Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Politesses du seuil. Poèmes liminaires et sociabilités poétiques (1598-1630)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 75
- Série : Voix poétiques, n° 11
Préface
À l’heure où le privilège du support-papier dans l’élaboration et la communication des choses de l’esprit est contesté par l’effervescence numérique, jamais peut-être n’aura-t-on plus ni mieux examiné, étudié et révélé la complexité de l’objet, du geste et de l’effet d’écriture, de composition et de lecture que suppose le livre : le livre, cet objet si familier qu’on oublie parfois tout ce qui le rend insolite, sauf à se pencher sur les procédés et les procédures concourant à son élaboration et à sa diffusion, paradoxalement révélés et mis au jour au cœur même de la relégation dont le menace la révolution technologique actuelle. C’est dans le cadre de cette attention toujours plus approfondie à sa conception et à sa confection sur la longue durée de son histoire que se situe la passionnante enquête menée par Frédéric Martin, à propos d’une pratique ancienne mais persistante, dans le sillage de laquelle s’inscrit d’ailleurs la présente préface à son volume : cette pratique, c’est en effet celle qui consiste à placer au seuil d’un ouvrage, avant l’ouverture de son propos, un ou plusieurs textes écrits par les prédécesseurs ou les pairs de l’auteur, par ses amis ou ses admirateurs, pour louer et faire valoir sa publication.
C’est une contribution à la meilleure connaissance de cette pratique que propose l’étude de Frédéric Martin, à travers une enquête menée sur quelque deux cents ouvrages de poésie française des années 1598-1630 conservés en majorité par la Bibliothèque nationale de France : lui-même y est chez lui, puisqu’il y exerce une charge de conservateur en chef qui l’a conduit naguère à œuvrer au projet colossal de numérisation de ses fonds connu sur le nom désormais célèbre de Gallica, définie comme une « bibliothèque virtuelle de l’honnête homme ». Il ne fallait rien moins que cette double compétence située à l’intersection entre l’histoire traditionnelle du livre et une pratique professionnelle des « humanités numériques », l’une et l’autre de surcroît associées à une science du dix-septième siècle français patentée par un doctorat en Sorbonne, pour permettre à Frédéric Martin d’inventorier la riche moisson 10des poèmes liminaires ornant le seuil des volumes de vers produits et signés par un nombre impressionnant d’écrivains durant la trentaine d’années considérées, et pour dégager en synthèse le statut et les enjeux de cette forme poétique étrange, pour ainsi dire « de second degré », à la fois conventionnelle, protocolaire et même véhiculaire, mais tout autant raisonnée, motivée et traitée de manière chaque fois différente et souvent originale, dans le genre et sous la forme même qu’elle entendait honorer, celle du vers français, signature de poésie.
Ces pièces de nature insolite peuvent donc être considérées à la fois comme paratextuelles par leur statut, textuelles par leur teneur et leur forme, contextuelles par leur origine et leur but. Leur analyse supposait d’abord l’établissement du catalogue raisonné de ce fonds, répertoriant l’identification de l’auteur et du destinataire de chacune, et les indexant sous un intitulé qui leur soit propre ou qui reprenne celui du recueil qu’elles honoraient. Ce qui les situe dans le statut ambivalent de paratexte par leur place et d’architexte par leur objet. C’est là l’indispensable inventaire d’une matière disséminée que le travail pionnier de Frédéric Martin a cristallisée en un objet littéraire désormais identifié, répertorié et autonomisé. À partir de quoi l’étude historique et littéraire qui fait l’essentiel du présent volume aura visé, elle, à dresser le tableau détaillé de leurs thèmes et de leurs formes, en les considérant comme des textes à part entière. Ce tableau minutieusement recomposé est enrichi de plusieurs belles et fines études de textes, focalisées sur l’une ou l’autre d’entre ces pièces, choisie pour ses qualités réellement esthétiques garantissant sa valeur réellement textuelle et sa capacité d’atteindre à l’autonomie de poème à part entière, de « poème poétique », pour le dire ainsi. Enfin, une part d’analyse relevant de la sociologie littéraire, détaillée dans le présent volume mais prolongée et formalisée aussi par des graphes numériques qui devraient être consultables bientôt sur un site dédié, se sont chargés de replacer l’ensemble dans le contexte des réseaux de sociabilité, de confraternité et d’amitié littéraires que supposent les relations entre les auteurs de ces éloges rimés et ceux des recueils de poèmes qu’ils honorent par leurs vers – des vers ainsi composés à propos d’autres vers.
