Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Villes sacrées . Reliques et espaces urbains à l’époque moderne
- Pages: 9 to 12
- Collection: Constitution of Modernity, n° 21
Préface
RELIQUES. On désigne par ce nom les restes ou les parties restantes d’un corps ou des habits d’une personne après sa mort, par l’Église, au nombre des bienheureux1.
Même s’il est très critique dans la suite de son article, en quelques mots, Voltaire semble avoir tout dit. La relique répond à trois impératifs : c’est un objet ; il a été en contact direct avec un personnage exceptionnel ; il est reconnu par l’Église.
L’époque moderne est le temps de la polémique et du soupçon. Voltaire n’est pas isolé. La relique est sujette à nombre de disputes : critiques sous la plume de Calvin et destructions lors des guerres de religion et pendant la Révolution ; redéfinition avec le concile de Trente et recharges sacrales locales chez les catholiques. Pour eux, les choses n’ont jamais été acquises et le clergé a toujours travaillé à « certifier l’ancienne & constante tradition au sujet de ces reliques » selon une expression de 17542. Mais dom Mabillon, avec le De cultu sanctorum ignotorum (1698), développe une critique historique catholique. Il y aurait un certain « désenchantement des corps saints3 ».
Les reliques possèdent cependant une « force » qui attire les fidèles ; elle fait le lien entre le fidèle et un monde qui le dépasse mais où vit le saint homme. Contemplant celles de Champagne, le jésuite Nicolas Des Guerrois remarque : « les reliques estans apposées sur elle, la malade se vit au mesme moment en santé, & la vérité des reliques Sainctes fut manifestée, estant aussi facile à Dieu d’accomplir ce beau miracle, que de guérir des malades de l’ombre de S. Pierre4 ». Le fidèle vient à la 10relique car il pense y trouver une grâce et le miracle prouve la réalité de la relique. C’est un système parfaitement clos. Le politique sait en profiter et l’instrumentaliser. Il organise de grandes processions ou offre de somptueux reliquaires. Trait commun au christianisme, la relique est une affaire de foi, de culte et de pouvoir5.
Insensiblement intervient la disqualification. Collin de Plancy range la relique au niveau des superstitions puériles, celles qui empêchent les populations d’accepter la modernité. Il assure : « c’est assez généralement l’usage, chez les Espagnols, de n’avoir d’autres médecins que les reliques, dans les maladies graves6 ». Pour des historiens du xixe siècle, adeptes d’une vision positiviste, voire anticléricale :
À vrai dire, le peuple ne connaît qu’une religion : le culte des reliques. Combien d’hommes de ce temps étaient capables de s’élever aux conceptions métaphysiques et morales de la doctrine chrétienne ? Pour la foule, tout le divin est dans la vénération des restes des saints7.
Dans un climat de désacralisation et de déchristianisation de l’espace européen, on a cru, un moment, que la relique était désormais inscrite dans un temps révolu. Rarement un mot n’a semblé plus ancré dans un passé lointain. Le prononcer et chacun pense aux foules médiévales cheminant vers quelque pèlerinage lointain. Pourtant jamais mot n’a été plus contemporain. En mars 2019, deux faits nous le rappellent. Du 24 février au 4 mars, les reliques de Bernadette Soubirous, canonisée en 1933, parcourent des diocèses de l’ouest de la France. En quatre-vingt-dix ans, c’est la troisième fois qu’une telle pérégrination se déroule, dont deux en France et une en Italie. « C’est en quelque sorte Lourdes qui vient jusqu’aux fidèles normands » assure un journaliste8. Au même moment, en Russie, un journal titre « Les reliques d’un saint ont été miraculeusement épargnées par l’incendie dans une église de la région de Penza9 ». Dans la 11nuit du 10 mars, un incendie ravage l’église Saint-Michel-Archange du village de Kotchetovka. Or elle renferme les restes du bienheureux Jean de Kotchetovka (1839-1886) canonisé en 2018, mais elles sont préservées : il n’en faut pas plus pour que certains crient au miracle. Les reliques jouent donc un rôle important dans les pratiques dévotionnelles contemporaines.
L’historiographie contemporaine n’a redécouvert que récemment la relique. Elles ont souvent été considérées pour autre chose. Les reliquaires ont été considérés comme de beaux objets « intimement liés à l’architecture et au mobilier religieux10 ». Plus récemment, l’anthropologie a fait le parallèle entre les lieux de présentation publique des trophées d’Asie sud-est et les reliquaires du catholicisme occidental11. Les historiens médiévistes ont été les premiers à comprendre l’importance des reliques, du discours qu’elles inspirent et des objets qui les conservent12. Les modernistes arrivent ensuite. Ils jaugent la relique dans toutes ses dimensions, par exemple pour considérer ses rapports avec le corps13. Surtout, ils souhaitent « inscrire dans la modernité un objet presque contradictoire avec la notion de modernité elle-même, les reliques, et donc susceptible d’interroger cette notion14 ». Une équipe de l’EHESS semble tracer les chemins de la recherche :
Les cultes reliquaires réclament une circulation continue entre trois instances, chacune revendiquée comme nécessaire : l’évidence d’une dévotion, la légitimité d’une pratique, l’engagement d’une autorité».
