Panorama historique et historiographique des émotions médiévales
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Jeu des émotions dans la littérature française médiévale. Du beau au faux semblant
- Pages: 7 to 60
- Collection: POLEN - Power, Literature, Norms, n° 34
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Panorama historique
et historiographique
des émotions médiévales
Prélude
Le champ d’étude des émotions connaît depuis une vingtaine d’années un large succès dans toutes les disciplines qu’il peut convoquer, des sciences psychanalytiques et neurobiologiques à la philosophie et à l’histoire surtout. L’époque médiévale n’a pas été oubliée dans ce mouvement d’appropriation de l’histoire des émotions. Un nombre toujours plus important d’historiens se sont penchés sur cette entité significative des dynamiques et réalités médiévales. Le développement de la recherche historique a aussi offert un tremplin à une réflexion littéraire autour des émotions mises en scène dans les textes du Moyen Âge. Une telle approche, si elle a jusqu’à présent fait moins d’émules que celle qui a été proposée dans le champ historique, revêt de grands intérêts. Loin du détail narratif auquel on a eu tendance à la cantonner, l’émotion témoigne de logiques essentielles de l’analyse littéraire, propres à la trame du récit, aux ambitions auctoriales ou au genre littéraire dans lequel elle s’inscrit. L’émotion révèle et opère ainsi à une échelle souvent bien plus vaste que celle de la précision narrative. Elle se construit à la lueur de codes spécifiques, qui viennent redoubler ceux qui l’entourent déjà au niveau sociétal, au-delà de celui que porte lui-même le langage qui vient la manifester.
C’est à la croisée de ces influences que nous approcherons, au fil de cette étude, l’objet émotionnel dépeint dans la littérature française médiévale et les jeux auxquels il y est soumis. Nous voudrions observer les enjeux auxquels l’émotion vient répondre dans ce triple contexte 8de mise en scène et surtout les manipulations auxquelles elle doit se prêter pour y parvenir. Les jeux dans lesquels les émotions peuvent s’intégrer nous paraissent symboliques de dynamiques particulières. Ils se rattachent à tout un modèle affectif et comportemental révélateur du système idéologique médiéval et de celui construit dans les textes qui les dépeignent. Ils illustrent l’importance conférée au corps et aux apparences, dans l’expression des émotions comme dans le rapport obsédant à la sphère publique qui anime la société médiévale, et le débat qu’une telle considération de leurs symptômes physiques sous-tend dans la représentation des émotions entre corps et âme. Ils jouent aussi de la tension indissoluble entre vérité et mensonge questionnée tout au long du Moyen Âge, selon des paramètres qui s’avèrent très proches de ceux de l’émotion elle-même. Ils permettent ainsi de repenser l’association entre manifestation corporelle et sincérité et d’interroger sur cette base les codes d’expression de l’émotion sous leurs facettes multiples des normes culturelles, de l’impératif d’intercompréhension, mais aussi du risque d’hypocrisie. Nous souhaiterions de cette manière tenter de mieux appréhender l’entité émotionnelle dans la littérature médiévale, en cerner les particularités, les effets et les ressorts dans la perspective ludique, si ce n’est feinte, dans laquelle elle peut s’intégrer.
Les analyses que nous voudrions livrer au fil de cette étude doivent beaucoup aux analyses nombreuses et si enrichissantes qui ont été proposées jusqu’à présent dans tous les champs d’étude de l’émotion. Notre exposé débutera par une présentation des bases de réflexion qui se sont révélées essentielles à l’élaboration de notre propre perspective de recherche. Nous nous attacherons dans un premier temps à un relevé historiographique qui nous permettra d’explorer les conceptions diverses développées autour de l’émotion, toutes disciplines confondues. Nous pourrons nous arrêter sur les notions et les théories les plus marquantes de l’historiographie des émotions, mais surtout sur celles qui pourraient s’avérer les plus pertinentes pour notre analyse. Ce panorama des études consacrées aux émotions, médiévales avant tout, pourra nous fournir de nombreuses pistes de lecture, de multiples indications et références à l’histoire des émotions, à ses principaux tournants et phénomènes. Elles auront été des guides précieux dans notre approche de l’instance affective, dans l’appréhension des difficultés qui l’entourent et des solutions indispensables à son étude. Nous orienterons bien vite notre propos dans 9la direction la plus porteuse pour nos propres recherches, par le biais des études historiques surtout et littéraires plus encore bien sûr. Si elles restent plus rares encore que celles qui relèvent d’autres champs disciplinaires de la médiévistique, elles témoignent déjà de dynamiques essentielles à notre appréhension du jeu des émotions. Nous pourrons affiner la compréhension de notre sujet d’analyse à la lueur d’études peut-être plus connexes à la réflexion sur les émotions elles-mêmes, dédiées aux problématiques corporelles et rusées qu’elles peuvent aussi impliquer dans ce contexte. Le grand dynamisme de la recherche autour des émotions médiévales aura été autant un atout qu’une gageure. Il nous aura permis de gagner en efficacité dans la prise en compte des paramètres essentiels d’une telle analyse, mais il nous aura aussi imposé de restreindre notre perspective de travail. Nous aurions pu gagner à consulter plus largement les études développées dans le champ historique hors de la période médiévale, ou dans la discipline de l’histoire de l’art par exemple, elle aussi riche en analyses d’une grande finesse de l’instance affective, ou encore dans les littératures d’autres horizons linguistiques ou chronologiques. Face à la masse bibliographique qu’il convenait d’intégrer pour inscrire nos réflexions dans ce champ de recherche, nous avons dû nous limiter aux études qui correspondaient le mieux aux thématiques que nous avions nous-même décidé d’interroger. Le corpus d’analyse sur lequel nous nous sommes arrêtée n’a fait que renforcer cette exigence, par son ampleur et par l’ampleur bibliographique qu’il dictait lui aussi. Ces choix présentent naturellement des faiblesses certaines, mais ils révèlent surtout toute la richesse du champ d’étude des émotions que nous avons ainsi voulu circonscrire en introduction de nos propres réflexions.
À la lueur des références indispensables, mais aussi des résultats manifestes déjà produits dans l’étude des émotions médiévales, s’ajoute la question de sa terminologie. Une telle réflexion s’avère essentielle à l’appréhension de l’instance affective comme objet d’analyse. Elle permet surtout d’éclairer, si ce n’est de combler, le fossé entre les systèmes de représentation contemporains et médiévaux de l’émotion. Elle servira en outre de base de réflexion méthodologique. En accord avec les nombreux appels lancés dans ce sens1, nous voudrions fonder notre 10compréhension de l’émotion dans le vocabulaire et les définitions qui en sont proposées à l’époque médiévale. La perspective littéraire qui est la nôtre dicte la plus grande proximité avec les textes médiévaux, leur analyse ne pourrait trouver meilleur appui que l’étude du lexique qui y met en scène l’émotion et les sources, même si parfois implicites, qui les influencent. Ainsi, cet exposé terminologique servira de transition entre cette première réflexion épistémologique et celle que nous souhaitons dédier aux théories médiévales des émotions.
La présentation des théories médiévales des émotions offrira une base de réflexion solide et adéquate à notre analyse des jeux qui peuvent les entourer. Nous n’y consacrerons cependant qu’un exposé assez succinct. Notre objectif n’est pas de livrer un tableau détaillé de la conception de l’émotion chez les penseurs, philosophes et théologiens influents au Moyen Âge, mais simplement de poser les fondements de nos réflexions à venir. Cette présentation prétend avant tout offrir un tremplin vers nos analyses de la notion émotionnelle, en centrant avant tout notre propos sur la perception des affects et les prescriptions qui s’y rapportent. Nous en reviendrons pour ce faire aux grands philosophes antiques dont les réflexions imprègnent le système de pensée médiéval. Nous pourrons ensuite observer le poids des représentations chrétiennes dans la considération de l’instance affective, d’abord chez les Pères de l’Église qui en posent les premiers jalons, puis chez les penseurs les plus influents du Moyen Âge. Nous pourrons mesurer l’importance de la pensée affective développée aux alentours du xiie siècle tant dans les monastères que dans les universités qui viennent s’en faire l’écho. Nous percevrons ainsi l’obsession de contrôle qui pèse sur l’instance affective, avec toutes les implications qu’elle peut avoir dans la mobilisation et dans la manifestation des émotions que nous voudrions interroger dans leur mise en scène littéraire.
À la lumière de ces avertissements et de ces lignes directrices, nous pourrons fonder notre propre compréhension de l’objet d’étude, vaste, pluri-forme, voire ambigu, de l’émotion médiévale. Nous voudrions sur ces bases mettre en exergue nos propres objectifs de travail, les lignes d’influence essentielles de notre réflexion et ses objets exacts. Nous pourrons ainsi présenter de manière plus explicite les ambitions de cette étude du jeu des émotions, ensuite le corpus auquel elle s’est dédiée et finalement ses logiques de construction tout au long des six chapitres qui la constituent.
11Approches des émotions médiévales
Panorama historiographique
L’étude des émotions a sa propre histoire, révélatrice des points de tensions qu’elle cristallise et de ses enjeux. Elle connaît un long préambule, rythmé par un changement radical de représentation, essentiel à son appréhension dans le champ historique puis littéraire. Suivant l’exemple des historiens des émotions, nous voudrions rapidement revenir sur ces premières phases d’appropriation scientifique de l’émotion, mais nous nous concentrerons surtout sur les avancées notables des dernières années dans le domaine de la médiévistique en particulier. Cette présentation historiographique sera l’occasion de nous situer dans le champ de recherche riche et fructueux des émotions médiévales. Nous pourrons ainsi mieux définir nos propres objectifs et mettre en exergue les outils qui ont été développés et qui pourront nous aider à les poursuivre au mieux.
