Avant-propos L’opinion publique, juge et témoin
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Pouvoir en procès. Opinion publique et légitimité politique des Lumières au Premier Empire
- Auteurs : Brown (Ryan), Novak (Maximilien)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Rencontres, n° 619
Article de collectif : 1/16 Suivant
Avant-propos
L’opinion publique, juge et témoin
Les débats historiographiques modernes n’abordent pas le concept d’opinion publique de manière monolithique, mais le décrivent plutôt à travers le prisme de la constitution progressive d’une sphère publique. En conférant à l’opinion à la fois une force interne et une légitimité, elle permet aux gens de lettres de pouvoir intervenir au cœur des débats publics et de porter un jugement sur des affaires politiques. L’opinion publique se construit en étroite corrélation avec l’essor du discours public au sein des gens de lettres. À ce titre, elle repose sur la diffusion d’idées politiques par une société littéraire éclairée qui lui attribue une certaine légitimité politique et qui la reconnaît comme une force préexistante. Cette société littéraire forme, selon Malesherbes, un tribunal constitué dans le but de juger du mérite du citoyen par le biais de l’impression :
Il s’est élevé un tribunal indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent, qui apprécie tous les talens, qui prononce sur tous les genres de mérite ; et dans un siècle éclairé, dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par la voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes, ou le don de les émouvoir, les gens de lettres1.
L’opinion publique demeure une notion énigmatique au cœur des débats de l’historiographie moderne (Baker, Habermas, Ozouf, Rosanvallon), constamment déchirée entre la question des origines culturelles de la formation de la sphère publique et son caractère central dans le processus de légitimation des gouvernements. L’évolution progressive de la faculté 8de juger de l’opinion publique, transfigurant la fugacité de la rumeur en un véritable pouvoir de facto pendant la Révolution française, a pour effet de redéfinir en profondeur la nature des régimes politiques, et en particulier les structures constitutives de l’autorité ainsi que le rapport entre autorité et sujet. Cette approche conceptuelle devient éclairante aussitôt qu’elle est pensée à travers la notion de corps social : la violence associée à l’expression de ce jugement peut se lire comme la manifestation d’une crise de pouvoir politique.
Certains historiens, comme Antoine de Baecque, soulignent l’importance des représentations variées du corps dans le récit politique à l’œuvre pendant la Révolution. Notre travail collectif cherche aussi quelque part à élargir la contribution d’Antoine de Baecque2 afin de montrer comment la métaphore médicale développée dans les journaux et les pamphlets révolutionnaires donne corps à la manifestation du discours politique. La métaphore introduit un parallèle entre les deux corps du peuple – naturel et politique, suivant une variation de l’analyse de Kantorowicz dans The King’s Two Bodies (1957) – où cette maladie est représentée, par exemple, comme la hausse d’une fièvre d’un corps social en situation de révolte. Cet état pyrétique de la société peut s’envisager comme l’expression directe d’une volonté générale, un effort pour assurer la cohésion du corps social. Le développement des cercles de sociabilité, tels que la presse, les pamphlets et l’ascension du débat public, crée les conditions immatérielles d’un jugement collectif, et recompose la structure de dynamique interne du pouvoir politique dans la société française.
Ce volume est né de la réunion d’une sélection des travaux les plus pertinents présentés en langue française et anglaise lors du colloque intitulé “Power on Trial / Le pouvoir en procès”, qui s’est tenu les 14 et 15 avril 2023 à l’Université de Chicago. Les contributeurs de ce volume collectif ont abordé cette enquête consacrée au pouvoir d’opinion publique sous le prisme de l’interdisciplinarité en humanités et en sciences sociales représentant leurs domaines d’expertise respectifs : la littérature, l’histoire, la sociologie, le droit et l’histoire de l’art, parmi d’autres. En cela, ce 9volume collectif est à l’image du colloque : foisonnant et divers. Le débat historiographique autour du pouvoir de l’opinion publique a de multiples résonnances avec l’actualité immédiate. Dans ce prolongement, notre colloque fut suivi d’une table-ronde animée par Colin Jones. Celle-ci donna lieu à de fertiles débats qui ont permis d’élargir le propos à la question contemporaine. Colin Jones et Antoine de Baecque ont accepté respectivement d’ouvrir ce volume et de le conclure, tout en fournissant un éclairage précieux et inédit. Nous espérons que ce volume permet d’apporter quelques réponses historiques et littéraires à ce débat, tout en ouvrant de nouvelles perspectives de réflexion.
Maximilien Novak
Department of French and Italian
Dartmouth College
Ryan Brown
Department of Romance Languages and Literatures
University of Chicago
1 « Discours de réception à l’Académie française de Malesherbes », février 1775, « Il s’est élevé un tribunal indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent, qui apprécie tous les talens, qui prononce sur tous les genres de mérite ; et dans un siècle éclairé, dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par la voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes, ou le don de les émouvoir, les gens de lettres », en ligne, https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-m-de-malesherbes, consulté le 12/02/2024.
2 De Baecque, Antoine, Le corps de la Révolution : la souveraineté, le récit et le rituels politiques étudiés à travers leurs représentations corporelles (de l’Ancien Régime à la Révolution), thèse soutenue en 1992 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sous la direction de Michel Vovelle.
- Thème CLIL : 3286 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques -- Histoire des idées politiques depuis le XVIIIe siècle
- ISBN : 978-2-406-16550-7
- EAN : 9782406165507
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16550-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/04/2024
- Langue : Français
- Mots-clés : Opinion et esprit publics, République des lettres, débats politiques, cercles de sociabilités, presse, salons, pamphlets