Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Parnasse des poètes françois modernes contenant leurs plus riches & graves Sentences, Discours, Descriptions, & doctes enseignemens
- Pages : 9 à 13
- Collection : Textes de la Renaissance, n° 252
- Série : République des Muses, n° 6
Préface
Le Parnasse des poëtes françois modernes : contenant leurs plus riches et graves sentences, discours, descriptions et doctes enseignemens recueillies (sic) par feu Gilles Corrozet Parisien. Le sous-titre du Parnasse définit un programme de lecture. Corrozet nous apprend à identifier et à garder en mémoire, au sein de la poésie française du xvie siècle, un type d’énoncés spécifiques. Ce faisant, il met aussi en valeur une pente gnomique ou sentencieuse qu’on peut penser comme une catégorie anthropologique fondamentale. Elle consiste, face aux circonstances infiniment diverses de l’existence, à tenter d’en dégager (ou simplement d’y retrouver), dans une formule lapidaire, une leçon (du moins une idée, un constat) à valeur universelle.
Cette tendance inspire et nourrit la littérature, notamment la poésie, depuis les origines et jusqu’à nos jours (des poèmes homériques au rap contemporain, en passant par les livres sapientiaux de l’Ancien Testament, les Maximes de La Rochefoucauld ou les aphorismes de Char). Au Moyen Âge, la tradition des « proverbes en rime » est florissante. À la Renaissance, la redécouverte émerveillée de l’immense patrimoine gréco-romain suscite une multitude de florilèges : les humanistes se plaisent à collectionner les formules les plus brillantes ou les plus aptes à enseigner la sagesse ou la vertu. On les compile, on les traduit, on les récrit, on les imite, on les organise en recueils pour tous les publics, du plus érudit au moins lettré. Ainsi, les adages et les « graves sentences » si prisées d’un Érasme, d’un Budé ou d’un Du Bellay en viennent à émailler toutes sortes de compositions en prose ou en vers. Le discours dit gnomique irrigue potentiellement tous les genres poétiques : épopée, tragédie, comédie, ode, satire, épigramme… À cela trois raisons au moins. L’innutrition gnomique est d’abord encouragée par la pratique pédagogique des « recueils de lieux communs » dans les écoles et collèges des xvie et xviie siècles : comme l’a montré Ann Moss, des centaines de sententiae ont été lues, copiées, apprises par cœur, traduites, paraphrasées, commentées par chaque poète durant sa formation. De plus, 10malgré l’existence de recueils prestigieux comme les Sentences des septs sagesde la Grèce, les Vers dorés de Pythagore ou les Distiques de Caton, l’absence de théorie antique sur un supposé « genre gnomique », que les anciens ne conçoivent pas en tant que tel, fait qu’il n’est que rarement perçu comme autonome ; les théoriciens envisagent plutôt les sentences d’un point de vue rhétorique, comme des arguments ou des ornements nécessaires au sein d’œuvres de genres divers. Enfin, comme Horace et comme Corrozet, la plupart des auteurs sont profondément attachés à la fonction morale de l’écriture en général et de la poésie en particulier, vouée notamment à la transmission d’énoncés dignes de mémoire (les Muses sont filles de Mnémosyne). On répète le mot de Sénèque paraphrasé par Montaigne : « tout ainsi que la voix, contrainte dans l’étroit canal d’une trompette, sort plus aiguë et plus forte, ainsi […] la sentence, pressée aux pieds nombreux [rythmés] de la poésie, s’élance bien plus brusquement, et me fiert d’une plus vive secousse. » (Essais, I, 26, « De l’institution des enfants »). Jean de La Gessée ajoutera, l’année même de l’ultime réédition du Parnasse : « La Poésie a en soi je ne sais quel efficace, et secret aiguillon, pour inciter vivement les hommes à la vertu : et encore leur faire haïr et détester le vice. » (Les Jeunesses, 1583).
C’est donc dans un contexte de prolifération de la parole gnomique mais aussi d’attention humaniste à son endroit que prend place le travail anthologique de Gilles Corrozet : prolifération des florilèges recueillant pieusement le patrimoine de sagesse disséminé dans la littérature antique pour le vulgariser en latin ou en français, notamment grâce au classement par « lieux communs » (c’est-à-dire par thèmes), mais aussi prolifération de poésies « modernes » qui participent à « l’illustration de la langue françoise » en (re)formulant en vers français originaux ces mêmes lieux communs de la morale élémentaire et de la sagesse universelle. Jusqu’au milieu du xvie siècle, c’est exclusivement l’héritage de l’Antiquité qu’exploitent les compilateurs dans leurs recueils d’extraits. Mais tout change avec Ronsard. Après avoir été en 1553 le premier poète à désigner dans ses propres poésies, au moyen de guillemets en marge, les énoncés gnomiques dignes d’être notés dans un cahier de lieux communs et mémorisés, Ronsard généralise dans ses Œuvres de 1560 ce procédé de marquage (que plusieurs de ses émules comme Baïf ont déjà adopté à son imitation). C’est une nouvelle façon de lire la poésie moderne qui est encouragée et facilitée. Comme c’était le cas pour l’édition des Amours11de Ronsard commentée par le savant humaniste Marc Antoine Muret (1553), il s’agit implicitement de promouvoir la nouvelle poésie comme objet d’étude et comme modèle potentiel. Ronsard lui-même se flatte en 1564 de voir ce mode de lecture appliqué à ses propres œuvres par ses imitateurs : « par curiosité m’as lu et relu, noté par lieux communs et observé comme ton maître, [et] m’as appris par cœur » (Préface des Nouvelles poésies, 1564). Le patient butinage auquel se livre Corrozet (probablement dès les années 1550) consacre en quelque sorte l’application de ce type de lecture à toute la poésie contemporaine, au-delà du cadre pédagogique. Une façon parmi d’autres de montrer que le projet de La Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) est désormais pleinement atteint : les poètes français contemporains ont produit au cours des dernières décennies une poésie de qualité digne d’être à son tour imitée ; la poésie française « moderne » accède déjà au rang de classique.
