Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Métis révolutionnaire. Barbault-Royer, homme de lettres et voyageur engagé
- Pages : 9 à 15
- Collection : Géographies du monde, n° 30
Préface
La littérature de voyage, où l’on range à la fois récits de voyage et ouvrages de réflexion qui s’en inspirent, est la forme que prend depuis le xviie siècle un nouvel humanisme pratique. Les découvertes de contrées inconnues, de coutumes, de religions ou de systèmes de valeurs qui diffèrent du modèle européen disposent les gens éclairés au relativisme, aux progrès d’une raison apte à assurer le bonheur de la cité, comme le décrira Condorcet sous la Révolution (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795). Si la pensée critique des Gabriel Naudé, François de la Mothe le Vayer, Pierre Bayle ouvre la voie à l’émancipation des esprits, l’expérience de l’ailleurs devient une garantie pour expliquer les causes et les effets des différents systèmes politiques et contester l’ordo mundi mis en place par la volonté salvifique de Dieu autant que la foi chrétienne, inséparable de l’histoire sainte. Barbault-Royer est l’héritier de ce rationalisme classique qui libère la pensée d’un certain despotisme théologique. Et il est aussi de ces littérateurs, parmi les hommes de la Révolution, qui trouvent dans le voyage et les essais qu’ils en tirent l’occasion de remettre en cause les préjugés de leurs contemporains et la possibilité d’apprécier le mouvement de l’histoire révolutionnaire.
La France devient en 1789 un laboratoire d’idées politiques et de réformes institutionnelles. Les observateurs européens, épris de liberté et férus d’économie politique ou d’agriculture, voyagent en France : Edward Rigby (1747-1821), whig déclaré, en tire une relation rigoureuse, Letters from France &c. in 1789, tandis qu’Arthur Young (1741-1820) consigne de fines observations sous la forme conjuguée d’un registre de voyage et d’un essai scientifique dans Travels in France (1792)1. Sous leurs yeux fascinés, le destin d’une nation ne se forge-t-il pas ? Comme 10eux, Barbault-Royer propose à l’édition en juin 1800 un Voyage dans les départements du Nord, de la Lys, de l’Escaut, pendant les années VII et VIII, publié à Paris, chez Lepetit et à Lille, chez Vanackere.Il y insiste sur la nécessité de voyager en France pour découvrir la vaste étendue du territoire, la diversité des populations, des mœurs, des coutumes locales et les changements institutionnels qui ont été introduits par la Révolution :
Notre territoire même où nous vivons nous est moins connu que les tristes déserts de la Sibérie, les sables brûlants de l’Afrique, les plages lointaines de Java. Nous errons au hasard dans nos propres contrées, plus incertains cent fois au moins au sein de nos domaines que l’ennemi et l’étranger2.
Alors que la fresque historique des Lettres françaises enregistre le beau succès de cet ouvrage depuis l’époque de sa parution jusqu’à notre modernité3, la critique contemporaine privilégie fort hâtivement quelques-unes des réflexions et des esquisses de paysage faites par Barbault-Royer au cours du voyage. Source inépuisable d’extraits commodes, le Voyage dans les départements du Nord, de la Lys, de l’Escaut sert d’illustrations à une découverte du vieux Dunkerque (Marie-Madeleine Castellani & Christian Leroy, 20134 – Laurence Decroocq & Anne-Peggy Hellequin,20045). Ailleurs, l’ouvrage livre une attestation linguistique sur le non-usage du français dans la région de la Lys et à Menin sur le tracé de l’ancienne frontière (Jean-Jacques Hémardinquer, 19766) ou appuie des propos sur le ravage du vandalisme révolutionnaire à Lille (Laura Foulquier, 20107). Ces considérations fragmentaires, pourtant séduisantes, exposent à dépouiller de toute signification cette relation de voyage et la préoccupation principale qui s’y révèle.
