Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Lettres à l’œuvre. Pratiques lettristes dans la poésie en français (de l’extrême contemporain au Moyen Âge)
- Auteur : Uhlig (Marion)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Rencontres, n° 587
- Série : Confluences littéraires, n° 7
Article de collectif : 1/19 Suivant
INTRODUCTION
Le titre donné au présent volume a vocation à servir de guide à sa lecture en éclairant les modalités selon lesquelles les œuvres poétiques qui y sont discutées ont été envisagées, non pas dans leur succession chronologique mais de concert. On espère tirer ainsi le meilleur parti des jeux d’échos et des harmoniques favorisés par une heureuse anachronie. Cet ouvrage collectif, suivant le projet de recherche dans lequel il s’inscrit1, met lalettre, leslettres, à la fête. « Lettres à l’œuvre » peut ainsi s’entendre dans un sens double : de manière absolue, le syntagme désigne au premier chef le travail des lettres, les lettres qui, en tant que matière première de la poésie, fabriquent le texte et façonnent la poésie. Or moyennant l’ajout d’une préposition combinée à un article, « des lettres à l’œuvre » ouvre à un second sens, dynamique, suggérant quant à lui qu’à partir de l’assemblage de ces éléments en apparence épars que sont les lettres, naît la poésie ; de la multiplicité fragmentée des caractères, des elementa comme on les désigne en latin, surgit un texte unique intronisé comme œuvre.
Ces deux signifiés s’allient précisément au gré du cadavre exquis de lettres qui orne l’affiche des rencontres à l’origine du présent volume (https://www.unifr.ch/mediaevum/fr/assets/public/files/veranstaltungen/Tagungen_Colloques/lettre_a_l_oeuvre/Affiche_Lettre_a_loeuvre.pdf, consulté le 22/06/2023), et qui mérite une glose : le premier L est une initiale ornée extraite d’une Bible de style gothique du xve siècle ; quant au e blanc dans un cadre rouge, il provient de la Disparition de Georges Perec, où il se trouve reproduit en 1re et 4e de couverture dans la collection originale des « lettres nouvelles » publiée chez Denoël en 81969 ; le T provient du Champ fleury de Geoffroy Tory, fameux traité de typographie et essai sur l’histoire des lettres et de l’alphabet dû à un humaniste appelé à devenir l’imprimeur officiel de François Ier (il s’agit ici de l’imprimé de 1529 conservé à la Bibliothèque municipale de Blois) ; le second T représente Tobie portant un mort, et sert d’initiale au Livre de Tobie dans une Bible de l’abbaye Saint-Martial de Limoges datée du début du xiie siècle ; le R est extrait d’un manuscrit, conservé à la Bibliothèque universitaire de Bâle, des Moralia in Iob de Grégoire le Grand, en provenance de la chartreuse de Bâle et réalisé dans le Nord de la France aux xie-xiie siècles ; le E qui suit, aussi splendide qu’illisible, est tiré de l’Alphabetgothique dit « de Marie de Bourgogne », daté du xve siècle et destiné – tâche en l’occurrence ardue ! – à enseigner à la jeune enfant à lire et à écrire ; le S est une lettrine peinte d’un graduel imprimé à l’usage des frères mineurs de Nancy, daté du xvie siècle ; le A orne le Graduale Romanum de De Bray, un graduel trinitaire latin à l’usage du couvent royal de Fontainebleau dont l’exemplaire à l’or est ici daté de 1729 – la miniature a été exécutée par Louis Blouin, aumônier de Louis XV – ; suit le L classique de la célèbre police de machine à écrire Courier, dessinée par Howard Kettler en 1955 pour le compte d’IBM et utilisée pour la première fois en 1961 sur la machine à écrire Selectric ; le Edans l’O émane d’une inscription de la cathédrale de Cologne, où il désigne le Œ de Kœln (Köln) ; le U figure ici dans la police de la fameuse « Collection Blanche » de Gallimard, créée en 1911 ; le V provient d’un sceau de cire non daté ; le R vient à nouveau des Moralia in Iob, cette fois dans le magnifique manuscrit de Cîteaux réalisé au début du xiie siècle ; enfin le E est extrait du logo d’Internet Explorer tel qu’il a été présenté par Microsoft entre 2006 et 2011.