Une première phase de réflexion autour des émotions médiévales se formule déjà au début du xxe siècle, dans les ouvrages incontournables de Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge (1919), et de Norbert Elias, Le processus de civilisation (1939). Ceux-ci proposent une conception dite hydraulique des émotions, comprises comme un flux incontrôlé et irraisonné. On la retrouve encore chez le philosophe Robert C. Solomon (2007). Cette théorie témoigne d’une attention certaine accordée au Moyen Âge, que Norbert Elias dépeint comme l’enfance de l’humanité, située hors de tout contrôle de la raison, en amont de ce qu’il nomme la civilisation. Elle se fonde donc sur une opposition entre raison et émotion qui fut longtemps – et qui le reste encore par bien des aspects – influente. Mais en naturalisant et reléguant l’émotion à un rang inférieur, elle empêche toute réelle approche de l’émotion comme objet historique.
Un changement de paradigme2 s’opère aux alentours des années 1950-1960. L’évolution tient avant tout à la remise en cause de la 12dichotomie entre raison et émotion. L’impulsion en est donnée par les neurosciences qui démontrent l’enracinement des émotions dans le cerveau. La réflexion s’articule alors autour de deux courants, cognitiviste d’une part et constructionniste de l’autre. La psychologie cognitiviste, développée dès les années 1960 et menée à son apogée dans les années 1980, propose un schéma de l’émotion comme un processus à l’origine de connaissances et dès lors de décisions. L’émotion se voit investie d’une valeur proactive et tout aussi influente que la raison, qui n’est plus l’unique source de réflexion et d’action. De son côté, la théorie socio-constructionniste, élaborée dans les années 1970-1980 par les anthropologues, s’attaque au présupposé universaliste. Elle défend la part culturelle et construite du phénomène émotionnel, par opposition à une conception biologique et innée des émotions. Ces réflexions, d’ordre avant tout neurobiologique, psychologique et anthropologique, offrent une nouvelle place à l’instance affective, libérée de sa conception de « parent pauvre » de la raison3 et hissée ainsi au centre des attentions dans de nombreux champs d’étude.
Ces théories offrent une contribution évidente au développement de l’histoire des émotions. La valorisation de l’émotion comme objet de cognition et objet culturel se révèle indispensable à son entrée dans le domaine historique. Les réflexions menées au sein de l’École des Annales viennent, dans cette optique, soutenir les apports cognitivistes et constructionnistes, sous l’impulsion essentielle de Lucien Febvre. Son article fondateur, La sensibilité et l’histoire, paru en 1941 dans les Annales, défend l’intérêt de l’émotion comme objet historique4. Son appel n’est cependant pas immédiatement entendu, et c’est seulement aux alentours des années 1980 que se concrétise le tournant émotionnel, selon l’expression de Damien Boquet et de Piroska Nagy5. Les premières études historiques des émotions portent la trace de l’influence constructionniste. C’est le cas de celle de Carol Z. et Peter N. Stearns, véritables pionniers de l’histoire des émotions6, qui prennent la pleine 13mesure de leur dimension culturelle. Dans ce sens, ils mettent au point, dans leur étude de 1985, la notion d’émotionologie pour décrire les normes qui régissent l’instance affective et ses manifestations7. Cette tendance à considérer les logiques de construction des émotions anime également les travaux de Barbara H. Rosenwein. Avec son volume Anger’s Past (1998)8, elle amorce la période la plus intense d’études consacrées aux émotions médiévales. Elle y consacre la majorité de sa carrière et de ses recherches et développe pour ce faire des outils et des concepts précieux tels que celui de communauté émotionnelle, traité en particulier dans son ouvrage Emotional Communities in the Early Middle Ages (2006)9. Au fil de ses études, elle met en lumière le processus de construction culturelle à la base des émotions et de leurs manifestations, variables selon les communautés géographiques, temporelles, sociales ou religieuses, sans pour autant en ôter le potentiel authentique. En écho aux théories cognitivistes, l’historien William M. Reddy développe la notion d’emotive dans son ouvrage Navigation of Feeling (2001). Construite à l’instar de celle de performative de John Austin, elle lui permet de mettre en exergue la part active et influente de l’émotion10.
À la lumière de ce double héritage mis à contribution de manière si efficace, les historiens se passionnent pour les émotions. Depuis une vingtaine d’années maintenant, cet intérêt va croissant, offrant une profusion d’études qui témoignent de la légitimité et de la maturité gagnée par ce champ de la recherche. Les points de vue se multiplient au fil des ouvrages parus depuis lors, avec la thèse de Piroska Nagy qui interroge la mystérieuse conception religieuse du Don des larmes (2000)11 ; l’étude des instances de contrôle de l’émotion de l’Antiquité au Moyen Âge de Richard Sorabji dans Emotion and Peace of Mind (2000)12 ; l’analyse du 14rire médiéval de Jean Verdon (2001)13 ; celle de la peur et de la honte par Nira Pancer (2001)14 ; la publication de Daniel Lord Smail, The Consumption of Justice (2003), consacrée aux questions publiques et légales de l’émotion15 ; l’ouvrage du philosophe Simo Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy (2004) qui retrace l’histoire de la réception philosophique antique au sein de la pensée chrétienne16 ; ou encore celui de Damien Boquet, L’ordre de l’affect (2005), qui propose lui aussi un très beau panorama de cette histoire émotionnelle, axé sur sa réception cistercienne avec l’analyse qu’il y propose de la pensée d’Aelred de Rievaulx17. Première preuve du succès de ce domaine d’étude, des colloques et des ouvrages collectifs commencent à rassembler ces chercheurs autour des représentations médiévales de l’émotion. Citons pour exemple l’ouvrage collectif coordonné par C. Stephen Jaeger et Ingrid Kasten, Codierungen von Emotionen im Mittelalter (2003) qui regroupe diverses réflexions sur l’expression et la manifestation d’émotions, et leur codage dans une perspective qui insiste sur l’émotion comprise comme objet culturel18. C’est aussi le cas des volumes Les passions antiques et médiévales (2003)19 ou Emotions in the Heart of the City (2005)20. Le dynamisme des études médiévales dans le champ francophone doit beaucoup aux historiens Damien Boquet et Piroska Nagy, fondateurs du groupe de recherche EMMA en 2006 et organisateurs de nombreuses rencontres depuis lors. C’est ainsi que paraissent sous leur tutelle un numéro de la revue Critique consacré aux émotions médiévales (2007)21, tout comme les actes de colloque mis 15sur pied autour de l’Histoire de la vergogne (2008)22, du Sujet des émotionsau Moyen Âge (2008)23, des Politiques des émotions au Moyen Âge (2010)24 et de La chair des émotions (2011)25. L’ensemble de ces réflexions collectives les ont menés à la publication d’une véritable synthèse de l’histoire des émotions, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval (2015)26. Cet ouvrage incontournable témoigne du succès et de la plénitude de l’histoire des émotions et participe d’un élan marqué par l’année 2015, qui voit paraître plusieurs ouvrages de cette ampleur : Generations of Feeling de Barbara H. Rosenwein27, Haben Gefühle eine Geschichte de Rüdiger Schnell28 et The History of Emotions par Jan Plamper29. Ces publications démontrent la place acquise par les émotions dans la pensée historique et la maturité de cette réflexion, menée ainsi à son apogée par ces historiens qui proposent des synthèses de leurs années de recherches. Le succès ne s’est jamais démenti depuis. En 2015 parurent aussi d’autres ouvrages collectifs d’importance, comme Passions et pulsions à la cour30 ou Ordering Emotions in Europe31. Ces titres laissent entendre la place que conserve la perspective constructionniste dans les réflexions des historiens des émotions. La conception normée des émotions a été portée à un degré tout particulier chez Gerd Althoff, principal révisionniste de la théorie élasienne32. Il perçoit ainsi la spontanéité et la violence émotionnelles médiévales, pointées du doigt par Norbert Elias, comme pure politique. Il exacerbe au contraire la fonction sociale et communicative des émotions33. De ce point de vue, 16il tend à adopter une position extrême inverse pour ne plus considérer que la part rituelle, réglée et manipulatrice des émotions médiévales, le conduisant à négliger la question de leur authenticité. Mais il témoigne ce faisant d’un intérêt important pour la portée publique et rituelle des émotions, au cœur de la plupart des études proposées depuis lors. C’est aussi le cas de l’ouvrage de Laurent Smagghe, Les émotions du prince (2012), qui interroge le poids des normes émotionnelles en particulier pour les figures princières34, ou des analyses de Bénédicte Sère qui envisage la ritualité inhérente des représentations émotionnelles des souverains35. La monographie de Kate McGrath (2019)36 ou celle de Peter A. Jones (2019)37 s’inscrivent toujours dans cette réflexion autour du lien tissé entre affect et pouvoir. Le potentiel performatif des émotions doit lui aussi être interrogé dans ce contexte, comme l’atteste le volume Performing Emotions in Early Europe (2018)38. Il renvoie également à la question du corps, essentielle dans la compréhension médiévale des émotions. L’analyse de Béatrice Delaurenti (2016) du système de contagion émotionnelle offre un bel exemple de l’attention que requièrent les données physiologiques de l’instance affective39. La place acquise par les émotions dans l’histoire culturelle se propage toujours, comme en témoigne par exemple l’ouvrage Engaging the Emotions in Spanish Culture and History (2016)40. Elles gagnent en importance en se comprenant au cœur de phénomènes multiples et variés comme celui des croisades41 ou même de l’économie42. La sphère religieuse, essentielle dans l’affectivité médiévale, inspire de nombreuses 17réflexions, à commencer par celles déjà citées de Piroska Nagy par exemple43, mais aussi auparavant déjà de Jean Delumeau qui pose le lien entre peur et péché dans son analyse de la culpabilisationenOccident (1983)44. Les travaux de Carla Casagrande et de Silvana Vecchio sont représentatifs de cette association prégnante dans la pensée chrétienne médiévale entre émotions et péchés, puisque leurs études des péchés semblent les avoir ensuite conduites à celles des passions45. Citons également les ouvrages de Miri Rubin (2009) qui étudie la place essentielle de Marie dans la pratique dévotionnelle46, ou de Naama Cohen-Hanegbi (2017) qui envisage le rôle des émotions dans les soins de l’âme47. Les efforts de prise en compte de l’émotion se multiplient ainsi dans de nombreuses directions et donnent lieu à la parution d’autres ouvrages de références encore, comme celui de l’Histoire des émotions (2016)48, de Tears, Sighs and Laughter consacré à l’expression des émotions (2017)49, de Genealogies of Emotions d’Ann Brooks (2018)50, de The History of Emotions de Rob Boddice (2018)51, ou du très ample A cultural History of the Emotions (2019)52. L’étude des émotions en vient à rencontrer celle, tout aussi actuelle, des études genre, notamment pour interroger l’émotion de la honte ou de la pudeur, alors appelée vergogne. Nous pouvons mentionner à ce niveau les études de Mary C. Flannery, Practising Shame (2019)53 ou de Damien Boquet, dont le dernier ouvrage 18vise à cerner toute la subtilité de cette émotion ambiguë (2020)54. Cette année a d’ailleurs vu paraître un nombre toujours important d’études consacrées à l’histoire des émotions, avec notamment un véritable guide des sources et méthodes de l’histoire de l’émotion55, un ouvrage voué à une plus large diffusion de Barbara H. Rosenwein56, ou le résultat des réflexions conjointes de Rob Boddice et de Mark Smith, révélatrices de la richesse de cet objet d’étude à la croisée des champs disciplinaires57, ou encore de celles menées autour des émotions collectives58, un objet de recherche en plein développement.
