Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène
- Pages : 531 à 534
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 98
- Série : Classique/Moderne, n° 10
Introduction
Quelle est la capacité du théâtre d’histoire immédiate à s’abstraire de l’hic et nunc, à proposer à ses spectateurs autre chose que la représentation d’événements advenus dans un passé récent ? Une telle question, qui guidera cette dernière partie, ne vise pas à nier le caractère éminemment référentiel du corpus qui a été largement évoqué dans les parties précédentes par l’étude des configurations du temps et de la stylisation littéraire de l’histoire. Cette interrogation concerne plutôt l’éventuelle portée générale de la représentation d’un événement particulier. Cette perspective découle des chapitres précédents : c’est bien parce que les logiques temporelles et les formes mimétiques mises en œuvre s’avèrent complexes et ambiguës que nous postulons une capacité des pièces à produire des représentations irréductibles à la simple restitution des événements écoulés.
Ce questionnement est appelé par les propos fameux d’Aristote sur les capacités respectives de l’histoire et de la fiction. Le chapitre neuf de la Poétique s’ouvre par ce paragraphe déjà cité :
Car la différence entre le chroniqueur [‘ιστορικòς] et le poète ne vient pas de ce que l’un s’exprime en vers et l’autre en prose […] ; mais la différence est que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce qui pourrait avoir lieu ; c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C’est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier » c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé1.
Aristote accorde à la poésie une noblesse et une puissance philosophique que ne possèderait pas l’histoire. Cette supériorité tient à ce que la poésie 532parvient à dépasser les cas empiriques et anecdotiques, et propose des représentations dont la portée est plus générale. Le Stagirite articule donc philosophie et généralité : les œuvres produisent de la pensée ou des idées en se détachant de l’événement particulier. La stylisation fictionnelle permet au lecteur de s’abstraire des détails, de se projeter dans le récit alors même qu’il ne le concerne pas directement et d’y déceler des conceptions transposables à d’autres cas ou généralisables. Ceci n’empêche pas, selon Aristote, d’utiliser des personnages de premier plan connus, parce que ce qui est arrivé est forcément crédible et donc susceptible de fonder une représentation vraisemblable :
Les tragiques, au contraire, s’en tiennent aux noms d’hommes réellement attestés. En voici la raison : c’est que le possible est persuasif ; or, ce qui n’a pas eu lieu, nous ne croyons pas encore que ce soit possible, tandis que ce qui a eu lieu, il est évident que c’est possible (si c’était impossible, cela n’aurait pas eu lieu)2.
Ce passage rappelle qu’Aristote n’est nullement opposé à l’utilisation de l’histoire en poésie. Le Stagirite précise ensuite que les œuvres introduisant des personnages attestés les entourent de figures forgées. La vérité est un vecteur de crédibilité mais la poésie déréalise l’histoire en intégrant les éléments avérés dans un ensemble inventé. Ainsi, les propos d’Aristote concernent en premier lieu la distinction entre histoire et poésie, en second lieu le cas de la poésie à personnage historique, dont la capacité à produire du général dépend de procédures de déréalisation, la fiction encadrant les ingrédients historiques. Il ne lie pas cette déréalisation à une stylisation morale ou à un gommage des aspérités du personnage historique : la vraisemblance d’un cas extraordinaire découle précisément de sa véridicité, de sorte qu’il n’est nul besoin de moraliser ou d’idéaliser un personnage et une situation historiques pour les rendre crédibles.
Lorsque d’Aubignac et La Mesnardière se réfèrent à ce passage de la Poétique, ils en déforment la lettre, d’une part en attribuant à la poésie historique les défauts de l’histoire, d’autre part en confondant vraisemblance et moralité. Ils mettent à profit leur lecture biaisée d’Aristote pour défendre des fictions anhistoriques. La Mesnardière substitue l’obligation de moralité à la nécessité de la vraisemblance des fictions et récuse l’usage de l’histoire qui, selon lui, a le tort de prendre indifféremment en compte des hommes vertueux ou des individus vicieux :
533C’est pour cela qu’Aristote ne feint point de préférer la poésie à l’Histoire, bien que de grands hommes l’appellent la maîtresse de notre vie, pour ce que, dit-il, le poète imitateur du philosophe, attache ses contemplations aux choses universelles et qu’il se plaît de les écrire selon qu’elles doivent être, au lieu que l’historien s’arrête au détail des affaires et qu’il raconte simplement les actions particulières ainsi qu’elles ont été faites, tantôt bonnes, tantôt mauvaises3.