On laissera au lecteur le soin et le plaisir de découvrir pas à pas ou en plongées sélectives, à son gré, la richesse de ces inventaires raisonnés et réfléchis, lui révélant la spécificité et la valeur de ces objets naguère encore ignorés. Il a fallu toute la subtilité de l’analyste pour se tenir et les faire tenir 11à la crête mouvante entre leur statut formel de pièces obligées, d’origine conventionnelle sinon contrainte, et leur valeur intrinsèque de création littéraire, oscillant ainsi sur le baromètre du talent et de l’investissement de cœur et d’esprit que, selon les cas, y ont plus ou moins consenti leurs auteurs. On aime l’heureuse formule de « rituel polysémique » qui leur est appliquée, ménageant l’équilibre entre l’unité et la diversité de nature et de qualité observable dans ces nombreuses compositions suscitées par la religion du dévouement amical ou la convention obligée du geste social. Cette géométrie variable de l’implication supposait une grande variété dans la qualité des résultats obtenus, une variété inhérente aussi à l’ambiguïté de cet exercice d’écriture si particulier, qui assimile ces courtes pièces de vers à l’objet qu’elles louent, comme des émanations de son génie, mais en même temps les exile dans le surplomb d’un second degré, puisqu’il s’agit de poèmes traitant de poésie, d’écrits consacrés à l’acte d’écriture, de signatures honorant celle d’un autre qu’elles reconnaissent et situent, lui, en position d’auteur à part entière. Ces paratextes ambigus car ambivalents, mi-créations, mi-critiques, suscitent des interrogations stimulantes sur bien des notions centrales dans la réflexion esthétique actuelle, comme celles de la valeur, de l’auctorialité ou de l’autonomie littéraire.
De la combinatoire de formes et de thèmes mise au jour par l’étude systématique de ces pièces, il ressort que l’on peut et que l’on devra même désormais considérer le poème liminaire laudatif comme une sorte de sous-genre spécifique, uni par une similitude générique assortie de variations qui en colorent d’un certain pittoresque l’intention et l’invention conventionnelles. Les analyses de leurs structures, de leurs formes, de leurs thèmes et de leur propos, utilement prolongées par l’étude de leur origine dans le réseau des amitiés et des connivences entre poètes laudateurs ou loués (et souvent l’un et l’autre, alternativement), montrent enfin qu’elles reflètent en même temps qu’elles renforcent le tissage des relations de confraternité qui sillonnent la création littéraire, en légitimant leur propre existence à partir de cela même qui la suscita : à savoir un réseau social dont le principe de légitimité littéraire transcende les autres paramètres de la sociabilité que sont la naissance, les fonctions ou les liens circonstanciels de sympathie. Ceux-ci s’effacent en effet devant l’image idéalisée d’une familiarité poéticienne dont la force d’évidence procède d’un imaginaire des amitiés lettrées remontant à l’Antiquité et dont la perpétuation se fonde tantôt sur une convention 12cimentée par le temps, tantôt sur une connivence pouvant aller jusqu’à un engagement sincère, voire courageux : par exemple lorsque l’amitié littéraire nouée avec un esprit libre et persécuté comme Théophile de Viau révèle chez certains de ses amis laudateurs des liens plus forts qu’une accointance de métier ou d’usage.
Servie par les remarquables qualités d’analyse, de synthèse, de composition et de rédaction de Frédéric Martin, par sa maîtrise égale des domaines variés qu’impliquait son sujet et par sa capacité de solliciter sans cesse ni lassitude l’intérêt, la curiosité et la réflexion de son lecteur, son étude se recommande, en dernière analyse, par sa capacité de constituer son objet à partir de pratiques d’écriture et de rites littéraires jusqu’ici inaperçus, éparpillés, dédaignés, et d’avoir ainsi constitué en objet, en objet littéraire identifié et autonomisé, cette part négligée de l’activité poétique de l’époque baroque, et, par surcroît, de l’avoir fait en dosant, sans sacrifier l’une à l’autre, la part utilitaire, rituelle, « véhiculaire » de ces pièces et leurs qualités d’œuvres à part entière, dignes d’une appréciation qualitative. Cet équilibre herméneutique permet à l’étude ainsi dosée de rendre tout au long de ses analyses le meilleur compte possible et le plus juste de ces poèmes de seuil, tendus entre les deux pôles de la convention et de l’invention. Le recours à l’imaginaire de l’amitié couronne impeccablement l’analyse, en montrant que leur qualité littéraire propre procède lui aussi de cet équilibre, voire de cette superposition, en tout cas de ce partage indécis entre la dictée de l’usage et l’envolée de l’inspiration authentique, telles que l’amitié justement en incarne l’alternative et peut-être aussi la conjonction, la combinaison, parfois même la fusion dans son creuset accueillant.
En somme, Frédéric Martin aura opéré, en symbiose avec l’objet ambigu dont il rendait compte, un travail d’équilibriste virtuose, appuyé sur un socle de savoir aussi large que solide et profond : peut-être est-ce là le secret d’une réussite qui nous offre dans les pages qui suivent la résurrection d’un pan, si mince soit-il, de la création poétique d’autrefois, un pan de l’édifice littéraire ancien jusqu’ici ignoré ou méconnu, et avec lequel, grâces en soient rendues à son archéologue, il faudra désormais compter.
Patrick Dandrey
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12790-1
- EAN : 9782406127901
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12790-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/04/2022
- Langue : Français