Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Les Expressions de la manipulation du Moyen Âge à nos jours
- Auteurs : Faggion (Lucien), Regina (Christophe)
- Pages : 9 à 14
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 5
Article de collectif : 1/32 Suivant
Avant-propos
L’inflation médiatique de ces dernières décennies, la diffusion massive de l’information et les différentes façons d’y accéder ont instauré au sein de nos sociétés contemporaines une visibilité plus grande sur autrui, une connaissance particulière – partielle et le plus souvent partiale – des individus et, partant, une vigilance accrue des hommes, ainsi que des États. La peur de la tromperie, le spectre de la manipulation et de la malversation sont d’autant plus forts aujourd’hui que les moyens de révéler et de trahir son prochain sont multiples. Pourtant, la malhonnêteté, la simulation, la dissimulation, l’imposture, la fraude ne sont pas propres au temps présent. Les tentatives de réponses à ces actes répréhensibles se trouvent relayées aussi bien par la politique, la justice, la religion, les arts, la littérature que par la philosophie, qui essaient, à leur manière, de traduire la rupture de l’harmonie et de la confiance qui fédéraient jusqu’alors la famille, la parenté et, plus simplement, la société. Ce sont à ces temps de ruptures créées par la manipulation que nous souhaitons ici nous intéresser.
S’il s’avère illusoire ou artificiel de faire la genèse de ces pratiques, défauts ou « vices » – quel que soit le terme utilisé à l’époque –, il est en revanche possible d’en circonscrire les dynamiques, aussi bien internes qu’externes, tout comme les rouages, en adoptant des points de vue différenciés fondés sur plusieurs échelles d’évaluation, afin de comprendre comment la rupture du lien social impose des reconfigurations et des redéfinitions auprès du groupe ou de la communauté à laquelle appartient l’individu. Sous l’Ancien Régime comme de nos jours, les occasions de tromperies sont (naturellement) infinies : adultère, escroquerie, fraude, usure, subornation de témoins, usage de faux, mensonge, dissimulation, simulation, trahison, prévarication traduisent, sans doute de façon minoritaire, des pratiques pourtant largement utilisées et partagées.
Trahir la confiance de son prochain ou des autorités, c’est faire le choix de systèmes et de voies parallèles qui mettent en lumière une
forme d’ascendance, voire de puissance, par des moyens détournés et répréhensibles que la loi cherche à qualifier et à requalifier sur autrui. Manipuler son prochain permet au chercheur d’appréhender des logiques de nature interrelationnelle, des systèmes de réponses qui peuvent être d’ordre religieux, politique, juridique, économique et social : l’inventivité et l’opportunisme de celui qui a trompé rendent manifestes des réponses légales et morales données par les autorités laïques et ecclésiastiques, la communauté et l’individu, ainsi que par le groupe parental et social auquel celui-ci appartient ; ils livrent des discours et des textes, parfois complémentaires, qui explicitent et justifient le fonctionnement d’une société et de la machine judiciaire, appelée à définir un tel acte tout comme à le sanctionner ; ils rendent aussi compte de codes de comportements précis tels que l’honneur, la promesse à tenir, le crédit, la confiance à préserver, la valeur accordée au mot qui lie plusieurs individus. L’histoire de la manipulation engage ainsi les chercheurs en sciences humaines et sociales à privilégier les institutions, la politique, les sphères de l’économie, la religion, les sentiments, lesquels tissent des liens, parfois de nature informelle, entre les individus.
Afin d’appréhender un phénomène si flou, et pourtant si fréquent, il nous a paru intéressant de réaliser un travail interdisciplinaire mené dans la longue durée qui permette de réfléchir sur les rapports particuliers qui fondent, en définitive, le lien social, toujours fragile et fluctuant, mais indispensable pour une communauté toujours prête à se définir à travers les infractions commises par certains de ses membres. La vie sociale et professionnelle est de la sorte mise au jour par les ruses et les astuces utilisées, par les délits ou crimes perpétrés, par les solutions trouvées par les autorités officielles et les différents discours que les institutions peuvent provoquer auprès des plaignants, des inculpés, des témoins et de tous ceux qui sont appelés à intervenir pour rétablir la vérité et un quelconque équilibre social. Manipulation, tromperie, tricherie, corruption, fraude, imposture, autant de mots et de pratiques du mensonge qui renvoient à la réalité – profondément altérée – des liens sociaux, pourtant fondés sur le respect de la parole donnée et des échanges, sur la confiance et le crédit, sur l’honnêteté et la vérité : « Manipuler consiste bien à construire une image du réel qui a l’air d’être le réel1. » Ainsi la manipulation, dont le mot n’est utilisé en français
dans sa connotation actuelle (et négative) qu’à partir de 1738, doit d’abord être saisie comme un ensemble de techniques par lesquelles il convient d’obtenir d’un individu qu’il réalise ce que l’on attend de lui par des moyens détournés, et qui portent atteinte à l’intégrité physique et psychique d’une personne, désignés par les chercheurs anglo-saxons de « techniques comportementales périphériques2 », abondamment étudiées au xxe siècle ; elle nécessite d’être ensuite appréhendée dans la longue durée à l’intérieur de l’espace politique, institutionnel, culturel, éthique, économique, littéraire et religieux d’une société donnée ; elle mérite d’être enfin traitée dans la mise en forme et en récit d’un acte manipulatoire, par exemple à travers l’emploi des lois et des normes qui sont transformées, dans le respect des règles fixées par la justice et la politique, évitées et donc manipulées. En dépit de la grande diversité lexicale qui caractérise le mot de manipulation, celui-ci n’est pas toujours connoté de façon péjorative : il y a, en effet, des actes qui justifient la ruse et la manipulation, dès lors qu’ils tendent à la réalisation d’une juste cause. Cette échelle de valeurs variable, liées au contexte, permet de mesurer l’ambiguïté de l’acte manipulateur et les nombreuses difficultés existantes pour le saisir dans sa vérité.