Le champ d’étude des émotions semble de prime abord moins circonscrit chez les spécialistes de la littérature médiévale que chez les historiens : le nombre d’ouvrages consacrés à l’instance affective s’avère bien plus réduit, et nulle synthèse de référence n’a à ce jour livré de regard global sur la représentation littéraire de l’affectivité médiévale. Ceci n’exclut bien sûr pas la parution de plusieurs monographies et articles d’une grande richesse. On note d’ailleurs un intérêt ancien déjà pour l’investissement émotionnel dans les études littéraires, avec celles de Jean-Charles Payen, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale (1967), qui témoigne d’une considération essentielle des émotions dans l’univers religieux59, de Jacqueline Picoche du vocabulaire psychologique chez Froissart (1984)60, ou de Jacques Merceron autour de la mauvaise humeur (1998)61. Mais les spécialistes de la littérature se font aussi l’écho du tournant émotionnel. Ils emboitent le pas des historiens pour défendre le rôle des émotions dans la trame narrative et dans le chant poétique. Citons par exemple les analyses de Gérard Le Vot 19consacrées à l’expression lyrique des émotions (2003)62, de Kataryna Dybel qui envisage les paramètres du bonheur dans la littérature arthurienne (2004)63, ou encore celles de Bernard Ribémont dédiées à la peur épique (2008)64. Directement intégré dans la mouvance des études historiques, Andrew Lynch, directeur du projet australien « ARC Centre of Excellence for the History of Emotions », promeut ce sujet de recherche dans la discipline littéraire. Il est à l’origine, avec Michael Champion, d’un ouvrage collectif intitulé Understanding Emotions in Early Europe (2015), qui rapproche des contributions d’ordre aussi bien historique que littéraire65. Il a également participé au recueil Emotions in medieval Arthurian literature (2015), qui offre une preuve éclatante de la hausse d’intérêt des spécialistes de la littérature pour l’intégration de l’instance émotionnelle66. En cette année tout aussi productive chez les historiens que chez les littéraires, on peut aussi noter la parution de Cultivating the Heart qui se fait l’écho des réflexions dédiées à l’investissement émotionnel requis dans la pratique religieuse67. Mais il nous faut surtout présenter les parcours des trois chercheuses qui ont le plus contribué à l’essor des études littéraires des émotions médiévales, à commencer par Jutta Eming. Parfaite représentante de cette attention croissante accordée à l’instance affective, elle est membre d’un autre projet important « Languages of Emotion » créé à Berlin en 2007. Dès cette année, elle publie une monographie éclairante des dynamiques d’expression des émotions dans la littérature allemande qu’elle étudie, Emotion und Expression (2007)68. Elle approfondit son analyse du corpus tristanien dans un second volume, Emotionen im « Tristan », paru en cette 20riche année 201569. Ces ouvrages, tout comme l’ensemble de sa bibliographie, accordent une place importante aux modalités de l’expression des émotions, dans leur portée corporelle et ainsi même stylistique et performative. Elle interroge leur orientation culturelle et leur intentionnalité dans le contexte littéraire dans lequel elles s’inscrivent. Brînduşa Grigoriu porte à un haut degré de raffinement les analyses littéraires qui peuvent être faites des émotions. Bien loin des détails narratifs auxquels elles ont pu être cantonnées, elle révèle qu’elles prennent une place essentielle dans les codes narratifs autant que dans les codes culturels décryptés par les historiens. Brînduşa Grigoriu cherche ainsi à mettre en lumière l’émotionologie particulière des émotions littéraires dès son premier ouvrage consacré au Talent et au Maltalent (2012)70. Elle poursuit ses réflexions en confrontant les codes sociaux de l’honneur à l’émotion à haute valeur poétique qu’est l’amour dans le corpus, révélateur de cette tension, des romans tristaniens (2013)71. Elle adopte la même posture dans son étude des fabliaux et souligne le rôle des émotions dans les parcours initiatiques et transgressifs mis en scène dans ces récits (2015)72. Elle offre ainsi un modèle méthodologique d’une grande richesse, alliant les résultats des historiens, les notions qu’ils mettent sur pied, aux enjeux de l’analyse littéraire qui gagne en force et en nuances au gré de la prise en compte des schémas émotionnels qui la sous-tendent. Tout aussi significatifs de la finesse des analyses littéraires des émotions, les travaux de Sif Ríkharðsdóttir envisagent la place des émotions dans la tradition norroise (2017)73. Ils offrent une belle démonstration du pouvoir révélateur des émotions et des dynamiques narratives dans lesquelles elles peuvent ainsi s’inscrire. Attentive aux contextes dans lesquels les émotions apparaissent, Sif Ríkharðsdóttir témoigne de la richesse des codes auxquels elles viennent répondre, les nuances dont elles se parent face à eux et dont elles teintent ainsi le récit. Inspirées par ces exemples 21et selon le modèle des historiens médiévistes, des rencontres sont organisées pour rassembler les spécialistes de littératures qui se consacrent à l’étude des émotions. Ainsi, un colloque vient envisager la description de l’instance affective entre les littératures narrative et scientifique du Moyen Âge74. Un autre a pour ambition d’emboîter le pas aux études développées dans les autres champs de la médiévistique pour défendre la place des émotions comme objets littéraires75. En participant nous-même à certains de ces colloques, nous avons pu constater la vivacité des études littéraires des émotions médiévales. Un nombre croissant de jeunes chercheurs y consacrent leurs réflexions, suivant les exemples inspirants déjà offerts pour mettre en exergue la place de l’une ou l’autre émotion dans toute la diversité des corpus qui mobilisent les émotions dans leur construction. Notre propre travail tend à s’inscrire dans cette dynamique de recherche riche et fructueuse. Elle nous semblait légitimer ce parcours historiographique autant qu’une prise de position plus explicite quant aux points de vue défendus au fil de toutes ces études déjà proposées des émotions médiévales.
Les études psychologiques et neurobiologiques ont contribué de manière indéniable au développement de l’objet de recherche historique des émotions. Mais en regard de la perspective médiéviste qui est la nôtre, elles induisent le risque de proposer un prisme interprétatif anachronique, peu souhaitable dans notre appropriation des logiques médiévales de l’émotion. C’est dans ce sens que Damien Boquet et Piroska Nagy définissaient leur propre angle d’approche : « L’émotion en tant qu’objet historique n’est en rien “l’émotion psychologique” puisqu’elle est une construction médiatisée par le document et ses modalités d’élaboration76 ». Les conceptions neuroscientifiques nous semblent dès lors peu pertinentes dans le cadre d’une étude n’ayant pas pour objectif la réalité psychique et psychologique de l’émotion, mais sa manifestation construite, dans le cadre culturel qu’est celui du Moyen Âge et dans le discours littéraire qui s’en fait l’écho.
