Avertissement de l’éditeur
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Les Contes bigarrés et autres nouvelles
- Pages : 81 à 82
- Collection : Littératures du monde, n° 16
Avertissement de l’éditeur
Lorsque l’estimable Irineï Modestovitch Gomozeïko, maître ès philosophie et membre de diverses sociétés savantes, m’a informé de son désir de faire imprimer les contes qu’il avait composés ou rassemblés, j’ai tenté de l’en dissuader autant que possible. Je lui ai représenté qu’il était bien peu convenable pour un homme de son rang de se consacrer à des écrits de ce genre, que, d’un autre côté, ceux-ci ne soutiendraient guère la comparaison avec ces nouvelles et romans historiques de toute beauté que nos écrivains ont commencé depuis peu à offrir au public russe. Je lui ai représenté que ses contes paraîtront trop étranges à certains lecteurs, et trop ordinaires à d’autres – et que d’aucuns les nommeront sans aucun doute étranges et ordinaires tout à la fois. Le titre même de son livre ne me plaisait guère ; je n’avais point été rassuré de voir que des journaux avaient fait l’éloge d’un conte qu’Irineï Modestovitch avait fait paraître en guise d’essai, sous le nom de Glinski1, dans un de nos almanachs. Mais lorsque Irineï Modestovitch, les larmes aux yeux, a attiré mon attention sur son frac qui tombait en poussière et dans lequel il lui était désormais impossible de se rendre dans le monde (le seul moyen, d’après Irineï Modestovitch, de conserver sa réputation), lorsque, d’une voix tremblante, il m’a fait part de son désir irrépressible d’acheter un livre rare qui se trouvait par hasard en vente, l’Introductiones apotelesmaticae in Astrologiam naturalem de Jean de Indagine2, ainsi que Les Œuvres de Jean Belot, cure de Milmonts, professeur es sciences Divines et Celectes, contenants la Chiromancie, Physiognomie, Traite de Divinations, Augures et songes, les sciences Steganographiques, Paulines Armadellest et Lullistes ; l’art de doctement precher et haranguer etc., alors, tous mes doutes se sont dissipés, j’ai accepté le manuscrit de l’estimable Irineï Modestovitch et j’ai pris la décision de le publier.
J’ose espérer que les lecteurs feront preuve d’une indulgence égale à la mienne, d’autant qu’ils pourraient encourager ainsi Irineï Modestovitch à terminer sa biographie3, ainsi que ses recherches historiques sur L’Art d’être arriéré, un ouvrage qui, bien que l’auteur ne souhaite lui conférer aucun caractère d’utilité, renferme à mon sens des exemples instructifs qui démontrent clairement ce qu’il faut éviter dans telle situation et qui se révèlent par conséquent tout à fait opportuns en pratique.
Encore une remarque : en dépit de sa timidité et de sa réserve, l’estimable Irineï Modestovitch a exigé de moi que je conservasse dans le livre que j’éditerais l’orthographe qu’il emploie, en particulier en ce qui concerne les signes de ponctuation. Il faut savoir qu’Irineï Modestovitch se désole fort de notre prodigalité en virgules et de notre avarice en points. Il ne peut comprendre d’où vient que, contrevenant aux observations sensées des savants, nous avons pour usage en russe de mettre une virgule devant chaque « que » et « qui », et devant « mais » un point-virgule. Irineï Modestovitch considère que l’on écrit des livres pour qu’ils soient lus, et que les signes de ponctuation y sont nécessaires pour que ce qui est écrit devienne compréhensible au lecteur ; il estime par ailleurs que nous utilisons les signes de ponctuation dans le but exprès de rendre le livre illisible à la première lecture – prima vista, comme disent les musiciens. Pour éviter ce défaut, Irineï Modestovitch s’efforce d’observer une hiérarchie logique entre les signes de ponctuation (,|–,,—|;|.) ; pour cette même raison, il s’est permis d’emprunter aux Espagnols le point d’interrogation inversé ¿, qui se met au début d’une période pour que l’on puisse reconnaître qu’il faut lui donner à la lecture l’intonation d’une question. Que les lecteurs en jugent par eux-mêmes, et que des personnes plus férues que moi de ces questions en débattent.
J’estime nécessaire d’ajouter que j’ai décliné la responsabilité d’être l’éditeur de L’Asile de fous, ouvrage qu’on nous a promis depuis si longtemps, et qui d’ailleurs, pour dire la vérité, promet plus qu’il n’est réellement.
1 Le septième récit « Où l’on raconte comme il est dangereux pour les jeunes filles de se promener en groupe sur la perspective Nevski » parut dans l’almanach La Comète de Biela [Комета Белы] en 1833, sous le pseudonyme Vl. Glinski.
2 Jean de Hagen, alchimiste du xve siècle.
3 Odoïevski avait commencé à écrire un texte intitulé « La Vie et les Aventures d’Irineï Modestovitch Gomozeïko, ou les Circonstances familiales qui l’ont rendu tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il n’aurait pas dû être ».
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-8124-3613-0
- EAN : 9782812436130
- ISSN : 2261-5911
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3613-0.p.0081
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/05/2016
- Langue : Français