Alors même qu’Aristote considère le vrai comme vraisemblable en soi, La Mesnardière le rejette comme non conforme à un certain devoir-être. D’Aubignac raisonne en des termes identiques lorsqu’il critique la représentation du fratricide d’Horace4 et du matricide de Néron5. La monstruosité, fût-elle avérée, n’est pas représentable : c’est bien parce que l’histoire est amorale qu’elle ne doit pas être, selon d’Aubignac, adaptée à la scène. Il suggère cependant qu’il est possible d’utiliser le vrai pourvu que celui-ci soit amendé, tel un modèle défectueux méritant correction. Si, d’après Aristote, l’histoire peut verser dans la fiction moyennant l’ajout d’éléments inventés, dépassant ainsi la contingence des cas pour atteindre au général, d’Aubignac entend pour sa part corriger l’histoire au nom de la nécessité d’une représentation morale : la production des idées se limite à la transmission de valeurs. Le paradoxe de ce discours réside dans l’ignorance volontaire de la conception dominante de l’histoire maîtresse de la vie6, qui est le régime d’historicité exemplaire dominant encore la première modernité. Contrairement à ce qu’indiquent La Mesnardière et d’Aubignac, l’histoire peut être pourvoyeuse d’exemplarité, précisément parce qu’elle est souvent conçue, à cette époque, comme un discours pédagogique visant à délivrer des modèles et des contre-modèles de comportement.
Ces développements appellent deux constats. D’une part, l’histoire en tant que telle paraît peu apte à réaliser la visée de la fiction, qui est de livrer des représentations suffisamment générales pour constituer un support commun d’identification et de réflexion. Sans interdire la mise en scène de l’histoire, le Stagirite prône sa déréalisation par le mélange avec des ingrédients fictionnels. D’autre part, une des formes de réalisation de la généralisation est l’exemplarité de la fable. Il ne faut pas 534confondre, comme le font d’Aubignac et La Mesnardière, généralité et moralité, mais il demeure indéniable que l’exemplarité constitue un type de généralisation, au sens où elle suppose l’application d’un cas à d’autres situations et à d’autres personnes.
Aux propos d’Aristote, on peut objecter que les pièces étudiées ici sont des poésies, ainsi que la partie précédente l’a montré. Il serait donc abusif de reporter sur elles les défauts de l’histoire, car elles traitent celle-ci sur un mode fictionnalisant. Le degré de fictionnalité des œuvres est cependant varié. Certaines demeurent très proches des faits et se gardent notamment d’entourer les personnages attestés par des figures inventées, contrairement à ce que demande le philosophe du Lycée. Elles correspondent à ce qu’Aristote considère comme insuffisamment fictionnel et déréalisé. Il est plus aisé de répondre aux critiques de d’Aubignac et La Mesnardière sur l’absence d’exemplarité : si les pièces puisent à l’histoire conçue comme discours exemplaire, elles ne devraient pas tomber dans l’écueil qu’ils décrivent. Commençons par étudier dans quelle mesure les œuvres recèlent cette exemplarité, constitutive d’une forme de généralité qui se déploie au-delà de l’anecdotique et de l’empirique, avant d’aborder d’autres modes de production « philosophique » à l’œuvre dans les pièces.
1 Aristote, La Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1980, 51a36-51b10, p. 65.
2 Ibid., p. 65.
3 Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique (1639), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 184.
4 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, op. cit., p. 113-114.
5 Ibid., p. 124-125.
6 Dans la citation donnée supra, La Mesnardière la cite pour en balayer la validité.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10840-5
- EAN : 9782406108405
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10840-5.p.0531
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/03/2021
- Langue : Français