22Les travaux d’analyse et même de synthèse offerts par les historiens spécialistes de l’émotion s’avèrent incontournables. Ils fournissent des cadres de réflexions, des notions et des repères chronologiques d’une grande richesse pour l’étude des émotions médiévales. Nous voudrions surtout souligner l’intérêt des travaux pionniers de Carol Z. et Peter N. Stearns, ainsi que de William M. Reddy qui ont su mettre en lumière la part construite et performative des émotions, ceux de Barbara H. Rosenwein qui fondent la compréhension des émotions médiévales, ceux de Damien Boquet et de Piroska Nagy qui ont su dynamiser et légitimer le champ historique de l’émotion. Surtout, nous voulons mettre en exergue tout l’intérêt des outils méthodologiques qu’ils ont pu développer. Ce débat date déjà bien sûr, mais les justifications qu’ils ont pu donner tant pour les perspectives universalistes que culturalistes qui peuvent imprégner l’étude des émotions se révèlent enrichissantes, même dans le champ disciplinaire littéraire. Sif Ríkharðsdóttir profite de cette base de réflexion pour légitimer d’emblée son angle de travail à l’opposé du mythe cartésien ainsi déconstruit : « Emotive behaviour is thus determined by the biological mechanisms of the individual as well as the behavourial codes and conventions generated by a community of individuals. This collective framework of rules and conventions shapes the behaviour of the subject77 ». Hors du débat persistant entre ces deux théories, nous pouvons trouver un certain intérêt tant au point de vue culturaliste, révélateur des codes émotionnels, qu’universaliste, sensible aux manifestations corporelles des émotions. Les notions développées dans le cadre des études historiques trouveront aussi écho dans nos propres réflexions pour l’aide précieuse qu’elles offrent pour dénommer et délimiter les phénomènes que nous voudrions étudier. Celle de « communauté émotionnelle », forgée par Barbara H. Rosenwein, nous permettra d’envisager les logiques diverses qui marquent les groupes sociaux ou, plutôt, les groupes formés par un système idéologique similaire dans leur considération et manipulation des émotions78. Les étiquettes d’« émotionologie » ou de « feeling rules », construites chez Carol Z. et Peter N. Stearns, s’avéreront très utiles pour mettre en exergue la dimension normée des émotions médiévales79, qui se trouve à la base des jeux qui peuvent les entourer, on le verra. Il en va 23de même de celles de « script émotionnel », développée par la sociologue Agneta Fischer, ou d’« intelligence émotionnelle », proposée par Peter Salovey et John D. Mayer, et dont Brînduşa Grigoriu a révélé toute l’utilité dans une perspective littéraire80. En regard de la pertinence de ces notions, nous ne manquerons pas de les intégrer à notre tour à nos réflexions, mais sans pour autant risquer de les laisser conduire nos analyses ou de les y plaquer.
Indépendamment de leur richesse indéniable, il convient de mesurer les limites des méthodes et orientations des études historiques des émotions médiévales en regard de notre propre champ de recherche. Jutta Eming a mis en exergue les différences inhérentes de l’analyse littéraire avec la phénoménologie des émotions historiques81. L’objectif n’est pas le même, ni même le regard porté sur notre objet d’étude. Notre intention n’est pas d’atteindre l’émotion historique, dans une authenticité difficilement atteignable, mais celle mise en scène par la littérature. Si nous rejoignons tout à fait l’appel des historiens à considérer l’émotion dans sa portée culturelle et standardisée et selon le seul accès qui nous est possible à l’émotion par le biais de sa manifestation82, nous voudrions aussi valoriser le véhicule même de l’émotion médiévale, le texte qui s’en fait le support. Notre objectif ne serait ainsi pas tant de présenter une histoire des émotions, qu’une histoire des discours sur les émotions83.
Les travaux inspirants de Jutta Eming, de Brînduşa Grigoriu et de Sif Ríkharðsdóttir, au-delà des ouvrages collectifs consacrés aux émotions arthuriennes par exemple, constitueront des modèles d’analyse précieux. Ils permettent en outre, chacun à leur manière, de témoigner de la dimension culturelle, si ce n’est aussi performative des émotions, qui se trouvera au cœur de nos réflexions. Notre intérêt pour la part jouée des émotions nous conduira en effet à prendre en considération toute analyse qui ait inclus une réflexion sur la performativité, voire sur la manipulation d’émotions, via une présentation des codes qui peuvent l’entourer, ou 24une insistance sur le rôle exercé par les émotions dans l’instance publique notamment. Damien Boquet et Piroska Nagy, par exemple, ont veillé dans leurs études à problématiser le rapport des émotions aux normes, potentiellement « respectées, dépassées et jouées », selon la belle formule de Piroska Nagy84. Nous touchons ici à deux paramètres importants de l’émotion qui peuvent être facteurs de sa manipulation : sa part sociale, révélée par les théories constructionnistes, et sa conception pragmatique, mise en exergue notamment par William M. Reddy. Pareille prise en compte des paramètres de l’expression des émotions a été démontrée, dans cette lignée, par de nombreux historiens des émotions que nous avons pu citer85, mais aussi par les spécialistes de la littérature86. C’est notamment le cas d’Evelyn Birge Vitz, qui a consacré une bonne part de ses travaux à la question de la performance87 et qui s’est également penchée par ce biais sur les émotions88. À titre plus ponctuel peut-être, mais non moins pertinent, nous pouvons mentionner la thèse de Sharon C. Mitchell, dédiée aux manuels de comportement qui s’avèreront en effet porteurs dans notre perspective d’analyse89, ou les études de Tracy Adams90 ou de Florence Bouchet91 qui interrogent la performativité 25des codes amoureux courtois dans des corpus qui se révèleront aussi très pertinents dans notre point de vue. Les considérations amoureuses, mais pas seulement d’ailleurs, posent la question des catégories de genre qui imprègnent les prescriptions émotionnelles. Nombreuses sont les analyses qui se sont inscrites à la croisée du champ des émotions et de celui des études genre, tant dans une perspective historienne92 que littéraire93. Sif Ríkharðsdóttir a révélé tout l’intérêt de peser les distinctions de genre dans le comportement émotionnel prôné, valorisé ou blâmé dans la trame narrative94, un point de vue que nous aimerions nous aussi défendre dans nos propres analyses. Dans un autre registre, tout aussi significatif pour nos analyses, Monika Otter a pour sa part mis en lumière l’importance fondamentale du corps et du visage dans cette perspective performative des émotions95. Il s’agit là d’un paramètre essentiel de l’expression émotionnelle dans la compréhension et dans la mise en scène littéraire médiévale. De nombreux chercheurs ont déjà pu mettre en lumière la place centrale des manifestations physiques de l’émotion. Indices privilégiés de la révélation de l’intériorité, elles 26se posent au cœur des normes qui pèsent sur les émotions, avec toutes les problématiques que cela peut engendrer. À ce titre, nous porterons une attention particulière aux travaux menés sur la sphère corporelle et gestuelle, et à la question des apparences plus généralement, tant de la part des historiens96, que des spécialistes de la littérature. Citons pour exemple les études de Marie-Thérèse Lorcin97, de Magali Janet98, ou de Luca Pierdominci99, ou encore celle, conduite de manière collective, autour du Corps romanesque100. Nous devons surtout souligner l’intérêt des analyses de Guillemette Bolens qui a su, avec une finesse remarquable, démontrer toute la richesse de l’objet d’étude littéraire qu’est le corps, dans toutes ses facettes101. Elle a fourni des outils de réflexion précieux pour ce faire, comme la notion de « kinésie » pour envisager la valeur significative et cognitive du corps en rapport avec toutes ses voies d’expression et avec toutes les normes auxquelles il fait face102. Le pouvoir révélateur du corps a bien sûr fait l’objet des réflexions des spécialistes des émotions eux aussi. Ainsi, les analyses de Bernard Ribémont103, de 27Daniel Lord Smail104, ou Rüdiger Schnell105 incluent, voire se concentrent sur la place du corps dans leur mise en lumière de la portée narrative des émotions. Jutta Eming a elle aussi mis en exergue l’importance des marqueurs externes de l’émotion, qui s’observe autant dans les codes que dans les descriptions données de l’expression émotionnelle. Elle souligne ainsi le rôle communicatif et même authentifiant du corps, et le style ostentatoire auquel il peut se prêter dans cette optique106. Elle envisage alors les manipulations dont il peut faire l’objet, en profitant et détournant cette considération du corps comme le reflet immédiat de l’intériorité. Elle pose la question de sa performance et de l’esthétisation des émotions à laquelle il peut contribuer107.
