[Conclusion de la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Villes sacrées . Reliques et espaces urbains à l’époque moderne
- Pages: 399 to 400
- Collection: Constitution of Modernity, n° 21
Dès le Haut Moyen Âge, la patrimonialisation de certaines reliques dans les quatre villes étudiées les place au cœur de cet univers des obligations. Au début de la période étudiée, les corps saints jouent un rôle fondamental d’interaction entre les communautés urbaines et le divin. Les reliques incarnent alors ces relations. La répétition de rituels permet aux cités d’affronter les crises et catastrophes mais également d’aspirer à la sainteté dans une quête du Salut. Le xviie siècle constitue sans doute l’apogée de cette patrimonialisation. La vie religieuse est l’objet d’un investissement très important des élites urbaines politiques et religieuses, une des dernières sphères dans laquelle les villes peuvent affirmer leur spécificités identitaires et leur élection dans le cadre de leurs relations avec leur environnement régional ou étatique. Toujours à cette même époque, la patrimonialisation des reliques permet une projection des communautés urbaines grâce à des représentations d’elles-mêmes dans des dynamiques de sanctification. La quête de la sainteté, dont les exemples les plus illustres sont ceux des saints et saintes présents en reliques, sert de champ d’expérience et de cadre d’actions aux habitants des villes, réactualisation d’un passé glorieux dans le présent de la vie urbaine.
Cette pratique collective de la sainteté semble perdre progressivement sa signification tout au long du xviiie siècle. Cette perte d’influence est liée au discrédit jeté par la critique historique et par les philosophes des Lumières, portant à la fois sur l’authenticité des reliques et des rituels que sur les mises en récit qu’ils engendrent. Peu à peu, les saints et leurs reliques sortent de l’univers des obligations, ne fondant plus le lien social ou un quelconque sentiment d’appartenance commune. Cette disqualification progressive s’apparente à un changement d’échelle : de la cité au groupe. Au xixe siècle, certaines reliques peuvent encore cristalliser une identité catholique militante dans des sociétés urbaines de plus en plus sécularisées. Désormais, la définition de l’identité locale et les liens sociaux se réalisent dans une sphère surtout profane, renvoyant à des réalités davantage socio-professionnelles. Ce changement de paradigme du fondement de l’identité collective traduit cette grande évolution appelée désenchantement et/ou modernité par les historiens. En un peu plus d’un siècle, les conceptions culturelles du temps, de l’histoire, du bien 400public et de l’action politique évoluent considérablement, expliquant largement cette mise progressive à l’écart des reliques au sein des sociétés urbaines. Cette évolution rejoint celle observée par Gaël Rideau dans le cas d’Orléans au xviiie siècle. Son étude montre une individualisation progressive des pratiques religieuses, au détriment d’une religion communautaire qui constitue de moins en moins un modèle de piété1.
À cette dévalorisation spirituelle pourrait également correspondre une transformation du lien social. Une réactualisation de l’opposition théorique forgée par Ferdinand Tönnies entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft) pourrait rendre compte de cette transition2. Ferdinand Tönnies opposait en effet la communauté, où le groupe l’emportait sur l’individu, à laquelle chronologiquement succède la société :
La théorie de la société est la construction d’un cercle de personnes qui, comme dans la communauté, vivent et habitent côte à côte dans la paix sans être liées par nature. Elles sont, au contraire, séparées par nature. Alors que dans le premier cas elles restent liées malgré tout ce qui les sépare, dans le deuxième cas elles restent séparées malgré tous leurs points communs3.
L’association de la société à l’activité économique pourrait permettre de situer le début de cette transition vers le milieu du xviiie siècle. La ville devient alors société, laissant la communauté aux seuls croyants et pratiquants. Ce schéma peut rendre compte de l’évolution de la patrimonialisation des corps saints tout au long de l’époque étudiée. Jusqu’au début du xviiie siècle, certaines reliques participent à ce lien communautaire, à cet univers d’obligations. Puis, progressivement, elles perdent leur capacité à rassembler les sociétés urbaines, dès lors divisées entre groupes religieux (ou non), politiques et socio-économiques.
1 Rideau Gaël, De la religion de tous à la religion de chacun : croire et pratiquer à Orléans au xviiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
2 Tönnies Ferdinand, Communauté et société. Présentation, traduction et notes par Niall Bond et Sylvie Mesure, Paris, Presses Universitaires de France, 2010. Sur la réactualisation de ces deux notions, voir Lachaussée Ingeburg, « Communauté et société : un réexamen du modèle de Tönnies », Sens Public, 2008.
3 Tönnies F., Communauté et société, op. cit., p. 45.
- CLIL theme: 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN: 978-2-406-10341-7
- EAN: 9782406103417
- ISSN: 2494-7407
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10341-7.p.0399
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-26-2020
- Language: French