Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Moment américain du roman français (1945-1950)
- Pages: I to IV
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 71
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Préface
Comme les lignes de la Compagnie Générale Transatlantique sur lesquelles ont vogué le Normandie, puis le France, les relations intellectuelles et littéraires entre les États-Unis et la France sont faites d’aller-retours. Elles sont aussi nourries d’ambiguïté, entre la hantise d’une américanisation présentée comme le dernier stade d’une dégénérescence démocratique, et l’espoir d’une régénérescence par le nouveau monde des formes de la vieille Europe. Tout cela se trouve déjà chez Laforgue, qui fut le traducteur de Whitman ; mais l’engagement américain dans les guerres européennes allait donner au phénomène une dimension nouvelle. L’Amérique a marqué les deux après-guerres, et le point culminant de son prestige se situe entre le Débarquement et la Guerre froide, de 1945 à 1947. Dans cette période, alors que la poésie a été portée au plus haut par la Résistance, c’est le roman qui fait figure d’homme malade de la littérature. Le roman français est en crise : l’Amérique va-t-elle le sauver, en lui permettant de renouveler ses formes ? Va-t-elle le perdre, en le dégradant au rang d’un mauvais genre, sorti du caniveau des pulps ? Le livre d’Anne Cadin répond à ces questions en préservant leur complexité, mais aussi en nous montrant qu’il s’agit, autant que d’un débat intellectuel, d’une mêlée confuse où s’échangent moins d’arguments que de clichés – chaque intervenant ayant son idée de l’Amérique, de la France, et de ce que doit être la littérature française.
Cela ne peut se faire sans mettre à distance nos préjugés les plus courants. Auteurs « blancs » (au sens de la collection blanche de Gallimard) et auteurs « noirs » (au sens de la Série noire, et plus largement du genre tel qu’il se désigne en français) sont donc envisagés sur un pied d’égalité a priori. On trouvera ici des auteurs classiques comme Sartre (mais Le Sursis en ce sens est loin d’être un texte « classique ») ; des auteurs consacrés comme Queneau (mais le Queneau marginal de Sally Mara), Boris Vian et Simenon, tous maintenant pléiadisés (avec une IIfocalisation sur les débuts de Simenon, autour de Pietr le Letton, et les romans « américains »), et même un auteur d’avant-garde comme Louis-René des Forêts ; des auteurs tardivement reconnus, comme Léo Malet ; des auteurs candidats à une réhabilitation, comme Meckert/Amila ; des auteurs tombés dans l’oubli, comme Mouloudji ; des auteurs restés dans le noir du temps, comme Arcouët ou Malartic ; et des curiosités, livres inconnus signés de gens mieux connus, comme Maurice Nadeau ou Jean Kanapa. Tous font l’objet d’une égale attention, et à juste titre : car le livre de Sartre vaut sans doute moins que ceux de Simenon, ceux de Vian/Sullivan au moins autant que ceux de Queneau/Sally Mara, et il n’est pas évident que ceux d’Arcouët ou de Malartic soient vraiment inférieurs à ces derniers.
Autant que les auteurs, ce sont les critiques qui ont défini ce « moment américain ». Ces critiques, nous les connaissons fort mal. Ne nous sont un peu familiers (outre Sartre, Beauvoir, Camus, Mauriac, qui font un tour de piste) que Claude-Edmonde Magny pour son livre sur L’Âge du roman américain, Gaétan Picon, et Thomas Narcejac. Mais on verra ici à l’œuvre, traitant du même sujet, Jean Blanzat, Charly Guyot, Raymond Dumay, Pierre Debray, Gilbert Guilleminault, Armand Hoog, Michel de Saint-Pierre (futur auteur des Nouveaux Prêtres, et l’un des pourfendeurs de Vatican II), Émile Henriot – et bien d’autres. On pourra constater que Michel de Saint-Pierre, par exemple, est bien plus ouvert que Henriot, le critique du Monde, qui affiche un conservatisme imbu d’ordre moral. Pour la période 1945-50, le dépouillement des périodiques a été très large, incluant des quotidiens et des magazines, si bien que livre fournit un véritable panorama de la presse d’après-guerre. Le scrupule d’érudition est porté dans ce livre à un degré rarement atteint. Si par exemple André Maurois est cité en français pour un article sur Hemingway paru en anglais dans This Quarter, c’est qu’il ne s’agit pas d’une retraduction, mais du texte français donné par Maurois à un volume collectif paru chez Denoël en 1931. Dans un tout autre contexte, on pourra découvrir, à partir d’un tract exposant la stratégie médiatique du Cartel d’action sociale et morale de Daniel Parker, reproduit dans un article de La Gazette des Lettres de 1947, tout un dossier sur le « cas » Henry Miller : une lettre de Miller à Armand Hoog, une réponse de Parker à un article d’Armand Pierhal dans Le Figaro littéraire, une interview plus tardive où Malet mentionne sa participation au comité de soutien à Miller – etc.