Composé de vingt contributions, ce livre est le fruit d’un appel à communication, diffusé en mars 2011, destiné à solliciter un nombre élevé de participants, quelles que soient leur formation scientifique et leur affectation académique – dix-sept centres universitaires représentés, douze français (Angers, Corse, EPHE, Lille, Limoges, Lyon III, Paris-Sorbonne, Paris-Dauphine, Pau et les pays de l’Adour, Poitiers, Rennes 2, Montpellier III), trois italiens (Bari, Padoue, Venise), un belge (Bruxelles) et un brésilien (Rio de Janeiro) –, des spécialistes de domaines aussi divers que ceux de l’histoire de la justice, du droit et des institutions, de la société, de la politique, de la religion et de la littérature, des techniques de la communication (écrite, orale, télévisuelle), de la philosophie et de l’éthique, une ouverture que nous avons voulue et qui nous a paru favoriser l’interdisciplinarité face à la complexité et à la richesse des multiples langages et déclinaisons de la manipulation du xiie au xxie siècle3. Il
s’est agi de donner la parole aux sciences humaines et sociales qui n’ont pas pour vocation de se rencontrer sur un tel terrain, tant il est vrai que la simple approche scientifique d’une réalité aussi malléable, souvent informelle, peu aisée à appréhender, constitue un réel et stimulant défi à la raison et à une recherche finalisée dans un projet commun. À travers une lecture à la fois diachronique et synchronique des différentes formes de la manipulation, il a été possible de dégager quelques aires d’analyses spécifiques qui rendent compte de l’originalité des études conduites : la France (huit contributions du Moyen Âge à nos jours), l’Italie (cinq, du xvie au xviiie siècle), l’Espagne (deux relatives aux xviie et xviiie siècles), le Royaume-Uni (une) et le Brésil (une), ces deux dernières ayant trait au xxe et au xxie siècle. À ces analyses originales et importantes, qui s’inscrivent dans des courants historiographiques spécifiques et renouvelés (droit, justice, institutions, échanges, fiscalité, faux monnayage, religion, diplomatie, littérature), s’ajoutent une étude ayant trait à plusieurs espaces européens (ceux de la France, de l’Italie et du Saint Empire romain germanique au xvie siècle) et deux autres qui interrogent le lien, possible et rediscuté, existant entre la manipulation, la persuasion et la rhétorique.
L’objectif a été de privilégier trois axes d’analyse : le premier envisage la manipulation sous l’angle de la justice, de la politique et de l’État (six contributions). Cette lecture met en lumière la quête de la vérité, la valeur du témoignage (Mathilde Grodet, Antoine-Marie Graziani) tout comme celle des affaires d’escroquerie rapportées par les chroniqueurs judiciaires en France au xixe siècle (Frédéric Chauvaud) ; les rapports entre la norme et la pratique, entre les justiciables, les sujets et le pouvoir central. Trois articles ont trait à la République de Venise du xvie au xviie siècle (Alfredo Viggiano, Giovanni Florio, Michelangelo Marcarelli) et cernent les nombreux traitements du droit réalisés par les individus, qu’ils soient des hommes de loi, des représentants des élites urbaines ou des communautés rurales, ou encore de l’État (le patriciat de saint Marc). La dualité juridique existante – la « séparation juridique » (Claudio Povolo4) qui distingue dès
le xve siècle Venise de la Terre Ferme, qui s’étend de Créma à la Patrie du Frioul, située dans le nord-est de l’Italie –, fait ressortir le travail subtil effectué par les sujets, quels que soient leurs statuts, par exemple grâce aux suppliques, et les représentants de l’autorité de l’État – les patriciens amenés à juger les affaires présentées dans les tribunaux de la capitale –, dans une négociation continue et habile entre les deux parties (participation d’intermédiaires sociaux et politiques auprès des groupes de pouvoir de la lagune) et selon des intérêts spécifiques (défense des autorités citadines et des sujets des campagnes, intérêts privés et intérêts publics). Dans le deuxième axe d’analyse, composé de huit articles, l’attention a été portée au récit et à l’image, à la communication à transmettre au Prince et au jeu des apparences reposant sur le contrôle des mots et des gestes en Europe au xvie siècle (écrits théoriques étudiés par Natalia Neverova), à l’information transmise par la presse écrite sur le roi de France au xviiie siècle (Aurore Chéry) et à la mainmise exercée par la télévision sur l’opinion publique