11En effet Barbault-Royer comme ses contemporains prend clairement conscience que le peuple est frappé par la soudaineté des événements de la Révolution, qu’il s’est laissé convaincre de ce que rien ne permet d’en annoncer la fin heureuse. Quand le parti royaliste veut à tout prix voir dans l’actualité la manifestation de la volonté divine, Barbault-Royer cherche plus simplement à tirer le sens des événements grâce à sa droite raison. Prenant en outre ses distances par rapport à la démonstration voltairienne sur les causes morales qui favorisent l’apparition des grands hommes et des talents (« ainsi donc le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère », Le Siècle de Louis XIV8), Barbault-Royer rompt avec l’idée que la prospérité du peuple et la floraison des arts règnent sous la protection des rois. L’écrivain révolutionnaire entend tout expliquer par un vaste système déterministe, fondé sur des rapports rigoureux de causes et d’effets, principe qui guide ses essais politiques et ses récits de voyage, réels ou fictifs. En effet, qu’il se déplace en Espagne et dans les Caraïbes ou qu’il soit un voyageur immobile, menant les destinées de créatures imaginaires sur les routes d’une Afrique asservie ou dans les plantations négrières des Antilles, Barbault-Royer s’essaie à donner des explications sur les événements avec une grande intelligence. Empruntant ses arguments à la rhétorique révolutionnaire, il tire que l’Europe des têtes couronnées est le lieu de toutes inégalités sociales et qu’elle est responsable de l’asservissement colonial des peuples du monde. L’argumentation devient d’autant plus évidente pour le lecteur, que Barbault-Royer sait manier les références historiques, latines et grecques. On imagine bien les promesses que recèle la pensée antique en matière d’expérience historique pour un écrivain en quête de sens.
Toutefois, aux prises avec l’histoire en cours, Barbault-Royer est obligé de confronter ses convictions à l’expérience. Si sa fidélité à son idéal politique est la garantie de sa sincérité, il montre un embarras croissant à justifier les terribles apories de la justice révolutionnaire de 1793. Dans sa démarche viatique, l’effort de réflexion est constant et fait sentir le prix qu’il accorde à sa liberté de jugement. Nous voyons sans surprise s’exprimer, dans les œuvres et les articles qu’il publie, une éthique humaniste, certes fidèle à la tradition libertine, mais préoccupée de la condition présente des hommes. Renonçant au scepticisme 12des Anciens, l’écrivain s’engage avec ardeur dans la vie politique : menacé par de réels dangers et victime de trahisons et d’intrigues, il se voue à diffuser des vérités, qu’il considère comme aptes à mener les peuples vers le bonheur. Or, il n’aborde pas, comme certains, ces sujets majeurs pour la nation dans les cercles restreints et mondains de Paris. Barbaut-Royer pratique la tribune pendant la guerre de Vendée ; il prend de vrais risques durant les insurrections aux Caraïbes et affronte avec conviction les immobilismes des administrations. On devine ses relations politiques dans les archives parlementaires, grâce à ses discours, aux pétitions qu’il signe, aux lettres ouvertes qu’il adresse au pouvoir en place et aux correspondances de l’époque : Julien Raimond9, Joseph François Laignelot, Marie-Joseph Lequinio, François-Thomas Galbaud du Fort et Toussaint Louverture, parmi d’autres. On connaît les sujets qui préoccupe ce milieu, qu’il s’agisse de religion, de droits de l’homme, d’abolition de l’esclavage, de colonies, d’éducation civique ou de défense de la patrie. Régénérer en est l’un des mots favoris, résumant une ligne politique et un projet de société à venir.
Comme eux, Barbault-Royer a la volonté d’appliquer ce principe régénérateur aux institutions qu’il fréquente, à sa propre édification morale comme à celle de ses concitoyens. Sur le plan de sa création littéraire, il suit la même voie politique ; et même si ses esquisses romanesques le font prendre pour un jacobin utopiste, elles attestent sa confiance entière dans le rationalisme de progrès qui inspire la Révolution. S’il ne doute ni de la Régénération, ni de la libération du genre humain, c’est qu’en tant que matérialiste cartésien, il en appelle toujours à la vérification des faits : le voyage est ce qui lui permet d’observer les étapes réellement franchies grâce à la Révolution et de constater ce qui reste à réformer, comme l’état des chemins à revoir pour améliorer le commerce. Chaque progrès acquis devient l’annonce d’un autre à venir. Aussi il y a quelque chose d’émouvant dans l’anecdote que Barbault-Royer rapporte sur le général Dumas, père d’Alexandre10, dans le Voyage dans les départements du Nord de la Lys, de l’Escaut. Au moment où il prend un nouveau relais 13à Villers-Cotterets, le narrateur la raconte brièvement pour l’édification politique de son lecteur :
Un africain venait d’épouser dans cette ville la fille du maître de poste ; cette union approuvée par tous les sentiments de la philosophie, semblait complaire à plusieurs individus de cette ville, qui ne paraissaient pourtant pas de grands philosophes ; mais les idées d’ordre et de bon sens sont, en tout lieu, générales lorsqu’elles ont leurs principes dans les raisonnements simples de la justice et de l’humanité11.
