[Introduction]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750)
- Pages : 121 à 122
- Collection : L'Univers rhétorique, n° 11
La prolepse est un petit objet, mais elle constitue un bon poste d’observation pour mesurer certaines évolutions de la prose romanesque. En acceptant d’être très schématique, si l’on considère l’usage que les romanciers font de la prolepse narratoriale, nous pouvons dégager, dans une sorte de « dialectique du roman classique », trois grandes périodes entre les années 1600 et 1750.
Tout d’abord, la première moitié du xviie siècle, dominée par le long roman d’inspiration baroque, le roman d’amour1 et les histoires tragiques. L’ordo artificialis est alors perçu comme l’indice d’une écriture travaillée. Parmi les différents procédés de rupture de la linéarité, les formules proleptiques entrent, au même titre que le début in medias res et les analepses dont ce dernier est fréquemment suivi, dans la panoplie des artifices visant à maintenir suspendu l’esprit du lecteur et à engendrer, pour reprendre les termes bien connus d’Amyot, un « grand esbahissement » et un « passionné désir » d’entendre la suite. Par la prolepse, le narrateur, à la manière d’un bateleur, affirme fortement sa présence, y compris dans des récits où il ne joue aucun rôle dramatique.
Dans un deuxième temps, vers le milieu du siècle, un discrédit touche l’ancienne forme romanesque : la nouvelle historique et galante qui s’élabore aspire à une plus grande simplicité et rejette les intrusions de l’« historien » qui, pour susciter l’intérêt du lecteur, doit lui-même être « désintéressé » et intervenir le moins possible. Ces structures sont alors critiquées comme artificielles ; l’ordre du récit, dans ces petits romans, se rapproche d’un ordre chronologique parfait. L’examen se fera délibérément à partir de formes considérées dès le xviie siècle comme exemplaires de la nouvelle poétique, mais il faudra garder à l’esprit que la polémique a simplifié drastiquement les choses, qu’il y a des continuités et des formes mixtes2.
122La troisième période est celle du premier xviiie siècle, dominé par le roman-mémoires. Les pseudo-mémorialistes ont de nouveau massivement recours aux prolepses. Or, désormais, le procédé n’est plus associé à l’artifice ; il est le signe d’un désordre, qui peut être un autre nom du naturel. Aussi les phénomènes d’anachronies sont-ils alors extrêmement fréquents et constituent-ils la marque par excellence d’une écriture désinvolte ou peu étudiée. Les narrateurs des romans de l’abbé Prévost ne cessent de s’en excuser et de s’en justifier à leurs lecteurs : s’ils anticipent sans cesse sur le cours des événements, c’est, disent-ils, plus fort qu’eux, ils ne peuvent pas s’en empêcher, on ne saurait imposer d’ordre aux intermittences de la mémoire. Tout se passe donc comme si les romanciers du xviiie siècle, réutilisant un procédé du roman baroque, voulaient en même temps évacuer sa part d’artifice : la prolepse, objet autrefois éminemment artificiel, semble bien être progressivement « naturalisée », pour reprendre un mot de Montaigne, le grand maître par ailleurs de la désinvolture et de l’authenticité affichées3. Cette naturalisation n’est pas anecdotique : elle est le reflet d’un changement profond dans la poétique romanesque de l’époque.
1 C’est l’expression qu’emploie F. Greiner pour remplacer celle de roman sentimental, utilisée dans l’étude de G. Reynier, Le Roman sentimental français avant l’Astrée [1908], Paris, Armand Colin, 1971. Aux siècles classiques, on parlait plus volontiers de « livres d’amour ». Voir F. Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628) : Fictions narratives et représentations culturelles, Paris, H. Champion, 2008.
2 C. Esmein a ainsi dégagé la « part de mythe qui préside à l’observation de ce tournant qu’on fait le plus communément remonter aux années 1660, et qui opérerait la rupture entre deux formes romanesques », « Le tournant historique comme construction théorique : l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du roman », Fabula-LhT, no 0, « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/esmein.html (consulté le 10/10/2015).
3 « Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature », M. de Montaigne, Les Essais, iii, 5, « Sur des vers de Virgile », éd. P. Villey, sous la dir. de V.-L. Saulnier, préface de M. Conche, Paris, P.U.F., 2004, p. 881.
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN : 978-2-406-10874-0
- EAN : 9782406108740
- ISSN : 2271-703X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10874-0.p.0121
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/05/2021
- Langue : Français