La problématique de la sincérité des émotions a été posée au cœur des réflexions de plusieurs autres chercheurs. L’historienne Nira Pancer pèse ainsi, au cœur de ses analyses de la honte, l’ambiguïté du corps entre instance incontrôlable et performatrice des émotions108. De la même manière, Lyn Blanchfield interroge le rapport de continuité entre les larmes et la sincérité des émotions109. Pareilles réflexions font écho aux travaux des historiens Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche qui témoignent, dans leur histoire du visage et des enjeux de l’expression ou de la dissimulation des émotions qu’il permet, de la possibilité, voire de la nécessité, de manipuler les indices, offerts par le corps, de l’intériorité110. Ces considérations entrent évidemment au premier rang de nos objets d’attention, dans une volonté de contrecarrer 28la perception du corps et des gestes comme outils de vraisemblance, voire d’authentification, de l’émotion ainsi exprimée. Il nous paraitrait intéressant de repenser ce point de vue, souvent posé comme acquis, du moins de l’interroger dans une réflexion qui mêle à l’opposition, trop binaire, de l’émotion et de la raison celle du vrai et du faux. Dans ce sens, la manifestation non-verbale des émotions s’impose comme un lieu évident d’analyse. La tension que le corps recèle entre indice trahissant l’émotion et outil de feintise se révélera d’une grande richesse pour envisager les dynamiques particulières des jeux des émotions. Au cœur de ce réseau référentiel sur lequel nous avons la chance de pouvoir nous appuyer, nous voudrions placer cette problématique de la manipulation possible des émotions au cœur de nos analyses littéraires de l’instance affective. Nous souhaiterions ainsi remettre en question les présupposés et dichotomies qui peuvent y être liés, mais surtout prêter une attention nouvelle aux enjeux et aux messages révélés dans la trame narrative par les émotions et les efforts de dissimulation ou de simulation dont elles peuvent être l’objet.
Approche terminologique
La question du lexique employé pour qualifier les émotions s’avère bien entendu essentielle pour notre sujet d’étude. L’usage des mots pour dire les émotions nous confronte à un vocabulaire mouvant, tant du point de vue de son évolution historique que dans sa précision terminologique. Les quelques remarques lexicales que nous voudrions à présent poser ne nous offriront pas seulement une introduction adaptée à cette richesse, elles constituent une étape obligée pour une appréhension et une délimitation correctes du sujet. Elles le sont d’autant plus dans la perspective littéraire qui est la nôtre. Notre analyse des émotions se veut tributaire des paramètres de leur mise en scène et avant tout du langage qui permet de les activer dans le texte. Il s’agit là du grand paradoxe de l’histoire des émotions : l’émotion paraît inexprimable, mais elle se forge dans les mots qui la disent ou l’écrivent111. Cette attention que nous aimerions porter aux mots de l’émotion répond aux appels multiples et variés des historiens tant de l’émotion que de la corporalité qu’elle implique. Ainsi, Jean-Claude Schmitt soutient que 29« la piste du vocabulaire était, comme souvent en histoire, particulièrement instructive112 » pour débuter son étude de la morale des gestes. Les spécialistes de l’émotion, Barbara H. Rosenwein en tête, ont aussi mis en exergue cet impératif, renforcé par la nature insaisissable de l’instance affective113.
Il est nécessaire de préciser d’emblée, suivant l’exemple de la plupart des historiens des émotions, que le terme choisi pour qualifier ce champ de recherche ne peut constituer qu’une appellation générique. Ce terme n’existant tout simplement pas à l’époque médiévale114, il ne saurait désigner une réalité historique, ni même aisément la recouvrir. Cette question de vocabulaire pose un problème persistant et insoluble, plus encore en regard de son adaptabilité d’une langue à l’autre et de l’intercompréhension à son endroit dans l’ensemble de la communauté scientifique qui s’est fixé comme objectif de l’interroger. Le choix d’une dénomination précise, tout du moins représentative d’une certaine réalité, s’avère par ailleurs tout aussi complexe de nos jours qu’à l’époque médiévale. La désignation des mouvements intérieurs relève avant tout de nuances, dans le contexte d’emploi du mot en lui-même et plus encore dans sa transposition inter-linguistique. Jamais les termes choisis dans chaque langue ne semblent en effet correspondre à ceux utilisés dans d’autres, que l’on considère le passage du grec au latin, du latin au français médiéval, ou, de nos jours, le dialogue entre l’anglais, le français ou l’allemand par exemple. Même au sein d’une même langue, les auteurs se sont rarement accordés sur un terme unique pour désigner l’instance affective. À titre d’exemple, Cicéron et Sénèque, tous deux incontournables quand on vient à se pencher sur la conception médiévale des émotions, n’emploient pas le même mot pour introduire la liste qu’ils consacrent au lexique affectif. Cicéron 30recourt au terme perturbationes, tandis que Sénèque use du mot affectus115. Aucun de ces deux termes ne correspond d’ailleurs exactement au mot grec pathè, employé par Aristote116 qui lui confère toute son importance postérieure. En latin toujours, mais bien des siècles après Cicéron, Thomas d’Aquin usera pour sa part du terme passio117, qui a également une longue influence sur les analyses affectives menées par les philosophes, théologiens et savants médiévaux à sa suite. Cette disparité terminologique contribue à la difficulté de saisir la réalité émotionnelle médiévale. Cette difficulté se voit encore renforcée par l’absence de correspondance entre les étiquettes médiévales et actuelles pour désigner l’émotion. Le vocabulaire contemporain ne facilite pas non plus la donne : les nuances importantes qui existent entre les différents vocables qui pourraient qualifier l’émotion rendent peu aisée la conception d’un objet d’étude global et délégitiment a priori l’usage quelque peu artificiel du mot « émotion ». Mais ce sont justement ces difficultés qui justifient le consensus établi par les chercheurs autour du terme « émotion ». Ce mot-valise se révèle très utile pour qualifier le concept général visé par les disciplines qui se sont intéressées au phénomène émotionnel, toutes langues d’études confondues. Il s’avère d’autant plus nécessaire que le phénomène qu’il vient désigner résiste à toute définition globale118. Quelques précisions s’imposent néanmoins pour sa correcte appréhension : cette appellation doit se comprendre comme une étiquette, obtenue, dans sa conception francophone, par dilatation de sa signification originelle119 et par adaptation de l’anglicisme emotion. Il ne saurait s’agir de l’émotion comprise dans sa définition française, distincte du « sentiment », qui pourrait d’ailleurs s’avérer plus adéquat dans une certaine mesure. Il faut garder à l’esprit la nature et la fonction de cette appellation générique, consensus bien plus que représentation exacte et précise du phénomène émotionnel. Il importe surtout de ne pas désigner, sous ce terme « émotion », un 31artefact psychologique, mais bien seulement une étiquette adaptée à l’affectivité dans son ensemble120.
Cette problématique terminologique dépasse évidemment la seule dénomination du champ d’étude, elle concerne également – et certainement avant tout – l’objet en lui-même de ce dit champ d’étude. Que l’on choisisse de les décrire comme émotions, passions ou encore affects importe effectivement moins que de délimiter les émotions que l’on souhaite interroger. Une fois encore, se pose la question du lexique à considérer, mais à un niveau bien plus étendu alors. La même problématique linguistique du vocabulaire à choisir réapparaît, renforcée ici aussi par l’inadéquation irréductible de ce lexique d’une langue à l’autre. Il convient en outre de garder à l’esprit qu’emprunter des termes modernes et recourir à des catégories actuelles pour désigner les émotions médiévales relèverait de l’anachronisme121, ou de la « pure illusion pratique122 ». Le choix s’impose de lui-même : ces émotions que nous voudrions percevoir, saisir et analyser au sein d’un corpus de textes médiévaux ne peuvent s’étudier qu’« à travers les mots que les gens eux-mêmes employaient et considéraient comme des émotions123 », sur la base « des représentations des hommes et femmes du Moyen Âge qui eux aussi nomment, pensent, vivent les “choses affectives” selon leurs propres codes, motivations, finalités124 ». Suivant les appels des historiens des émotions, nous voudrions accorder l’importance requise aux théories développées à l’époque médiévale autour des émotions. Sur la base des listes et réflexions émises par les grands penseurs d’alors, nous pourrons en considérer l’influence, en vérifier et extrapoler les usages dans les œuvres médiévales qui porteront nos analyses. Barbara H. Rosenwein a mené cette expérience en s’appuyant sur les listes dressées par Cicéron dans ses Tusculanes, y ajoutant quelques termes clés introduits dans d’autres textes d’importance, antiques puis chrétiens, et en a tiré quelques conclusions prouvant l’efficacité d’une telle méthodologie sur laquelle bâtir les recherches lexicales qu’impose ce type d’étude125. Cette 32attention à porter aux textes et aux termes médiévaux a également été défendue par la plupart des chercheurs qui se sont confrontés aux émotions médiévales, comme les ouvrages de synthèse ou les résultats d’efforts collectifs produits à ce sujet tendent à l’attester126. Les spécialistes de la littérature médiévale ont aussi mis l’accent sur cet impératif de se fonder sur les textes médiévaux plutôt que d’essayer d’y adapter nos formules et conceptions modernes : « we will understand [Arthurian] emotions better as attentive readers of narrative than as quasi-scientific taxonomists looking for evidence leading us to facts and systems of thought beyond the text127 ».