L’histoire n’est pas anodine : elle montre que les Libres de couleur et les Noirs ont enfin accès à la citoyenneté de plein droit sur le sol républicain et qu’ils ont désormais la liberté de contracter des mariages mixtes, interdits sous l’Ancien Régime.
Barbault-Royer dévoile ici ce qui mobilise tout son être et justifie son engagement révolutionnaire : pour lui, quelle que soit la couleur de leur épiderme, les hommes devraient être libres et égaux en droits, comme le formule la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Au poids de l’évidence humaniste s’ajoute le constat de la réalité vécue : à chaque pas de ses aventures, en France, en Espagne ou aux Caraïbes, Barbault-Royer note que le préjugé de couleur renaît de ses cendres à la moindre occasion. Ainsi, lorsque Jean-Philippe Garran de Coulon (1748-1816), député du Loiret, entreprend d’examiner le cas du général Galbaud, impliqué dans la rébellion des colons blancs du Cap contre le pouvoir central, il note avec soin la présence de Barbault-Royer à ses côtés et précise aussitôt sa couleur de peau. Dans son Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des colonies, des Comités de salut public, de législation et de marine, réunis an V de la République, présenté au Corps législatif en nivôse an VII (décembre 1798), il écrit en effet :
Galbaud ne fit aucune réclamation sur tous ces points. Plusieurs de ses lettres annoncent même l’intention d’exécuter avec fermeté la loi du 4 avril. Il y déclare qu’il maintiendra sévèrement l’égalité républicaine entre tous les hommes libres quelle que soit leur couleur sans porter atteinte à l’esclavage des noirs. Dans le petit nombre de personnes qu’il [Galbaud] emmena de France, il prit pour secrétaire un homme de couleur, nommé Barbault-Royer, 14qui mangea toujours avec lui, ainsi que quelques autres citoyens du 4 avril12, qu’il s’attacha à lui à Saint-Domingue13.
Quand bien même Garran de Coulon aura joué un rôle important dans le mouvement abolitionniste français, on rencontre systématiquement sous la plume des contemporains de Barbault-Royer, des mots discriminants pour le qualifier, tirés du vocabulaire négrier, comme homme de couleur, mulâtre ou indien.
Comment nier dès lors qu’entre l’homme et l’écrivain se construit un rapport étroit, au fur et à mesure des expériences humiliantes qu’il subit. Et cette identité-là, on ne saurait la saisir sans découvrir les origines serviles de Barbault-Royer, le milieu esclavagiste dans lequel il a passé son adolescence près de Port-Louis en Isle de France (Maurice) et les détails de sa vie politique. Comment percevoir la portée de ses essais vengeurs contre l’Angleterre coloniale ou le sens profond de ses diatribes contre les représentants du Directoire envoyés à Saint-Domingue, sans s’enquérir du mouvement parisien des Libres de couleur, auquel il a participé activement ?
Certes l’exercice biographique est périlleux, car les sources manuscrites sont rares et les fonds de la Révolution comme les archives de la Marine restent peu exploitées. Mais en l’état des connaissances présentes, il importe de reconnaître à Barbault-Royer sa place de premier homme de lettres français et mauricien, indo-descendant, ancien Libre de couleur.
15Au lecteur, à présent, de découvrir le péripleintellectuel de ce révolutionnaire voyageur aux étonnantes aventures qui l’ont mené à sillonner les mers, de l’océan Indien aux mers des Caraïbes.
