Introduction à la troisième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Corps de Marivaux
- Pages : 291 à 293
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 71
Introduction
à la troisième partie
« Au xviiie siècle la philosophie s’inscrit (et ceci est radicalement nouveau) dans toutes les formes de littérature : des formes classiques prestigieuses, telles que la poésie ou la tragédie, aux formes traditionnellement méprisées dont le roman est l’exemple le plus évident1 ». Il est un rapprochement avec une pensée philosophique que certains critiques marivaudiens ont minimisé. Dans son essai sur les journaux de Marivaux, Michel Gilot affirme à plusieurs reprises que ce dernier « diffère » ou est « loin2 » de Locke. De même, pour Henri Coulet, il est « encore peu touché par la philosophie sensualiste », et si parfois il la « devine » ou la « rejoint3 », ce n’est pas sous la conduite du philosophe anglais. On ne peut certes pas savoir avec certitude si Marivaux a lu les œuvres de Locke. Mais faut-il pour autant s’interdire d’explorer les rapports entre l’œuvre de l’écrivain français et la philosophie empiriste à un moment où la diffusion des essais de Locke, traduits en français par Pierre Coste, est en pleine expansion ?
Alors qu’il souligne que la mémoire exceptionnelle de l’héroïne de La Vie de Marianne, « riche d’un mélange de faits réels et fictifs, ainsi que de réflexions et de préférences devant différents types de femmes », assure son identité, Frank Salaün mentionne l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain et affirme qu’« il serait tentant, d’après ces constations, de faire de Marivaux un disciple de Locke4 ». Si le terme « disciple », nuancé 292par Frank Salaün lui-même, est probablement trop fort et constitue une réponse à Henri Coulet et à Michel Gilot5, il n’en reste pas moins qu’il rétablit un lien jusqu’alors peu exploré entre Marivaux et la pensée empiriste. Plus récemment, Érik Leborgne, Jean-Christophe Abramovici et Marc Escola ont remarqué la présence de principes sensualistes dans la sixième feuille du Cabinet du Philosophe6, tandis que Christophe Martin a rapproché les vertiges identitaires de Marianne de la « théorie du sujet empiriste dérivée de la philosophie de Locke7 ». Ces quelques réflexions ouvrent la voie à une recherche sur les liens apparemment féconds entre la philosophie lockéenne et les œuvres marivaudiennes. Par corps empiristes, nous désignons les corps des personnages qui forgent leurs idées et forment leur esprit à partir des impressions que les corps d’autrui font sur leur sens.
Après un bref préambule philosophique, notre premier chapitre est consacré à la recherche des traces de la philosophie empiriste de Locke dans l’œuvre de Marivaux. La sixième feuille du Cabinet du philosophe, pivot dans la production marivaudienne, comprend une réécriture synthétique des principes empiristes développés par le philosophe anglais dans l’Essai sur l’entendement humain. Cette réécriture fait fonction d’introduction à la fiction du « Monde vrai » qui commence précisément à la fin de la sixième feuille du périodique. Entre le narrateur du « Monde vrai » et « l’homme de distinction » qui le lui fait découvrir, s’instaure un rapport pédagogique analogue à celui que Locke décrit dans De l’Éducation.
Cette relation pédagogique de nature empiriste, qui permet au narrateur d’apprendre la langue du corps, est critiquée par le dispositif expérimental mis en scène dans La Dispute, pièce qui peut ainsi être lue comme l’envers critique du Monde vrai.
293La sixième feuille du Cabinet du philosophe et la fiction du « Monde vrai » fournissent de plus des indications de lecture pour l’analyse des romans-mémoires, dont la publication8 se situe entre l’impression du Cabinet du philosophe (1734) et la représentation de La Dispute (1744)9. Jacob, héros du Paysan parvenu (1734-1735), et Marianne, héroïne de La Vie de Marianne (1731-1742) sont des figures d’enfant qui découvrent, accompagnées ou non d’un gouverneur, un « Nouveau Monde » et qui font l’expérience d’un langage dysfonctionnel et instable du corps.
1 J-J. Tatin-Gourier, Lire les Lumières, Paris, Dunod, 1996, p XI.
2 M. Gilot, Les Journaux de Marivaux, op. cit., p. 449 et 199.
3 H. Coulet, Marivaux romancier, op. cit., p. 12. Voir aussi H. Coulet et M. Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, Paris, Larousse, 1973, p. 35 et suivantes. H. Coulet a plutôt rapproché Marivaux de Malebranche (« Marivaux et Malebranche », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1973, no 25. p. 141-160, doi : 10.3406/caief.1973.1029, http://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1973_num_25_1_1029, dernière consultation le 25/03/2020).
4 F. Salaün, « Marivaux et le devenir femme : la généalogie des qualités féminines dans La Vie de Marianne », art. cité, p. 64.
5 Selon H. Coulet et M. Gilot, « [Marivaux] ne semble également se rapprocher du sensualisme que parce qu’il participe au mouvement général de la pensée à son époque, et non parce qu’il serait disciple de Locke », H. Coulet et M. Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, op. cit., p. 36.
6 Voir le chapitre i de cette troisième partie. Pour E. Leborgne, il y a également dans La Dispute un « sensualisme lockien extrapolé à la base du schéma anthropologique » qui est développé lorsqu’Églé découvre son reflet dans le ruisseau (« La solitude de l’indigent philosophe et l’anthropologie marivaudienne », art. cité, p. 160-161).
7 C. Martin, Mémoires d’une inconnue : Études de La Vie de Marianne de Marivaux, op. cit., p. 139. Christophe Martin rapproche les multiples images et récits de soi que Marianne construit de « la théorie du sujet empiriste dérivée de la philosophe de Locke qui se fonde sur la discontinuité des qualités du moi et des expériences qu’il peut faire, des sensations qu’il éprouve », annonçant presque Hume.
8 À l’exception de la première partie de La Vie de Marianne qui a été publiée en 1731, trois ans avant la publication du Cabinet du philosophe.
9 Dans leurs essais, R. Démoris (Le Roman à la première personne, op. cit., p. 410) et A. Deneys-Tunney (Écritures du corps, op. cit., p. 109 et suivantes) ont rapproché La Vie de Marianne du « Voyage au monde vrai », mais ils ne font pas de cette relation de voyage une clé de lecture pour analyser le romans-mémoires.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10620-3
- EAN : 9782406106203
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10620-3.p.0291
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Langue : Français