[Introduction de la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Villes sacrées . Reliques et espaces urbains à l’époque moderne
- Pages: 281 to 282
- Collection: Constitution of Modernity, n° 21
Durant toute la période moderne, si certaines reliques sont placées à l’écart du monde des échanges et des circulations, c’est principalement pour leur valeur spirituelle et surtout patrimoniale. Ce dernier terme nécessite des précisions quant à son sens et à son emploi dans son association avec les reliques. Le fait patrimonial est un processus créateur de perpétuation d’un réel en devenir. Il exprime le désir humain d’une continuité vitale, matérielle, spatiale et temporelle. La construction patrimoniale consiste donc en la décision de poursuivre un réel éphémère qui peut être à tout instant perdu. Elle renvoie ainsi les sociétés humaines à leur propre disparition et à ce qu’elles veulent transmettre aux suivantes. Le processus de patrimonialisation oscille entre le travail de deuil d’un réel sans cesse disparu et la constitution d’une mémoire dans l’objectif d’une projection dans le futur. Les objets patrimonialisés traduisent une conscience indispensable du passé dans la constitution d’une identité, assurant la continuité entre deux générations successives. Toute patrimonialisation nécessite donc des dispositifs de conservation et de transmission pour permettre une appropriation collective sur la durée moyenne de ces objets1.
Les reliques peuvent pleinement participer à ce processus de patrimonialisation. Par leur nature même, elles renvoient à un passé qui leur confère sens et valeur. Elles apparaissent ainsi comme de possibles points d’ancrage qui permettent aux sociétés qui les possèdent de projeter un passé dans leur présent et leur futur. Les historiens et historiennes s’accordent sur l’importance du sacré dans la construction historique des patrimoines. Des chercheurs comme Jean-Pierre Babelon et André Chastel font du concept chrétien d’héritage sacré de la foi une des racines de la notion de patrimoine2. À ce titre, les reliques ont pu jouer ce rôle de précurseur que ce soit dans les modalités de conservation ou dans les tentatives d’élaborer un cadre juridique autour du droit à la propriété 282pour les différentes églises. Le lien entre les corps saints et la constitution des premières collections patrimonialisées a d’ailleurs été souligné par Krzysztof Pomian dans son étude sur la genèse des collections d’art3. Et ce n’est pas un hasard si l’iconoclasme révolutionnaire a été souvent qualifié de vandalisme par les historiens de l’art, regrettant la perte d’un patrimoine religieux4.
Les reliques peuvent également créer un sentiment d’appartenance communautaire. Cette appropriation collective peut se réaliser à l’échelle d’une ville entière ou dans des communautés de taille plus réduite, notamment dans un cadre paroissial. Dans tous les cas, ces corps saints sont le support d’une identité sociale grâce à la représentation de la société urbaine dans sa continuité historique qu’ils contiennent. Les différents rituels, processions et autres cérémonies religieuses matérialisent ces liens communautaires autour des reliques. D’autres usages, notamment scripturaires, peuvent faire des corps saints des piliers de l’identité urbaine. L’étude de ce processus de patrimonialisation dans les quatre villes sur un temps long pose ainsi la question de la place du religieux dans les affirmations identitaires, relevant du vaste débat sur le désenchantement du monde.
1 Sur la définition du fait patrimonial, voir notamment Jadé Mariannick, Enjeux et perspectives d’un fait patrimonial en devenir. Thèse sur travaux, Museum National d’Histoire Naturel, Paris, 2009. Voir également sur ce sujet les différents billets qu’elle a rédigé dans son carnet Hypothèses : https://faitpat.hypotheses.org/.
2 Babelon Jean-Pierre et Chastel André, La notion de patrimoine, Paris, Éditions Liana Levi, 1994.
3 Pomian Krzysztof, Des saintes reliques à l’art moderne : Venise-Chicago, xiiie-xxe siècle, Paris, Gallimard, 2003.
4 Sur le vandalisme révolutionnaire voir Baczko Bronislaw, « Vandalisme » dans Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988. Sur le lien entre les destructions révolutionnaires et l’émergence d’un premier patrimoine national, voir Boulad-Ayoud Josiane, L’abbé Grégoire et la naissance du patrimoine national ; suivi des Trois rapports sur le vandalisme, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2012.
- CLIL theme: 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN: 978-2-406-10341-7
- EAN: 9782406103417
- ISSN: 2494-7407
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10341-7.p.0281
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Language: French