[Introduction]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien Régime (1600-1750)
- Pages : 23 à 24
- Collection : L'Univers rhétorique, n° 11
Avec la prolepse, le narrateur, en anticipant explicitement sur l’histoire qu’il nous raconte, nous engage à faire de même et nous projette brusquement dans la suite du texte. Et l’on pourrait presque dire de lui ce que Jean Boivin, en 1715, disait d’Homère :
C’est un enchanteur, qui quand il luy plaît transporte tout d’un coup son lecteur de la terre au ciel, le fait assister aux déliberations des Dieux, & luy découvre l’avenir. Un moment après il le ramene où il l’a pris, & ne luy laisse voir que le present1.
Or, dans les études portant sur les spéculations et conjectures que suscite toute lecture, peu de place est généralement accordée au rôle remarquable de ce transport miraculeux qu’est la prolepse.
Les typologies les plus détaillées de cet objet complexe sont celles d’Eberhard Lämmert dans Bauformen des Erzählens (« Structures du récit »), paru en 19552, et de Gérard Genette dans Figures III, paru en 19723. Chez le critique allemand, la réflexion intervient dans un chapitre sur la cohésion de l’œuvre narrative4. Selon lui, les différents phénomènes de rétrospection et d’anticipation introduisent des liaisons dans le texte et servent ainsi à conférer à la narration sa cohésion ou ce qu’il nomme une certaine « rondeur5 ». C’est donc sous l’angle des « relations à distance6 » entre différents éléments textuels, de l’architecture narrative,
24de son organisation dans l’espace, qu’E. Lämmert aborde la question7. Chez G. Genette, l’étude des prolepses se situe dans un chapitre intitulé « Ordre », où « l’ordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours narratif » est confronté à « l’ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire8 ». C’est la notion de distorsion temporelle qui l’intéresse.
Nous partirons du modèle proposé par G. Genette, qui a l’avantage d’offrir une description abstraite du procédé et de mettre l’accent sur l’organisation temporelle, que doit nécessairement prendre en compte une recherche sur la tension narrative9, mais nous adapterons sa typologie à une approche « dynamique » qui permette de cerner la manière dont le procédé est perçu au fil de la lecture. La question des frontières définitionnelles de la prolepse se doublera de celle de son repérage : une prolepse peut-elle s’avancer masquée et se faire passer temporairement, non pour un excursus hors du chemin chronologique normal, mais pour la continuation du récit premier ? À quels signes la reconnaissons-nous ? Dans cette première partie inévitablement aride, nous aurons à décrire certains processus qui sont largement inconscients et relèvent d’automatismes de lecture, certains problèmes que le lecteur règle de manière intuitive. Et il arrivera que nous nous arrêtions là où le lecteur passe sans y songer.
1 J. Boivin, Apologie d’Homère et bouclier d’Achille, Paris, François Jouenne, 1715, p. 30.
2 Les critiques française et anglo-saxonne ne se réfèrent presque jamais à la riche étude d’E. Lämmert, sans doute pour une raison triviale : son ouvrage, quoique réédité à de nombreuses reprises en Allemagne, n’a jamais été traduit.
3 Onze ans après Figures III, G. Genette fait allusion aux travaux d’E. Lämmert, quand il écrit dans Nouveau discours du récit : « Je connaissais les grandes lignes du travail de Lämmert lorsque j’ai produit le mien, et il est évident que j’aurais dû m’y référer davantage. Mais les deux systèmes sont d’esprits fort différents. La classification de Lämmert […] est en un sens moins analytique que la mienne […] » (Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 22).
4 « Die sphärische Geschlossenheit des Erzählswerks » (« La cohésion sphérique de l’œuvre narrative »), dans E. Lämmert, Bauformen des Erzählens, op. cit., p. 95-194.
5 E. Lämmert emploie le terme Rundung (ibid., p. 99).
6 Nous empruntons l’expression (en la traduisant) à M. Reichel, qui étudie les « relations à distance » dans l’Iliade, définies comme « le rapport entre un endroit du texte et un autre endroit, avec un écart net entre les endroits ou parties séparés, dans le but de rendre visibles des liens compositionnels dans l’enchevêtrement de l’intrigue », Fernbeziehungen in der Ilias, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, p. 1, n. t.
7 E. Lämmert parle de Rückwendungen (« rétrospections », Bauformen des Erzählens, op. cit., p. 100-139) et de Vorausdeutungen (« anticipations », ibid., p. 139-194). Le terme Vorausdeutung est composé par préfixation, voraus signifiant en avance et Deutung, dérivé du verbe deuten, signifiant l’explication. J. Heinzle (Reallexikon der deutschen Literaturwissenschaft. Neubearbeitung des Reallexikons der deutschen Literaturgeschichte, dir. J.-D. Müller, vol. 3, Berlin, New York, 2003, p. 801-803) précise que l’emploi technique du terme courant de Vorausdeutung a longtemps été rare. On le trouvait chez A. Gertz (Rolle und Funktion der epischen Vorausdeutung im mhd. Epos, Berlin, Germanistische Studien, Ebering, 1930) ou E. Gerlötei (« Die Vorausdeutung in der Dichtung », Helicon, 2/1, 1940, p. 54-73). En 1942 encore, R. Petsch, dans son ouvrage Wesen und Formen der Erzählkunst, ne parle pas de Vorausdeutung mais de vorgreifende Motive (« motifs anticipants ») ; l’adjectif est également employé par Goethe, dans une lettre du 23 décembre 1797, mais il ne désigne par là que les prolepses externes. Le substantif Vorausdeutung a connu une large extension grâce à W. Kayser (Das sprachliche Kunstwerk. Eine Einführung in die Literaturwissenschaft, Bern-Munich, A. Francke, 1967), puis à E. Lämmert (op. cit., p. 139-194).
8 G. Genette, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 79.
9 En outre, G. Genette, expert en matière d’anachronies, explique plaisamment que sa typologie se situe en amont de celle d’E. Lämmert, quoiqu’elle vienne chronologiquement après elle : « Il me semble [que les deux démarches] se sont succédées dans un sens lui-même anachronique et fâcheusement inversé, la synthèse esthétique précédant l’analyse textuelle : Genette ignore Lämmert parce qu’il se situe logiquement en amont de celui-ci, lequel ignore celui-là par une raison plus simple et plus contraignante. […] ici comme ailleurs l’Histoire marche parfois à reculons » (Nouveau discours du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 22).
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN : 978-2-406-10874-0
- EAN : 9782406108740
- ISSN : 2271-703X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10874-0.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/05/2021
- Langue : Français