Pour justifier cette concentration sur les sources médiévales de la terminologie affective, Damien Boquet a choisi pour sa part l’usage du décalque comme solution aux filtres d’interprétation qui risquent par trop souvent d’éloigner l’émotion décrite dans le texte médiéval. C’est ainsi qu’il défend son emploi du terme « affect », à entendre davantage comme une transposition des formules latines affectus ou affectio que dans son acceptation actuelle128. Il met en lumière ainsi le filtre interprétatif que constitue déjà elle-même la terminologie affective. Elle est toujours mise en forme, pensée et choisie par le prisme de la communauté émotionnelle dans laquelle s’inscrit son auteur, mais aussi motivée par les choix stylistiques qu’il peut poser. Ces mises en forme de l’émotion cristallisent tout l’intérêt d’une étude fondée sur le lexique médiéval. C’est aussi dans ce sens que nous souhaiterions ne pas nous fermer à une quelconque catégorie d’émotions dans notre appréhension de l’instance affective. Conformément aux recommandations de bon nombre d’historiens une fois de plus, nous pensons plus pertinent de laisser le texte médiéval nous conduire aux émotions dignes d’intérêt pour les enjeux de manipulations dont elles peuvent faire l’objet. A fortiori, une catégorisation de l’ensemble des émotions relèverait du 33mirage129. Bien sûr, nous pouvons bénéficier des lumières offertes par les théoriciens médiévaux eux-mêmes. Ils pourront aiguiller notre lecture et notre compréhension des constructions littéraires qui sont faites des émotions pour nous aider à percevoir les logiques qui sous-tendent leurs mises en scène et, plus encore, les jeux dans lesquelles elles sont inscrites. Aux filtres de la langue et de la littérature, nous voudrions en effet adjoindre celui du jeu porté autour de l’émotion, manipulée plus seulement dans sa formulation ou dans sa portée discursive et narrative, mais aussi dans sa réalité contenue ou détournée au gré des stratagèmes dans laquelle elle se comprend. Pareil entremêlement ne rend que plus indispensable une approche terminologique exacte de l’instance affective, pour pouvoir la saisir dans toutes ses nuances, ses orientations et ses intentions. Nous avons donc décidé de nous cantonner, de la manière la plus stricte possible, aux seules descriptions de jeux assumés comme tels d’émotions présentées comme telles. Nous avons ainsi malheureusement délaissé un grand nombre d’épisodes d’une grande richesse quant à leur mise en scène émotionnelle, mais qui ne dépeignaient pas de manière explicite une manipulation purement émotionnelle ou une émotion réellement jouée. Cet enchevêtrement des logiques de compréhension de l’objet émotionnel rend aussi d’autant plus nécessaire la confrontation aux théories médiévales des émotions, guides de lecture tout désignés des représentations émotionnelles mises en scène dans la littérature médiévale et outil d’approche privilégié du vocabulaire qui y est assigné.
Introduction aux théories médiévales des émotions
Les réflexions consacrées aux émotions chez les penseurs médiévaux s’avèrent incontournables pour approcher l’instance affective telle qu’elle se conçoit au Moyen Âge. Il nous semblait donc indispensable de faire précéder nos analyses d’une présentation des théories qui ont pu animer les débats et compréhensions particulières de l’émotion. Nous n’aurons pas pour autant pour objectif de dresser un tableau exhaustif et détaillé des réflexions développées par chacun des penseurs antiques et médiévaux 34que nous avons choisi de présenter. Nous nous contenterons de suivre le modèle offert par les historiens et historiens de la philosophie qui se sont si bien prêtés à cet exercice. Sur cette base, nous voudrions fournir un panorama de l’histoire de l’émotion telle qu’elle fut traitée chez les penseurs médiévaux pour déterminer les contours d’une perception émotionnelle globale qui servira d’appui aux mises en scène littéraires auxquelles nous voudrions dédier nos propres recherches.
La compréhension de l’émotion médiévale doit beaucoup aux réflexions développées chez les philosophes antiques et surtout chez Platon. Philosophe grec du ve siècle avant Jésus-Christ, Platon est à la source de la première systématisation du phénomène émotionnel, déterminante pour la tradition philosophique occidentale130. Il pose pour point de départ une conception tripartite de l’âme entre ses parts raisonnée, concupiscible et irascible. Il en propose une représentation symbolique sous la forme d’un char, la part raisonnée, mené par deux chevaux, les parts concupiscible et irascible, à garder sous le contrôle de la raison selon cette image expressive. Il oppose donc l’émotion à la raison, selon un point de vue dominant tout au long de l’histoire des émotions. Les notions de concupiscible et d’irascible ont connu une réception importante au Moyen Âge. Les émotions, forcément non-raisonnées, pourraient donc relever ou de l’instance concupiscible, dite aussi appétitive, toujours cause de perturbations, ou de l’instance irascible, potentiellement positive si elle s’avère contrôlée et orientée vers la raison. Platon conçoit ainsi les émotions comme des évaluations mal guidées, nécessitant un important contrôle pour une correcte orientation. Cette idée se révélera très porteuse au Moyen Âge.
Le succès des théories platoniciennes n’attend cependant pas le xiie siècle pour éclore. Galien, médecin grec du iie siècle, reprend le schéma platonicien des trois sections de l’âme, qu’il associe à différents organes pour construire son modèle humoral, très influent à l’époque médiévale. Galien défend une représentation des émotions comme des phénomènes mentaux accompagnés de changements physiologiques en lien surtout avec les quatre humeurs qu’il identifie dans le corps. Dans l’objectif d’équilibre qu’il cherche à assurer entre celles-ci, il prône lui aussi un contrôle continu, en particulier des changements corporels qui 35découlent des émotions. Cette réflexion à caractère médical aura un impact important au cours du xiie et du xiiie siècles surtout.
Aristote exercera lui aussi une influence profonde lors du Bas Moyen Âge. Le grand philosophe de la Grèce Antique élabore, au iiie siècle avant Jésus-Christ, des schémas essentiels en ce qui concerne l’instance affective. Il conçoit lui aussi l’âme sur un modèle tripartite. Il en distingue les sphères rationnelle, sensitive et végétative qui remplissent trois fonctions, vivifiante, sensible et réflexive, dans le corps. Il renforce ainsi le conflit entre raison et émotions déjà présent dans le système de réflexion platonicien. Mais il soutient aussi l’union de l’âme et du corps, selon une idée phare de la réception médiévale d’Aristote. Dans ce contexte, il présente les émotions comme bénéfiques, sources de cognition et de motivation pour les interactions sociales. Il en établit une structure commune, fondée sur un processus d’évaluation – positive ou négative –, à la source d’un sentiment – plaisant ou déplaisant –, d’une suggestion comportementale et finalement d’une impulsion vers l’action, ainsi que d’un changement corporel. De manière tout aussi porteuse, il dresse plusieurs listes des émotions, variables selon ses œuvres et la lecture qui y a été appliquée. Il dénombre notamment la colère, la douceur, l’amitié, la haine, la peur, la confiance, la honte, la gentillesse, la pitié, l’indignation, l’envie et l’émulation. Cette représentation, aussi bien platonicienne qu’aristotélicienne, des émotions comme des entités certes irraisonnées, mais à valeur ontologique, s’opposera à celle des philosophes stoïciens131.
Les Stoïciens développent en effet un modèle des émotions comme des impulsions perturbatrices contraires à la raison, qu’il ne convient pas seulement de contrôler, mais même d’éradiquer. Chrysippe et Zénon, fondateurs de ce courant philosophique aux alentours du iiie siècle avant Jésus-Christ, insistent en particulier sur le jugement indispensable à faire porter sur l’émotion conçue comme une réaction incontrôlable. Pareille perspective s’éclaire à la lueur de leur perception de l’âme comme uniforme, uniformément rationnelle et au sein de laquelle les émotions n’ont donc aucune place. L’instance affective se confronte surtout à l’enjeu central des dogmes stoïciens, à savoir leur objectif d’apatheia. Dans leur souci d’annihilation des émotions, ils en mettent en place une véritable typologie. Les Stoïciens distinguent le plaisir, lié 36au présent et au bon, la détresse, liée au présent et au mauvais, le désir, associé au futur et au bon, et la peur, à relier au futur et au mauvais. Cicéron, auteur latin du ier siècle avant Jésus-Christ, fut considéré à l’époque médiévale comme l’une des principales figures du Stoïcisme. Il reprend de Chrysippe la compréhension des émotions comme des instances non-naturelles, irrationnelles et surtout comme des erreurs de jugement, si ce n’est des mouvements malades de l’âme. C’est ainsi qu’il justifie à son tour l’inutilité d’une thérapie de modération, de metriopathia, telle que le défendent surtout les Épicuriens, et recommande plutôt l’apatheia, une introspection et un contrôle de soi permanents à l’égard des émotions. Cicéron joue également un rôle important dans l’élaboration de la notion stoïcienne de pré-émotion, c’est-à-dire de mouvement premier indépendant de la volonté, pouvant dès lors échapper au contrôle, indispensable ensuite, de la raison. Elle se retrouve chez Posidonius qui, peu après Cicéron, vient mêler les apports stoïciens et néoplatoniciens, notamment liés à la tripartition de l’âme. Il conçoit ainsi la pré-émotion comme naturelle, hors de toute instance de jugement – ce paradigme essentiel de l’émotion chez les Stoïciens – et parfois incontrôlable. Ces points de vue stoïciens et néoplatoniciens sont ensuite synthétisés, sous l’impulsion de Posidonius, par Sénèque au ier siècle. Il affirme notamment, dans son important traité sur la colère, le caractère hors de contrôle de la pré-émotion, qui reste néanmoins toujours à éviter. Il développe dans ce sens une dynamique à connotation morale de l’émotion, construite en trois étapes : représentation mentale, élan de la volonté et finalement assentiment, lié à la raison. Cette considération de l’émotion partiellement incontrôlable ne la libère pas pour autant de sa dépréciation stoïcienne. Sénèque contrecarre en effet la pensée aristotélicienne de la disposition émotionnelle vertueuse. Une émotion, même la plus innocente, en entraîne toujours une autre, de plus en plus ingouvernable, ce qui pousse Sénèque à réaffirmer ce besoin de contrôle sans faille défendu par les Stoïciens. Cette recommandation de contrôle sera ensuite reprise et amplifiée par Quintilien qui, en bon orateur, codifie l’exercice rhétorique des passions. Il érige ainsi en stratégie d’éloquence le contrôle de soi, ainsi que des autres, par les émotions. Il défend une forme de mise en scène émotionnelle fondée sur l’impératif de contrôle, une perception pertinente des manipulations dont l’émotion peut faire l’objet. Ces philosophes latins, Cicéron et Sénèque en tête, 37léguèrent à l’époque médiévale de riches listes d’émotions. Cicéron est à l’origine des plus influentes, dressées dans ses Tusculanes ou dans son De Oratore. Il y énumère de multiples émotions, qu’il nomme affectiones ou perturbationes : bien sûr les habituelles laeticia, agritudo, libido et metus stoïciennes132, mais aussi l’amour, la haine, la peur, la colère, l’espoir, la joie, la tristesse, l’envie et la pitié133. Sénèque, de son côté, exacerbe l’importance des émotions d’audace, d’amour et de colère bien sûr au travers du traité qu’il y a consacré. Ces listes, les définitions et conceptions qui y sont proposées exercèrent un poids important au Moyen Âge.