Mes plus vifs remerciements vont à Jean-Noël Pascal & à Françoise Tuffa, pour leur relecture précieuse et érudite.
1 Voir Huguette Krief, « Voyages en France révolutionnée », dans (dir.) Gérard Ferreyrolles et Laurent Versini, Le Livre du monde et le monde des livres, Mélanges en l’honneur de François Moureau, Paris, PUPS, 2012, p. 567-577.
2 Barbault-Royer, Voyage dans les départements du Nord, de la Lys, de l’Escaut, pendant les années VII et VIII, Paris, Lepetit & Lille, Vanackere, messidor an VIII, p. 190.
3 Une seconde édition paraît an IX (1800-1801), chez la veuve Panckoucke, à Paris, et une troisième en 1989, à Lille, chez Régis Lehoucq.
4 Marie-Madeleine Castellani & Christian Leroy, « présentation générale », Nord’, revue de critique littéraire des Hauts-de-France, 2013/1, no 61, p. 11.
5 Laurence Decroocq & Anne-Peggy Hellequin, « Dunkerque, de la description au symbolique », dans (dir) Alain Cabantous, Mythologies urbaines : Les villes entre histoire et imaginaire, Rennes, PUR, 2004, p. 275-290.
6 Jean-Jacques Hémardinquer, « La Flandre occidentale en 1800 vue par un sous-préfet », Revue du Nord, t. 58, no 229, Avril-juin 1976, p. 266.
7 Laura Foulquier, « ‘Je vous aime, ô débris’ : la poétique des ruines médiévales. Le musée imaginaire des générations romantiques », dans Fantasmagories du Moyen Âge : Entre médiéval et moyen-âgeux, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2010, p. 229.
8 Voltaire, Siècle de Louis XIV, t. II, dans Œuvres de Voltaire, t. XX, éd. Beuchot, Paris, Lefèvre, 1830, p. 326.
9 Voir les notes infra consacrées à ces hommes politiques, au moment où ils croisent le chemin de Barbault-Royer.
10 À comparer avec les propos de Paul Claudel, qui sont d’un racisme sans nuance, quand le poète s’exprime sur la naissance d’Alexandre Dumas à Villers-Cotteret : « Alexandre Dumas est bien ce que Villers-Cotterets était capable de produire en fait de nègre », Journal, t. II (1932-1955), éd. François Varillon et Jacques Petit, Paris, Galiimard, La Pléiade, 1969, Cahiers VIII, décembre 1942, p. 430. Cité par Charles Grivel, Alexandre Dumas,L’homme 100 têtes, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 87.
11 Barbault-Royer, Voyage dans les départements du Nord, op. cit., p. 2.
12 Cette expression fait référence à la Loi relative aux colonies et aux moyens d’y apaiser les troubles, donnée à Paris, le 4 avril 1792 et approuvée par Louis XVI : « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare que les hommes de couleur et nègres libres doivent jouir, ainsi que les colons blancs, de l’égalité des droits politiques, et après avoir décrété l’urgence, décrète ce qui suit : Article premier : Immédiatement après la publication du présent décret, il sera procédé dans chacune des colonies françaises des îles du Vent et Sous le Vent, à la réélection des assemblées coloniales et des municipalités, dans les formes prescrites dans le décret du 8 mars 1790, et l’instruction de l’assemblée nationale du 28 du même lois. Article 2 : Les hommes de couleur et nègres seront admis à voter dans toutes les assemblées paroissiales, et seront éligibles à toutes les places, lorsqu’ils réuniront d’ailleurs les conditions prescrites par l’article IV de l’instruction du 28 mars. […] Article 16 : Les décrets antérieurs, concernant les colonies, seront exécutés en tout ce qui n’est pas contraire aux dispositions du présent décret ».
13 Jean-Philippe Garran, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des colonies, des Comités de Salut public, de législation et de marine réunis, par J.-Ph. Garran député par le département du Loiret, imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, an VII, t. III, chap. iv, p. 370.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11339-3
- EAN : 9782406113393
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11339-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/09/2021
- Langue : Français