Pour ce qui est du sous-titre, il fait référence au télescopage des époques, des provenances et des supports auquel se livrent ces lettres en image. Ce faisant, il dit aussi le dialogue que les chapitres de l’ouvrage engagent entre des œuvres dont le dénominateur commun est d’être obsédées et enchantées par les lettres – une métapoésie par excellence –, et qui n’a plus lieu en images cette fois, mais en performance. Le présupposé d’anachronie foncière sur lequel ce dialogue repose, imposé qu’il est par la matière elle-même, doit toutefois être brièvement explicité au préalable.
Ces dernières années, la confrontation entre différentes périodes de création, notamment le Moyen Âge et l’époque contemporaine ou 9extrême-contemporaine, a été au cœur de plusieurs démarches scientifiques ou artistiques fécondes. Deux d’entre elles, particulièrement suggestives dans le cadre de la présente réflexion, doivent être ici mentionnées. Commençons par l’exposition « Make it New », organisée par Jan Dibbets à la Bibliothèque nationale de France en 2018-20192, dont le titre fait écho à l’injonction bien connue d’Ezra Pound « Make it New » : le projet artistique est né du coup de foudre de cet artiste conceptuel pour les carmina figurata, autrement dit les calligrammes, du De laudibus Sanctae Crucis de Raban Maur, préservés dans des manuscrits merveilleusement élaborés aux ixe et xe siècles. Dibbets, saisi par la composition moderne minimaliste de l’un de ces codices, l’a mis en résonance avec des œuvres contemporaines afin d’interroger le rapport de l’art avec le passé.
Par ailleurs, et cette fois dans une perspective scientifique, le séminaire « Le Moyen Âge pour laboratoire. L’invention théorique de la littérature médiévale » a lieu pour la deuxième fois à l’ENS cette année sous la direction de Nathalie Koble, Amandine Mussou et Florent Coste3. Il se donne pour mission de confronter les productions littéraires médiévale et contemporaine afin de questionner la capacité des textes médiévaux à modifier nos façons actuelles de concevoir et de théoriser la littérature. Ainsi s’agit-il à la fois de remonter dans le temps, du présent au passé, et remonter le temps, du passé au présent, en encourageant les anachronismes conçus comme de puissantes machines à penser, à repenser et à réviser nos outils conceptuels. Fort de ces modèles, le présent volume ambitionne de s’extraire de toute perspective linéaire, chronologique ou téléologique reproduisant l’histoire d’un objet, ou son évolution des origines au présent, et de laisser retentir en polyphonie des partitions poétiques à la fois proches les unes des autres par leurs intérêts et lointaines par leurs périodes de composition.
