Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Les Ingénieurs des États de Languedoc. Construire en province au xviiie siècle
- Pages: 9 to 12
- Collection: Construction History, n° 1
Préface
L’œuvre des ingénieurs en Languedoc à l’époque moderne évoque immanquablement la construction du canal de communication des Deux-Mers durant la seconde moitié du xviie siècle. L’immense fortune historiographique qu’a suscitée ce chantier aussi hardi que mouvementé, a cependant largement occulté les travaux, tout aussi fondamentaux, parfois même tout aussi flamboyants, qu’ont réalisés les ingénieurs des États de Languedoc au siècle suivant. En témoigne ainsi, le commentaire ébloui de l’agronome britannique, Arthur Young, qui, lors d’un voyage en France en 1787, jugea les routes de la province « superbes jusqu’à la folie ». Rares sont pourtant les études consacrées, de près ou de loin, à ces ingénieurs civils provinciaux au service du plus vaste pays d’états que compte alors le royaume. Cette lacune ne peut que surprendre. Il est vrai que leur recrutement, effectué directement par l’administration des États de Languedoc, les ont positionnés en marge de la création contemporaine des corps d’ingénieurs du roi et d’ingénieurs des Ponts et Chaussées. Mais ils ont été nombreux à servir les États : à la veille de la Révolution, on en compte ainsi plus de 150. Difficile également de les envisager comme des acteurs secondaires de la sociabilité d’Ancien Régime si l’on considère leurs pléthoriques échanges avec les différents cercles académiques parisiens et provinciaux. Enfin, l’œuvre qu’ils ont léguée, que leur administration finança somptueusement, avec audace et parfois même aveuglement, est toujours bien visible dans le paysage languedocien. Outre de nombreuses routes et chemins de poste, subsistent ainsi plusieurs réalisations prestigieuses, bien que conservées avec des fortunes inégales, comme les ponts de Lavaur dans le Tarn et de Gignac dans l’Hérault.
Si aucun historien ne s’était encore attelé à ce grand œuvre de réhabilitation, c’est certainement qu’un tel sujet tenait du défi tant les conditions étaient réunies pour en faire un dossier documentaire particulièrement ardu à manier. Il nécessitait, d’une part, de faire sien l’immense territoire 10alors administré par les États de Languedoc qui s’étirait des frontières naturelles du Rhône et de la Méditerranée jusqu’au piémont pyrénéen, englobant la plaine de la Garonne et les marais côtiers. Montagnes rugueuses, plaines inondées, ports ensablés, c’est sur ce terrain d’exercice infiniment divers et contrasté qu’exercèrent les « directeurs de travaux », « inspecteurs » ou « sous-inspecteurs » des États, asséchant les marais, rectifiant les cours d’eau et construisant ponts, routes, chemins, bassins et canaux. Il imposait, d’autre part, le patient dépouillement d’innombrables documents administratifs et procès-verbaux émanant des assemblées annuelles des sénéchaussées et des États de Languedoc, véritables « États dans l’État » selon Arlette Jouanna, dont seule la lecture attentive permettait de restituer les inflexions qui les engagèrent à se doter, dans les années 1740, de leur propre personnel technique. Il exigeait, enfin, de mener une inlassable enquête dans d’infinis fonds d’archives et bibliothèques, de Toulouse au Puy-en-Velay, en passant par Mende, Castres, Carcassonne, Montpellier, Nîmes et Montauban, sans oublier les séries parisiennes, qui conservent notamment les importants dossiers des personnels des Ponts et Chaussées auxquels les ingénieurs des trois sénéchaussées languedociennes furent intégrés à la Révolution. Ce n’est qu’en procédant ainsi qu’il semblait possible de saisir, au plus près, les subtilités d’un « corpsd’ingénieurs », qui n’en était pas un et qui n’en portaient pas le titre, et dont les modes de recrutement, les hiérarchies, les trajectoires individuelles et collectives, sans même parler des réalisations, n’avaient encore jamais été documentés.