Si l’ouvrage de Corrozet constitue ainsi un aboutissement, il n’en faut pas moins souligner ici l’insigne nouveauté du Parnasse des poètes françois modernes, véritable hapax dans le paysage poétique du xvie siècle français, tout comme l’extraordinaire promotion de la langue vulgaire qu’illustre cette initiative originale. Pour la première fois un recueil de lieux communs est entièrement composé d’extraits empruntés à des poètes français, et même à des poètes dont la majorité sont encore vivants (les sources du Parnasse de 1571 ont été publiées entre 1538 et 1569 ; l’édition augmentée de 1578 ajoute une poignée d’œuvres publiées entretemps). C’est donc exclusivement la poésie contemporaine de langue vulgaire qui se trouve ainsi mise en valeur à l’égal des modèles antiques. Pour toutes les œuvres citées (Corrozet a compilé plus de soixante-dix recueils d’une cinquantaine de poètes différents), Le Parnasse constitue non seulement une précieuse trace de réception mais aussi l’illustration d’un mode de lecture aujourd’hui quelque peu oublié, qui constitue à l’époque l’une des façons privilégiées d’aborder les textes, notamment poétiques.
Le studieux Corrozet, libraire avisé qui connaît parfaitement les attentes de ses clients, nous offre ainsi un témoignage de lecture d’une ampleur exceptionnelle, qui nous aide à mieux comprendre comment on a pu goûter la poésie à la Renaissance (et bien au-delà), en y puisant comme dans un trésor de sagesse. La méthode dont son recueil est l’aboutissement est celle que conseille en 1578 le traducteur des Sentences 12de Theognide Poete Grec, Nicolas Pavillon :« qui le voudra éplucher par le menu, marquer avec le crayon les mots dorés[…], il confessera qu’à peine le plus suffisant des sept Grecs le pourrait égaler » ; celle que pratiquera encore Étienne Pasquier, encourageant à butiner comme lui dans les Essais de Montaigne : « sur tout, son livre est un vrai séminaire de belles et notables sentences, dont les unes sont de son estoc [de son cru], et les autres transplantées si heureusement, et d’une telle naïveté dans son fonds qu’il est malaisé de les juger pour autres que siennes, dont je vous remarquerai […] quelques-unes, remettant à votre diligence de voir toutes les autres dans son Livre. » (Lettre à M. de Pelgé, Lettres, 1619). Corrozet lit donc les poètes qu’il admire, en « marquant les mots dorés », en remarquant les notables sentences, comme Pasquier lira Montaigne, et il partage avec ses lecteurs le fruit de sa moisson.
Non moins remarquable est l’ouverture dont témoigne la liste des auteurs cités, qui dépasse opportunément (à la veille de la Saint-Barthélemy) les antagonismes religieux entre catholiques et protestants. S’inscrivant implicitement mais délibérément au-delà des frontières confessionnelles, Corrozet a-t-il souhaité offrir à ses lecteurs un trésor de préceptes éthiques propre à constituer un terrain d’entente, à restaurer le socle commun d’une foi chrétienne et d’un « vivre ensemble » menacés par les divisions ? À cet égard, Le Parnasse est aussi un livre politique, dont le projet restera d’actualité durant toutes les guerres de religion. Les rééditions de 1572, 1578 et 1583 à Paris, Nancy et Lyon (comme son utilisation dans la Satyre Menippée, que nous révèle ici le savant éditeur) témoignent du succès non négligeable de cette anthologie durant cette période de troubles où l’on a souvent cherché dans la poésie l’expression efficace d’un discours de sagesse, de modération et d’apaisement.
Sachons gré à Antonin Godet de nous transmettre à son tour cet héritage aujourd’hui méconnu, dans une édition remarquablement soignée et informée, sur la base d’un triple effort de contextualisation, d’identification des sources et d’observation des méthodes de Corrozet. Grâce à ce patient et minutieux travail, nous entrons dans le laboratoire de l’œuvre pour en découvrir les ressorts, en même temps que les enjeux éthiques et esthétiques. Cette édition ne confirme pas seulement un renouveau de la réflexion universitaire sur la vogue de la poésie gnomique à la Renaissance. Elle démontre aussi l’importance et la singularité de ce Parnasse dans notre histoire littéraire, rien moins que 13le premier recueil imprimé de morceaux choisis des poètes français modernes (au sens de contemporains). Soulignons enfin les qualités d’une introduction nourrie qui, non contente d’éclairer savamment tous les aspects majeurs du recueil, le fait en conjuguant toujours rigueur et élégance. Dira-t-on qu’Antonin Godet ressemble au Corrozet qu’il nous peint ? Il partage du moins avec lui une humilité qui n’a d’égale que son enthousiasme communicatif, pour un objet qui le mérite assurément.
Jean Vignes
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-15869-1
- EAN : 9782406158691
- ISSN : 2105-2360
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15869-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 31/01/2024
- Langue : Français