Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Masque d’Abraham. Essais et articles sur À la recherche du temps perdu
- Pages : 195 à 197
- Collection : Bibliothèque proustienne, n° 31
AVANT-PROPOS
À chacun son Marcel Proust. Un courant de la critique proustienne, par la voix isolée de Walter Benjamin d’abord, puis celle de René Girard, mais qui domine depuis quelques années1, a mis l’accent sur le caractère irrévocablement diasporique d’un texte qui clame pourtant bien haut les pouvoirs de la réconciliation et l’aboutissement d’une quête2. On a pu ainsi montrer la vérité romanesque derrière le mensonge romantique, dénoncer comme souvenir-écran l’image que le « Je » prétend nous donner pour archaïque et, sous ce que (détournant de son application une expression heureuse du romancier) on pourrait appeler « l’entrelacs joyeux et féodal » de la métaphore, surprendre au travail le ver irréfutable de la métonymie. C’est ainsi aussi qu’on a pu parler de l’éclatement dans l’espace d’un monde qui se place sous le signe de la vertu unificatrice du Temps retrouvé et disjoindre la rhétorique de la persuasion et l’art des tropes, pour amener celui-ci à contredire celle-là :
Dans un passage qui abonde en métaphores réussies et séduisantes et qui, de plus, affirme explicitement l’efficacité supérieure de la métaphore sur l’art de la métonymie, l’art de persuader est confié à un jeu de figures dans lequel les tropes de la contingence revêtent le masque trompeur des figures de la nécessité. (De Man 1979 : 67 ; notre traduction)
C’est à contre-courant de cette mode que nous prétendons naviguer. Voici un essai sur la Recherche lue naïvement ; on pourrait presque dire : 196relue par son propre Narrateur. Non que les leçons du structuralisme soient restées pour nous lettre morte. Au contraire : on s’expliquera plus loin sur le profit qu’il y a à tirer des méthodes nouvelles qui nous ont été proposées. Mais les analyses dont nous donnons ici le résultat impliquent un parti pris : par préjugé philosophique non moins que comme hypothèse de travail, nous prêtons créance aux affirmations du « Je » dans les moments où il est couvert par l’autorité de l’auteur. Pour nous aussi en somme, c’est de palimpseste qu’il s’agit. Mais l’image est prise ici dans le sens même où le romancier l’utilise. Ulm, Lodi, Leipzig, Cannes, Austerlitz, Rosbach, Waterloo, Leuthen, la petite attaque du Pratzen, l’enfoncement du centre à Rivoli : batailles originaires destinées à servir de modèles pour « une espèce de décalque stratégique, de pastiche tactique » comme l’explique Robert de Saint-Loup (RTP II, 410), ces batailles étant « comme le passé, comme la bibliothèque, comme l’érudition, comme l’étymologie, comme l’aristocratie des batailles nouvelles ». Simple imitation donc que ces affrontements de notre époque, et qui ne valent que comme reflets des engagements d’autrefois ? Oui, dans un sens, mais aussi Temps effectivement retrouvé. Car comment l’allégresse avec laquelle sont évoqués ces hauts-lieux de l’histoire militaire, ainsi que la tendre amitié qui lie le Protagoniste au maréchal des logis Saint-Loup, pourraient-elles ne pas se porter garantes d’une certaine authenticité de ces reflets ? Tannenberg réitère Cannes comme le baiser d’Albertine, celui de la mère. Cette ambigüité d’un palimpseste-pastiche qui est en même temps sceau de vérité, voilà sur quoi portera notre interrogation. On montrera ici, sous le masque du Père sacrificateur, le visage vivant de la bonté.
Peut-être, pour réserver l’avenir et garder le droit, nous aussi, de dire la part de la profanation, de la différence et de la différance dans le texte proustien, aurions-nous dû écrire, plutôt que « à chacun son Marcel Proust », « chaque livre en son temps ». Car l’ambition déconstructrice s’est exercée avec trop de brio pour qu’il soit question de réfuter ces thèses. Si notre projet s’insère dans le dialogue qui se trame autour du roman de Proust, c’est seulement pour montrer l’intérêt d’une lecture qui nous paraissait mériter d’être tentée. Il nous a paru utile, tout en acceptant l’enseignement du structuralisme, de 197montrer en Proust l’héritier du Romantisme et de l’Idéalisme, nous plaçant dans le sillage d’une certaine critique anglo-américaine qui, mieux que la française, a vu la continuité de l’esthétique depuis la fin du dix-huitième siècle jusqu’à la génération née vers 1870 (Kermode 1964, Abrams 19733).
1 [N.d.E.] Cet « Avant-propos » remonte vraisemblablement aux années 1980.
2 Voir les travaux (dont on trouvera les références dans notre bibliographie) de Walter Benjamin, Leo Bersani (pour « Déguisements du moi… »), Maurice Blanchot, Paul de Man, Gilles Deleuze, Serge Doubrovsky, David Ellison, Gérard Genette, René Girard, Walter Kasell, Jeffrey Mehlman, Georges Poulet, Jean Ricardou, Jean-Pierre Richard (c’est au troisième chapitre de son Proust et le monde sensible que nous pensons ici), Jacqueline Risset, Jean-Noël Vuarnet et Samuel Weber. Le texte de Benjamin est commenté et utilisé par Jacobs 1978 et Schlossman 1991.
3 [N.d.E.] Dans une lettre du 1er décembre 1997, parlant de la tradition romantique-idéaliste, Marcel Muller admettait : « Je suis nourri sur ce point de la lecture et relecture d’un livre encore jamais traduit en français (mais il l’a été en allemand !) qui est Natural Supernaturalism d’Abrams ».
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10023-2
- EAN : 9782406100232
- ISSN : 2258-9058
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10023-2.p.0195
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/12/2019
- Langue : Français