On saisit ainsi d’emblée combien l’important ouvrage que Catherine Isaac consacre aujourd’hui à ces ingénieurs négligés et à leurs œuvres comble une immense tâche aveugle. Aucun effort n’y est épargné. Irrigué par un corpus exceptionnel de mémoires, inventaires, dessins, devis et journaux de voyage inédits, il procède également d’une démarche comparative qui l’enrichit beaucoup. Pour étayer ses analyses, Catherine Isaac n’hésite pas à élargir son enquête à autres pays d’États, tour à tour Bourgogne, Provence ou Bretagne, ou à s’émanciper de sa périodisation. On y saisit ainsi comment, dès les premières décennies du xviiie siècle, les États de Languedoc se défirent progressivement des services des ingénieurs du roi afin de mettre en œuvre leur ambitieuse politique de réformation territoriale. Son mérite aurait été grand déjà si elle n’avait fait que retracer le destin de ces hommes de l’art qui, bien que recrutés 11localement, s’illustrèrent par leur volonté incessante, soutenue par leur tutelle, de rayonner au-delà de leur milieu provincial. On les voit ainsi publier des travaux à tout-va, se doter de bibliothèques fournies, disputer leurs inventions dans les académies, s’insérer dans les réseaux savants et parcourir l’Europe en quête de nouveaux procédés et savoirs. Mais l’ouvrage de Catherine Isaac apporte bien plus que cela grâce à la manière dont, tout en s’inscrivant dans la solide tradition historiographique consacrée aux ingénieurs, il la renouvelle profondément. Sans renier ses devanciers, notamment les travaux fondateurs, mais déjà anciens de Anne Blanchard, Antoine Picon et Hélène Vérin, elle n’hésite pas à en moderniser les méthodes et les approches. Sous le couvert d’un découpage en grandes parties thématiques (hommes/savoirs/constructions), elle y imbrique avec bonheur, histoire de l’administration, approche prosopographique et histoire des techniques et de la construction.
C’est donc un regard différent que porte Catherine Isaac sur l’histoire de ce personnel technique méconnu. Son livre, s’il semble, de prime abord, se rattacher en droiture à une histoire « classique » des ingénieurs, est, en réalité, d’une portée bien plus vaste. Sous sa plume, les ingénieurs y font littéralement office de courroie de transmission entre différentes échelles territoriales, différents degrés de technicité, différentes catégories de savoirs. C’est certes de leur histoire qu’il s’agit, mais elle est, en permanence, articulée avec d’autres dynamiques à l’œuvre. En premier lieu, celle de l’aménagement politique du territoire, aussi précoce que réformateur, dans lequel s’engagèrent avec opiniâtreté les États de Languedoc dans les premières années du xviiie siècle. On y saisit ainsi combien l’administration languedocienne des travaux publics se servit littéralement de ses ingénieurs, à l’opposé des corps royaux d’ingénieurs civils et militaires contemporains pilotés depuis Paris, comme les instruments d’une véritable prise de contrôle territorial par l’action. En second lieu, celle de réseaux professionnels qui illustrent, au-delà d’une pratique endogamique et familiale de recrutement qui se contracte dangereusement dans la seconde moitié du xviiie siècle, les ressorts aussi inattendus qu’inespérés que procurèrent les autres catégories professionnelles du bâtiment. Les premiers sont les entrepreneurs, jusqu’alors trop souvent documentés comme de simples exécutants, auxquels l’ouvrage fait la part belle. Venant à la rescousse d’ingénieurs étonnement pris au dépourvu face aux difficultés techniques liées à la rationalisation 12des processus de construction, on y comprend que ce sont eux qui, bien souvent, maîtrisent le dessin de structures complexes, tels les cintres, et accompagnent la mise en œuvre des chantiers. Les seconds sont les corps ouvriers, les maçons tout d’abord, dont l’expertise se révèle précieuse pour réévaluer et affiner le calcul des coûts de travaux, mais également les charpentiers auxquels on fait appel pour décintrer les arches « à leurs frais, périls et risques ». À bien des égards, ces analyses sont stimulantes, car elles permettent de réévaluer la place, dans tous les sens du terme, de la théorie et de la pratique, des savoirs vernaculaires et savants, des usages et de leur évolution dans les processus de construction. C’est enfin la dynamique qui anime les débats scientifiques entre ingénieurs à partir du milieu du xviiie siècle que Catherine Isaac expose avec brio dans cet ouvrage. Alors qu’on voit les ingénieurs languedociens souvent désarmés sur le terrain, en proie aux affres du calcul, du toisage et du devisage, rétifs à l’innovation, ils s’illustrent par ailleurs comme les champions de la sociabilité académique, participant ainsi à imposer la norme sociale du savant avant même que l’expertise ne domine leurs propres chantiers.
Ainsi, l’ouvrage de Catherine Isaac, sans jamais déborder du cadre rigoureux de l’étude historique, arrive à point nommé pour nourrir les questionnements qui animent la nouvelle histoire des techniques. Sa parfaite maîtrise de l’histoire sociale, politique et économique des États du Languedoc et sa manière, très personnelle, d’avoir su y imbriquer l’histoire de leurs ingénieurs, permettent d’envisager comment repenser, en ayant enfin tous les outils en main, les notions d’intelligence technique, de transferts, d’expertise et de circulation entre savoirs et pratiques.
Émilie d’Orgeix, EPHE-PSL
- CLIL theme: 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN: 978-2-406-16101-1
- EAN: 9782406161011
- ISSN: 3037-9415
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16101-1.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-30-2024
- Language: French