IIIDeux questions sont au centre du débat. L’une est celle du renouvellement du roman français, dont l’état de crise fait consensus au lendemain de la guerre, par un recours à la ressource américaine – une ressource introduite avant la guerre et déjà formatée au goût français autour des « quatre grands », Faulkner, Hemingway, Dos Passos et Steinbeck (ou Caldwell). Renouvellement par la technique, prolongeant les vues exposées par Sartre dès les années 1930 : les motifs essentiels sont ici la temporalité, le behaviourism avec ses conséquences sur la structure de la narration, et aussi ce que Sartre appelle « simultanéisme » et qu’il va tenter de mettre en pratique, à l’instar de Dos Passos, dans Le Sursis. Mais aussi renouvellement par la thématique, visant une évocation plus directe et plus saisissante de la vie : autant que celle de D. H. Lawrence, l’œuvre de Faulkner avait commencé à faire entrer la sexualité dans la littérature légitime. Enfin dans Les Raisins de la colère, autant que dans les livres de Richard Wright, Sartre et ses contemporains voyaient avec raison le modèle possible d’une littérature « engagée ». Du débat passionné que suscita la « crise du roman » au lendemain de la guerre, il n’est pourtant pas sorti grand chose : Le Sursis est un livre manqué ; Camus après L’Étranger,puis des Forêts après Les Mendiants, vont s’éloigner de ce qui avait pu sembler une manière américaine ; c’est du côté des romans « gris » de Simenon qu’une issue semble se faire jour. Ce bilan un peu décevant tient à ce que la filière américaine n’est pas seule en jeu : d’autres lignes sont ouvertes, à la fois vers l’extérieur (Kafka prenant le relais de Dostoïevski, Joyce progressant lentement, Musil se profilant) et vers l’intérieur, du côté de Sarraute, Beckett, Duras, Claude Simon, sans lesquels on ne peut envisager une articulation avec le « Nouveau Roman » – si suspecte doive être cette appellation.
La seconde question est le développement du roman policier, entre France et USA. Au sein du genre on observe la dissociation du policier « classique » (le whodunit) et du roman dit hard-boiled,issu des magazines pulp. Sous couvert d’importation, un modèle hyper-stylisé et linguistiquement transposé de celui-ci va s’installer dans une collection, la « Série noire », qui lui donne une présence éditoriale et une identité générique stables ; le rôle de Marcel Duhamel est en cela essentiel. Les plus doués des écrivains français vont faire du genre un pastiche créateur, comportant des indices métapoétiques lisibles après coup (ou par les initiés) : ainsi les Asquith, premières victimes féminines, IVdésignées comme « coup d’essai » dans J’irai cracher sur vos tombes. Ils vont contribuer à une autonomisation du corpus français par rapport à son modèle américain ; ce modèle sera réactivé comme légitimation du « néo-polar » dans les années 1970, grâce notamment au talent critique de Jean-Patrick Manchette. Anne Cadin retrace cette histoire dans le fin détail, avec une attention généreuse aux auteurs et aux livres oubliés.
La littérature n’est pas seule en jeu : sur ce terrain se développent deux campagnes idéologiques. D’une part, la croisade d’ordre moral menée par Daniel Parker, avec son cadre juridique (les lois de 1939 et 1949) et ses prolongements du côté du gaullisme et du PCF, tous deux défenseurs de la morale publique et pourfendeurs de la « pourriture américaine ». D’autre part, l’antiaméricanisme de gauche qui fleurit à partir de 1947, et dont la toile d’André Fougeron, La Civilisation atlantique (1953), fournit une illustration frappante. Le roman policier voit se recouper ou se regrouper contre lui l’antiaméricanisme politique (celui des Lettres françaises), le puritanisme des ligues, pour qui l’Amérique est un lieu de débauche et de violence, et la résistance traditionnelle des élites littéraires à la culture de masse. Le policier, comme le jazz, comme le cinéma, franchit les lignes, surtout quand il est manié par un virtuose polymorphe comme Boris Vian. On peut y voir un héritage inattendu du surréalisme : Léo Malet, Jacques Prévert, Marcel Duhamel, Boris Vian, se situent bien dans la lignée d’Aragon, qui en 1919 faisait entrer Nick Carter dans Anicet, ettorpillait son roman d’apprentissage en le transformant en pastiche de detective novel.
Que reste-t-il, aujourd’hui, de ce moment ? S’il n’en fallait retenir qu’un objet, ce serait les livres signés « Vernon Sullivan », qui continuent de briller d’un éclat énigmatique. Le style en a quelque peu vieilli, à moins qu’il ne se soit bonifié. Mais le transfert de la question raciale dans un pays qui pouvait, dans ces années, parler de roman noir sans que la couleur de peau des personnages soit impliquée, reste une idée fascinante. Qu’elle le soit de cette manière rend la question des faux nègres aussi intéressante que celle des faux romans américains ; et peut-être est-ce la même.
Michel Murat
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07753-4
- EAN: 9782406077534
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07753-4.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-06-2018
- Language: French