Un détour par la philosophie épicurienne s’avère encore nécessaire avant d’envisager la réception médiévale et avant tout chrétienne de ces réflexions antiques. Au contraire des Stoïciens, les Épicuriens perçoivent l’émotion comme naturelle et recommandent certes son contrôle, mais seulement dans un objectif de metriopathia et, ainsi, de tranquillité de l’âme. Ils rejoignent en ce sens les théories stoïciennes par leur déconsidération de la colère, source de perturbation indéniable. Mais leur traitement des émotions se rapproche surtout de celui proposé par Platon, qui appelle au contrôle de la raison sur les émotions, toujours risques de troubles, sans pour autant les condamner. Cette représentation de l’instance affective pèsera elle aussi sur le développement du modèle émotionnel médiéval, ces exhortations de contrôle et de juste mesure côtoyant toujours celles de l’apatheia transmises par les Stoïciens.
De nombreux chercheurs, Damien Boquet et Piroska Nagy au premier plan134, ont insisté sur l’importance capitale de la pensée chrétienne dans l’élaboration du système affectif médiéval. L’influence chrétienne se révèle à tous les niveaux, notamment par un effet de source indéniable. Notre compréhension de l’époque médiévale ne saurait éviter le prisme chrétien véhiculé par tous les auteurs qui nous y donnent accès. Le constat vaut tout autant pour la représentation émotionnelle, inscrite dans la morale chrétienne. L’attention qu’elle prête dès ses débuts à la 38question des émotions s’avère incontournable pour notre approche de l’instance affective au Moyen Âge.
Le système de représentation émotionnel chrétien émerge avec les Pères de l’Église, en particulier Origène, Clément d’Alexandrie, Tertullien et Lactance. Origène s’inscrit dans la réception stoïcienne essentielle aux premiers siècles du Christianisme. Il réactualise, dans une conception chrétienne, l’idéal d’apatheia comme une recommandation de contrôle et d’introspection permanents, ainsi que la théorie des pré-passions. Il perçoit ces dernières comme des tentations, non-coupables, mais à repousser. Dans son approche chrétienne, il les conçoit comme le résultat d’une mauvaise pensée. Clément d’Alexandrie, l’un des autres Pères grecs de l’Église de cette importante génération du iiie siècle, propose une considération bien plus composite de l’émotion, liant les apports stoïciens et épicuriens. Il mêle les objectifs d’apatheia et de metriopathia, prônant une sérénité de l’intention, sans pour autant nier les élans sensibles de l’âme. Il fonde ainsi la morale chrétienne du détachement de soi, cruciale tout au long du Moyen Âge. Tertullien présente le même type de double héritage. Il érige l’apatheia comme stratégie principale contre les émotions, mais il pose également un regard positif sur les émotions. Il défend dans ce sens la part émotive témoignée par le Christ lui-même. Lactance, finalement, offre la première synthèse de la doctrine émotionnelle dans cette genèse du Christianisme135. Pour ce faire, il recourt bien sûr aux théories antiques, mais fait preuve aussi bien d’inspiration que de détachement face aux modèles stoïciens notamment. Il conçoit les émotions comme neutres en elles-mêmes et exacerbe l’association entre leur valeur morale et leur orientation et intention. Sur cette base, il sort les émotions du cercle du vice et reconnaît même leur part utile, voire positive, les émotions ayant été accordées par Dieu. Il recommande ainsi la maîtrise des émotions plutôt que leur évincement pur et simple.
Poursuivant le courant patristique, ainsi que l’élan offert par ces premiers penseurs chrétiens, Ambroise de Milan parachève, au ive siècle, l’intégration des modèles philosophiques antiques à la doctrine chrétienne. Il introduit dans sa théorie de l’émotion l’influence exercée par la Chute, notion durable et d’importance dans le modèle émotionnel chrétien. Il défend alors une perception de l’émotion moralement neutre, 39comme une puissance naturelle de l’âme, mais sujette au débordement depuis la Chute. La nature émotionnelle humaine se verrait dès lors rejoindre le lot des punitions infligées à la suite du Péché originel, cause de honte au premier rang des émotions. Dans ce sens et dans la lignée de Lactance, il insiste sur l’importance de l’orientation des émotions. Les Pères cappadociens, auteurs d’une synthèse des théories platoniciennes et chrétiennes, partagent également cette conception de la Chute comme source du trouble émotionnel et de la perte de contrôle à cet endroit. Ils prônent à la fois les idéaux d’apatheia et de metriopathia et promeuvent un processus de perfectionnement de l’âme via l’ascétisme et la méditation, dans une visée pratique et communautaire. Grégoire de Nazianus recommande ainsi l’usage de la raison, de la prière, ainsi que de l’humilité dans la compréhension des émotions. De manière intéressante, il défend l’usage de la bonne colère, de la même manière que Basile de Césarée, autre représentant de la patristique cappadocienne. Grégoire de Nysse, reprenant l’image platonicienne du char de la raison, souligne le poids de la Chute, avant laquelle la part appétitive même était positive. Il promeut l’apatheia comme libération des émotions pécheresses et insiste donc sur l’importance du contrôle à toujours conserver sur les passions. Évagre le Pontique, père du désert égyptien du ive siècle, est lui aussi héritier de la tradition instaurée par les Pères de l’Église. Il reprend le schéma des trois stades de l’âme d’Origène pour développer son modèle des émotions. Il s’inspire également des Stoïciens, puisqu’il promeut comme condition de l’agapê l’apatheia, définie comme la domination des mauvais désirs par l’exercice de la charité et de l’abstinence. Il accorde ainsi une grande importance au soin des émotions par le biais du jeûne, de la lecture des Écritures, de la prière, de l’obéissance, de l’ascétisme et de la discipline. De manière tout aussi porteuse dans le monachisme médiéval, il instaure une classification de huit tentations, source du modèle des sept péchés capitaux qui sera développé deux siècles plus tard par Grégoire le Grand. Mais c’est Némésius d’Émèse qui offre la synthèse la plus complète de l’aristotélisme, du platonisme, du stoïcisme et des dogmes chrétiens. Il conçoit l’âme distinctement rationnelle et irrationnelle et prône la capacité de contrôle des émotions à la manière aristotélicienne. Sous le modèle de Galien – Némésius en étant l’un des plus précoces héritiers –, il présente les émotions comme des mouvements du système humoral. Il y mêle la typologie stoïcienne 40des émotions et classifie alors le plaisir, la tristesse, la peur et la colère à la base du système médical.
Ce panorama des représentations émotionnelles chez les premiers théologiens de la Chrétienté ne saurait manquer de s’arrêter sur les réflexions capitales de saint Augustin. Reprenant, s’opposant, mais surtout innovant face au bagage philosophique antique et chrétien, Augustin est à la source du plus influent modèle de l’émotion. Il comprend l’émotion comme une évaluation, à la manière stoïcienne, un mouvement d’abord incontrôlable, mais forcément gouverné ensuite par la volonté. Cette perception toute stoïcienne de l’émotion, intégrant ainsi le schéma des pré-passions inévitables, se voit accentuée par l’importance conférée à la Chute, particulièrement mise en valeur et véritablement intronisée chez Augustin. À ce niveau, il associe le Péché originel à la luxure et situe la faute dans la chair, faite source de tous les maux. Il s’éloigne cependant de la théorie stoïcienne en reconnaissant la nécessité sociale et morale des émotions, incontournables de par la faiblesse constitutive de l’homme post-adamique. Le vice ne se cachant pas au cœur même de l’émotion, Augustin exacerbe le rôle joué par la volonté et le consentement face à l’émotion. Il reprend à ce sujet la pensée platonicienne et aristotélicienne et souligne la possibilité de manipuler l’émotion pour assurer sa correcte orientation. C’est sur cette base qu’Augustin élabore son système des degrés de péchés, capital dans le monachisme occidental baigné du modèle qu’il vient en proposer.