au Brésil au xxe siècle (Erika Thomas). L’intérêt a également été prêté à des personnages – fictifs ou réels – qui témoignent de la répression conduite par les autorités françaises au nom des mœurs au xixe siècle (Romain Courapied), de la rivalité idéologique au milieu du xxe siècle (Anne-Marie Baranowski) ou de la volonté de changer d’identité aujourd’hui (Ida Porfido) ; et à la rhétorique face à la vérité, à la persuasion et à la manipulation (Emmanuelle Danblon, Loïc Nicolas). Enfin, le troisième axe a privilégié les différentes formes des échanges et la fraude (six contributions) qui se rapportent à des domaines qui se croisent le plus souvent : le monde maritime et économique, la question monétaire et fiscale du xviie au xxie siècle (Hanna Sonkajärvi, Olivier Caporossi, Annastella Carrino, Jacques Amar), la religion et la politique (les jésuites, les gallicans) en France aux xvie et xviie siècles (Sylvio Hermann de Franceschi), le lien social au xviiie siècle, qui est rediscuté (Annastella Carrino, Jacques Amar), et le commerce du vin au xxe siècle (Stéphane Le Bras).
Ces trois parties, dont le fil rouge est constitué par le droit, la transgression, l’information, la désinformation, la propagande et leur réception auprès de l’opinion publique, permettent de dégager les processus qui
transforment et altèrent la parole et l’écrit, la mise en acte et la mise en forme de la manipulation ; elles rendent perceptibles les relations interpersonnelles, les liens existant entre la norme et la pratique, entre les gouvernants et les gouvernés, censés servir les intérêts des individus tout comme ceux des États, selon des perspectives et des enjeux qui sont nécessairement différents en fonction des acteurs impliqués ; finalement, elles nous autorisent à cerner l’attitude des individus face aux différentes formes de pouvoir et de message diffusés selon des voies spécifiques (orales, écrites, télévisuelles).
Comblant un singulier et troublant silence historiographique, favorables à des lectures plurielles sur la manipulation, ces différents travaux novateurs s’offrent au lecteur curieux et préoccupé par une telle pratique, diffuse, discrète, secrète, occultée, voire banalisée ou ignorée ; par la vérité, l’information, la persuasion, le mensonge, souvent exposés et dénoncés en justice ; par les jeux de pouvoir et de l’échange, matériel et immatériel, formel et informel, licite et illicite, parfois politisés, fondés sur la bonne foi et la sincérité, au même titre que sur la vraisemblance et les multiples interrelations individuelles qui fondent, en définitive, le lien social : toutes les contributions rassemblées dans ce volume témoignent à la fois du dynamisme actuel de la recherche scientifique, de la grande diversité des approches adoptées et de la pertinence d’un sujet qui est fort souvent dénoncé, mais qui n’a jamais fait l’objet, jusqu’à ce jour, d’une analyse interdisciplinaire approfondie, spécifique et différenciée du Moyen Âge à nos jours.
Lucien Faggion
Université d’Aix-Marseille –
MMSH
Christophe Regina
ESPE Midi-Pyrénées
Université Toulouse – Jean-Jaurès
1 Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2000 [1re éd. 1997], p. 18.
2 Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2002 [1re éd. 1985], p. 10.
3 Intitulé à l’origine « La manipulation : droit, justice, société de l’Ancien Régime à nos jours », le projet avait été diffusé le 2 mars 2011 sur le site calenda.org (http://calenda.org/203546). Les propositions d’articles furent nombreuses, et le choix des contributions, souvent difficile à prendre et réalisé après la réception des abstracts demandés, figure dans le présent volume. Les codirecteurs de l’ouvrage tiennent, à cet égard, à remercier vivement Jacques Guilhaumou, Olivier Jacquet et Sébastien Lupo pour la lecture critique qu’ils ont faite des articles ici rassemblés.
4 Claudio Povolo, L’intrigo dell’Onore. Poteri e istituzioni nella Repubblica di Venezia tra Cinque e Seicento, Vérone, Cierre, 1997, passim ; Id., « Dall’origine della pace all’ordine pubblico. Uno sguardo da Venezia e il suo stato territoriale (secoli XVI-XVIII) », dans Claudio Povolo (dir.), Processo e difesa penale in età moderna. Venezia e il suo stato territoriale, Bologne, Il Mulino, 2007, p. 15-107.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5992-4
- EAN : 9782812459924
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5992-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/08/2016
- Langue : Français