Il faut admettre qu’à cet égard la poésie lettriste nous tend la perche, tant est sensible le caractère avant tout discontinu de cette production, et de ce fait la vanité de toute tentative de reconstitution d’une histoire poétique et culturelle. Où en situer l’âge d’or ? À la période antique, comme nous y invitent les Ailes de Simmias et la Syrinx de Théocrite, ou 10à l’époque carolingienne auréolée du mirabilis liber de Raban Maur déjà cité ? Et pour la littérature en français ? À l’ère des Grands Rhétoriqueurs à la fin du Moyen Âge, à celle des Calligrammes d’Apollinaire, au règne de l’Oulipo ou aux avant-gardes du lettrisme et du dadaïsme ? Mais quid,alors, des siècles de Rimbaud et de Mallarmé, de Tabourot des Accords et de Gautier de Coinci ? C’est à l’impossibilité de repérer toute forme de permanence que semble mener l’étude des pratiques lettristes, marquées par la réinvention plutôt que par la perpétuation. Certains ont tâché d’interpréter cette résistance à la continuité en situant le laboratoire des expériences formelles, « invariant et intermittent », à des moments de crise des valeurs traditionnelles, en prenant pour modèles la période alexandrine, l’époque baroque ou le surréalisme : pour François Rigolot, « tout se passe comme si, dans la production littéraire d’une civilisation donnée, la motivation du signifiant était inversement proportionnelle à celle du signifié4 ». Mais de tels constats ne s’avèrent pas à toutes les périodes : si certains contextes historiques sont caractérisés par une perte de sens, comme la Première Guerre Mondiale pour les surréalistes, il reste que « les maniéristes formels ont existé de tout temps et pas seulement aux époques dites de décadence5 » et qu’en outre on ne saurait réduire ces vogues littéraires à des facteurs socio-politiques et économiques extérieurs. En ce qui concerne le Moyen Âge, et c’est le constat qu’ont fait les spécialistes,les jeux de lettres et d’esprit coïncident bien plutôt avec des périodes de « renaissance » visant à redonner sens au monde : la Renaissance carolingienne pour les maniéristes médiolatins, la Renaissance humaniste pour les Grands Rhétoriqueurs, et la Renaissance du xiie siècle pour les premiers poètes en français6. Renonçant donc à envisager les jeux de lettres dans la poésie française « comme une chaîne qu’on pourrait étirer7 », l’ouvrage entend saisir à bras-le-corps tout texte marqué par l’apparition de figures lettristes, qu’il s’agisse d’abécédaires, de tautogrammes, de lipogrammes 11ou de jeux sonores visant à doter chaque lettre d’une senefiance, de palindromes, de rébus picards ou de poèmes à lectures multiples qui libèrent la poésie de son « guide-âne » pour la déployer dans toutes les directions et en démultiplier les possibilités signifiantes.
Se pose encore la question du sens : signe des temps, signe des mœurs, signe des idées, les intentions des poètes divergent selon les âges. S’agit-il de pourvoir les lettres de significations symboliques, voire mystiques, ou de se livrer à la pure « folie » du langage dans une tentative de subvertir le monde, comme Henry Guy l’a suggéré à propos des Grands Rhétoriqueurs8 ? On conviendra que, s’ils s’imposent des contraintes formelles d’une rigueur égale, le Liber Sanctae Crucis de Raban Maur et le Coup de Dés de Mallarmé poursuivent des finalités opposées : comme le constate Jean-Yves Tilliette dans son article sur les technopaegnia, l’un propose la tentative la plus aboutie de l’histoire de la poésie figurée pour approcher Dieu en louant la sainte croix, tandis que le second, constatant l’impossibilité d’abolir le hasard, conclut au Néant9. Pour prendre un autre exemple, la Grande Rhétorique, et c’est ce que François Cornilliat souligne dans Or Ne Mens, n’œuvre jamais qu’à créer du sens en mettant en œuvre toutes les virtualités de la langue poétique10 ; il ne s’agit pas de représenter l’abolition du sens, car le langage n’est pas « cuit » comme il l’est pour Robert Desnos qui nous invite à ré-assaisonner les mots pour dépasser la catachrèse ; la poésie ancienne – à l’exception peut-être de celle des troubadours, mais c’est loin d’être certain – ne s’expose pas au risque de la déperdition du sens comme elle le fait chez les surréalistes.
À quels projets littéraires les acrobaties de la poésie lettriste répondent-elles ? En soi, qualifier la poésie lettriste de « jeu » dit bien le caractère futile qu’on serait tenté de lui attribuer. L’histoire littéraire est d’ailleurs marquée de condamnations féroces de ces pratiques qualifiées par Montaigne de « frivoles et vaines » (1580, I, 54) – c’est ce que déplore Apollinaire, lui-même las d’être, comme il le dit dans une lettre de 1918 à André Billy, « traité en hurluberlu ». Toutefois, à des époques rompues à la tradition de l’exégèse biblique et aux pratiques de décodage symbolique des signes, il est très peu probable que les jeux de lettres et 12d’esprit soient gratuits. Durant la Postmodernité, en revanche, cela reste à voir, et c’est à quoi s’essaient certains chapitres de l’ouvrage. Il reste que les artifices lettristes, formellement comparables d’une époque à l’autre, diffèrent radicalement en termes de signification et de finalité : ils sont en effet relatifs à la forma mentis qui les a créés, pour reprendre les termes de Giovanni Pozzi dans sa Parola dipinta11.
