel on doit vivre, et que, poursui- vant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n'était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses devoits' de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant successivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu'au vol;
t Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son prin- cipe, aurait dû être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l'exposition des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait placer sous les yeux du public;
« Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système, appliqué aux ouvres
431 JUGEMENT 399
de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts, con- duirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des oeuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes murs;
« Attendu qu'il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s'être pas suffisamment rendu compte;
« IVlais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une oeuvre qui paraît avoir été longuement et sérieusement tra- vaillée, au point de vue littéraire et de l'étude des caractères; que les passages relevés par l'ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu'ils soient, sont peu nombreux si on les com- pare àl'étendue de l'ouvrage; que ces passages, soit dans les idées qu'ils exposent, soit dans les situations qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble des caractères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d'un réalisme vulgaire et souvent choquant;
« Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes mæurs et tout ce qui se rattache à la morale reli- gieuse; qu'il n'apparaît pas que son livre ait été, comme cer- taines auvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous;
« Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la littérature, comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression;
« Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés;
« Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. »
- Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN : 978-2-8124-1505-0
- EAN : 9782812415050
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1505-0.p.0429
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/04/2014
- Langue : Français