Nicolas Guyard a décidé de parcourir ces chemins. En trois ans, il a réalisé une thèse qui relève bien des défis. Il revisite cette histoire des reliques, en y ajoutant l’histoire urbaine, l’histoire politique, l’histoire des représentations. Il inscrit résolument son travail dans l’espace public, préférant ignorer les reliques domestiques qui font, aujourd’hui, la joie des collectionneurs et des antiquaires. En privilégiant quatre villes, Lyon, 12Metz, Rouen et Toulouse, il met en évidence les déclinaisons régionales dans ces cités qui, à un titre ou un autre, se considèrent comme des capitales ayant un passé à valoriser et des institutions à exalter. En insistant sur le temps long, Nicolas Guyard brosse une chronologie qui renouvelle notre regard.
Il nous dit d’abord beaucoup sur la construction de la relique. On en fait des inventaires, on les expose… Ce discours hésite entre piété et érudition. Il vacille entre remises en cause par des protestants ou une partie du clergé et les recharges sacrales. Il émane du clergé mais aussi des autorités urbaines. C’est un fait essentiel dans l’histoire de la France moderne.
Le livre de Nicolas Guyard s’intéresse aussi à la dévotion car la relique est mise en scène. Elle n’est pas un objet acquis, elle circule, est échangée ou offerte. Chaque cité a ses propres méthodes pour se l’approprier, l’exposer, l’honorer. C’est une preuve de piété mais aussi un geste politique. Au cours de trois siècles de son étude, l’auteur suggère le basculement d’un objet confessionnel à un objet identitaire.
La relique accompagne la vie de la cité. Nicolas Guyard montre qu’elle illustre le basculement entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft), reprenant en cela les idées de Ferdinand Tönnies.
Le livre de Nicolas Guyard présente une dévotion où s’entrecroisent histoire, patrimoine et religion. La relique n’est ni une expression antique, ni une manifestation d’une histoire de l’art, ni un sujet de polémiques. Elle est tout cela et bien plus encore. Elle révèle les ressorts qui animent nos sociétés car, à partir d’un même objet, les discours et les expressions publiques évoluent sans cesse. Que Nicolas Guyard soit remercié de nous avoir rappelé que la relique est vitale dans notre Europe.
Philippe Martin
Université Lumière Lyon 2 – ISERL
1 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Didot l’Aîné, 1816 (rééd.), tome 12, p. 62.
2 Mémoire pour la vérification des reliques prétendues de S. Germain, Paris, Veuve Lottin, 1754, p. 100.
3 Expression de Denis Crouzet dans Boutry Philippe, Fabre Pierre-Antoine, Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Édition de l’EHESS, 2009, tome 1, p. 435.
4 Des Guerrois Nicolas, La saincteté chrestienne contenant les vie, mort et miracles de plusieurs saincts, Troyes, Jean Jacquard, 1637, p. 323.
5 Bozoky Edina, Helvetius Anne-Marie (dir.), Les reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, Brepols, 1999, p. 256.
6 Collin de Plancy J.A.S., Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, Guien Compagnie, 1822, tome 3, p. 9.
7 Lavisse Ernest (dir.), Histoire de France. Louis VII, Philippe Auguste, Louis VIII (1137-1226), Paris Hachette, 1911, p. 306.
8 https://www.francebleu.fr/infos/societe/les-reliques-de-bernadette-soubirous-dans-l-orne-avant-le-calvados-1551822824 [consulté le 28 mars 2019].
9 https://orthodoxie.com/les-reliques-dun-saint-ont-ete-miraculeusement-epargnees-par-lincendie-dans-une-eglise-de-la-region-de-penza-russie/ [consulté le 28 mars 2019].
10 Deshoulières François « Culte des reliques », Bulletin Monumental, 1937, 96-3, p. 376-377.
11 La mort n’en saura rien. Reliques d’Europe et d’Océanie, Exposition au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie (octobre 1999 – janvier 2000), Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1999.
12 Voir par exemple Boesch-Gajano Sofia (dir.), La tesaurizzazione delle reliquie, Sanctorum, Rome, Viella, 2005.
13 Voir le travail de Jack Gélis dans l’Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005.
14 Boutry Philippe, Fabre Pierre-Antoine, Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des Réformes aux révolutions, Paris, Édition de l’EHESS, 2009, 2 vol.
- CLIL theme: 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN: 978-2-406-10341-7
- EAN: 9782406103417
- ISSN: 2494-7407
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10341-7.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Language: French