Dernier point : si la fréquentation des textes permet certes d’approcher la mentalité culturelle et poétique de leurs auteurs, elle renseigne aussi sur les lecteurs et auditeurs qui les ont déchiffrés et lus12. Les poèmes lettristes participent, dans leur conception même, d’un jeu qui invite le lecteur à s’engager afin d’accéder au sens de la lettre au prix d’un exercice intellectuel susceptible d’en déjouer l’hermétisme. À la possibilité de tout dire correspond celle de tout comprendre sur l’espace dynamique et interactif de la page ou de la toile. Ainsi l’examen minutieux de cette poésie dans ses conditions de production et de réception dessine-t-il aussi bien le profil des poètes et des écrivains que celui des lecteurs-auditeurs qui ne cessent, par leur lecture, d’en actualiser les œuvres. Le nôtre, en somme.
Marion Uhlig
1 Le projet de recherche Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (xiie-xvie siècles), financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (no 100012-178882) pour une durée de quatre ans (2019-2022) et dirigé par Marion Uhlig à l’Université de Fribourg, réunit Hélène Bellon-Méguelle, Olivier Collet, Yan Greub, Pierre-Marie Joris, Fanny Maillet, David Moos, Thibaut Radomme, Brigitte Roux et Marion Uhlig.
2 « “Make it new”. Conversations avec l’art médiéval. Carte blanche à Jan Dibbets », Paris, Bibliothèque nationale de France, 5.11.2018-10.2.2019.
3 Voir le programme du séminaire via le lien https://medielab.hypotheses.org/.
4 Rigolot, François, « Le poétique et l’analogique », Poétique, 35, 1978, p. 257-268 (p. 267).
5 Oulipo : la littérature potentielle (créations, re-créations, récréations), Paris, Gallimard, 1973, p. 79.
6 Tilliette, Jean-Yves, « Technopaegnia. Les jeux poétiques de la lettre et du sens », Mirabilia, gli effetti speciali nelle letterature del Medioevo, dir. F. Mosetti-Casaretto et R. Ciocca, Alexandrie, éd. dell’Orso, 2014, p. 161-180 (p. 164).
7 Coron, Antoine, Avant Apollinaire : vingt siècles de poèmes figurés, Marseille, Le mot et le reste, 2005, p. 62.
8 Guy, Henry, Histoire de la poésie française au xvie siècle. I. L’École des rhétoriqueurs, réimpr. Paris, Champion, 1968 [1910].
9 Tilliette, Jean-Yves, « Technopaegnia », art. cité, p. 176.
10 Cornilliat, François, « Or ne mens » : couleurs de l’éloge et du blâme chez les Grands Rhétoriqueurs, Paris, Champion, 1994.
11 Pozzi, Giovanni, La Parola dipinta, Milano, Adelphi, 2002 [1981], p. 282-334.
12 Bouchet, Florence, Le Discours sur la lecture en France auxxiveet xve siècles : pratiques, poétique, imaginaire, Paris, Champion, 2008, p. 277-307.
La présente introduction a vocation à éclairer le contexte dans lequel les articles qui constituent le volume ont vu le jour – celui d’un projet de recherche sur les « Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (xiie-xvie siècle) » financé par le Fonds national suisse –, ainsi qu’à envisager la fécondité et la richesse de la mise en dialogue d’expériences lettristes à toutes les périodes de la production poétique d’expression française.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14954-5
- EAN : 9782406149545
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14954-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Lettriste, poésie, français, transversalité, alphabet, lettres, calligrammes, figures