Saint Jérôme partage la plupart des réflexions augustiniennes. Il souligne notamment le poids de la chair dans la représentation du péché et dans la construction de la notion émotionnelle. Il s’appuie également sur les théories platoniciennes et exacerbe dans ce sens le schéma tripartite de l’âme introduit par le philosophe grec. Au contraire d’Augustin cependant, Jérôme défend une toute autre perception des pré-passions, qu’il considère déjà comme des fautes. Cette sévérité à l’encontre des émotions n’est pas partagée par Jean Cassien, autre théologien influent du ve siècle. Certes, Cassien perçoit, à l’instar des Stoïciens, les émotions comme des maladies, mais il en défend la part positive, en les hissant au rang d’instruments de proximité avec Dieu. Il souligne cependant toujours l’importance de l’apatheia et de la véritable traque intérieure qu’elle implique pour en éviter les dérives. Surtout, il est à l’origine de la règle de saint Benoît et développe, sur la base offerte par Évagre 41le Pontique, la théorie des huit vices. Il accorde donc aux émotions le statut de vices et prépare ainsi le terrain à Grégoire le Grand qui assoit finalement ce modèle sous l’étiquette des sept péchés capitaux. Cette insistance explicite sur la faute représentée par les émotions empreint l’ensemble de la réflexion grégorienne autour de l’instance affective. Suivant l’exemple d’Augustin, saint Grégoire souligne l’importance de la droite ordination et déprécie en particulier le corps. Il exacerbe encore ce rapport d’ordination en prêchant un détachement total du monde. Grégoire, dans ce sens, ne juge utiles que les émotions de componction, de peur, du jugement menant à la pénitence, et du désir, de Dieu. Cette considération des émotions négatives, et même coupables, concentrées dans une dynamique de peur recommandée, le conduit en outre à condamner les mouvements premiers, tout comme le proposait déjà Jérôme. Son influence dans l’histoire du Christianisme se conçoit surtout en regard du système des sept péchés capitaux qu’il bâtit. Elle se marque aussi à plus court terme, chez Isidore de Séville ou chez Bède le Vénérable par exemple, avant d’atteindre les théologiens du renouveau offert au xiie siècle136.
La Renaissance du xiie siècle connaît une déclinaison importante sur le pan émotionnel. Les émotions en incarneraient même l’objet le plus essentiel137. Le xiie siècle offre ainsi un nouvel essor capital à la théorisation des émotions après les grandes avancées des premiers siècles du Christianisme. Le principe d’amour chrétien y connaît une large diffusion dans la pensée et la pratique monastiques et pousse à une réflexion plus globale sur les émotions. C’est tout d’abord au sein des monastères qu’émerge cette nouvelle vague de théoriciens des émotions. Les moines bénédictins, victorins et cisterciens surtout accordent une place importante à l’amour, en parfaits héritiers de la conception augustinienne de la relation à Dieu et du message du Cantique des cantiques, si influent alors. Le bénédictin Anselme de Cantorbéry entame 42la réflexion, dans une lignée essentielle pour la pensée du xiie siècle en soulignant le lien entre affect et volonté. L’opposition typiquement stoïcienne entre émotion et raison se voit alors contrebalancée, ce qui ouvre la voie à ce nouvel élan émotionnel. Saint Anselme développe la théologie de la liberté de la volonté droite. Il pose pour objectif l’orientation positive de ce qu’il appelle l’affect de commodité, distinct de l’affect de droiture dont il doit se rapprocher et qu’il dépeint comme un idéal affectif. Mais ce renouveau est avant tout dû aux Cisterciens, premiers représentants de la réflexion menée autour de l’instance émotionnelle. Bernard de Clairvaux joue dans ce sens un rôle capital. Grand représentant du mysticisme, il est le témoin de multiples influences, en bonne preuve de l’esprit de réception qui anime le xiie siècle. Il reprend aux Stoïciens, via saint Augustin, leur classification des émotions et exacerbe, à l’instar d’Augustin, le rôle de contrôle de la volonté et l’importance du consentement face aux émotions. Il insiste sur l’impératif de contrôle de soi et renforce le concept de la responsabilité du pécheur, élevant ainsi l’utilité de l’humiliation et de l’aveu. Il développe dans ce sens la théorie des douze degrés d’orgueil et des douze degrés d’humilité, posée à la base de la morale émotionnelle qu’il construit. Bernard de Clairvaux s’inspire également des sens spirituels origénistes pour mettre sur pied son propre système. Surtout, il replace sur le devant de la scène la division platonicienne entre concupiscible et irascible, dès lors très porteuse. Il prête également la voix au mouvement galénique qui gagne en importance lors des deux siècles à venir en associant émotions et humeurs. Guillaume de Saint-Thierry offre peut-être le meilleur exemple de la pensée cistercienne autour des émotions, qui combine les points de vue de théories médicales et d’anthropologie théologique. Il exacerbe le lien entre corps et âme, découlant de la conception galénique essentielle pour les Cisterciens. Il présente en outre un investissement positif de la théorie platonicienne dans une optique chrétienne. Il situe ainsi la foi dans la raison, l’espoir dans le concupiscible et l’amour dans l’irascible. Aelred de Rievaulx est sûrement le représentant le plus incontournable de la réflexion cistercienne autour de l’affect. Il y consacre plusieurs de ses ouvrages, notamment Le Miroir de charité et L’amitié spirituelle. S’inspirant de la pensée augustinienne, Aelred de Rievaulx perçoit trois fonctions de l’âme dans le corps et propose une solution au questionnement cistercien autour du lien entre corps et âme par un rapprochement 43des deux entités grâce à la force sensitive de l’âme exercée dans le corps. Suivant également Augustin sur ce point, il émet une grande méfiance à l’égard du corps et surtout de la chair, qui doit faire l’objet d’un contrôle ferme et d’une orientation positive. Cette question de l’orientation, par la volonté, s’avère centrale dans la réflexion aelredienne. Aelred de Rievaulx souligne son rôle essentiel, par l’impulsion que la volonté donne vers l’acte d’amour défini comme la caritas. Il présente ainsi la volonté comme l’outil et le véhicule vers l’affect ultime, permettant la bonne orientation de l’émotion, loin de son extrême opposé, la cupiditas. Dans cette mise en exergue de la volonté, Aelred de Rievaulx reprend à son tour le concept de mouvement premier, qu’il distingue de l’affect en soi. À l’instar d’Augustin à nouveau, Aelred de Rievaulx défend une perception des émotions liées à la Chute. Mais pour lui, les émotions en sont à la fois la cause et la solution. Elles permettent l’élévation vers Dieu nécessaire à l’homme post-adamique. Mais c’est également pourquoi un contrôle complet des émotions ne peut être possible, ce qui mène à cette dichotomie entre impulsion et émotion et justifie surtout cette insistance sur la volonté dans la correcte orientation de l’entité affective. Pierre Lombard développe une autre théorie du mouvement premier, distincte de celle d’Augustin et reprise par de nombreux théologiens à sa suite. À ses yeux, les pré-passions sont certes non-volontaires, mais pas moins imputables. Le plaisir de la considération de l’émotion équivaut, à ses yeux, au consentement et donc au péché. Cette conception entraîne de nombreux débats, opposant les détracteurs des mouvements involontaires comme Jean de la Rochelle, qui les situe également dans l’ordre du péché, et leurs défenseurs, tel que Simon de Tournai, Gilbert de Poitiers et Alain de Lille. Les victorins Hugues et Richard de Saint-Victor entretiennent des liens très étroits avec la pensée cistercienne et se joignent à leur effort de réflexion autour de l’affect. Dans la même tradition que celle suivie par Aelred de Rievaulx, Hugues de Saint-Victor défend la place croissante du consentement dans le processus émotionnel et propose la même distinction entre caritas et cupiditas. Il exacerbe en outre l’importance de la pénitence, dans la chair pour tout acte de péché et par le biais de la contrition pour toute mauvaise intention. Richard de Saint-Victor insiste également sur le rôle de la raison dans l’orientation de l’émotion. Pour lui, l’émotion modérée serait associée à la vertu, comme une part indissociable de l’être humain et dès lors positive, 44ce en quoi il témoigne de son inspiration augustinienne. Conservant cette optique optimiste à l’égard des émotions, Richard de Saint-Victor présente un parcours de salvation recommandant l’ascèse et l’ordination des forces de l’âme rationnelles vers la vertu, liée à l’affect, et la vérité empreinte de raison. Il établit un programme complet d’élévation de l’âme vers la contemplation par le biais des émotions dans son Benjamin Minor. Cet important traité, construit comme une reprise allégorique du récit de Job, offre une liste de sept affects principaux qui incarnent les enfants du patriarche : peur, douleur, espoir, amour, joie, haine et honte. Toutes ces théories témoignent de l’ampleur de la réflexion menée au xiie siècle dans les monastères, véritables laboratoires de l’élaboration de la notion émotionnelle138. Cette coloration chrétienne continuera d’imprégner tous les questionnements autour de l’émotion, encadrée par ces grandes lignes d’inspiration avant tout cistercienne. Nous aurons pu remarquer la prégnance de la question de l’union du corps et de l’âme notamment, au centre de la plupart des débats et des réflexions autour de l’émotion, tout comme du lien fort des émotions avec la Chute, mais aussi avec le processus d’élévation. Par le biais de la volonté, notion phare de l’instance affective, l’émotion est érigée en outil thérapeutique à la condition post-adamique. Cette réflexion finit par quitter l’aire des monastères et se diffuse au sein des écoles urbaines en pleine expansion, puis des universités, qui propagent et contribuent encore à légitimer la place de l’émotion.
Ce nouvel essor représenté par la pensée scolastique est marqué par une vague importante de réception, antique et orientale, aristotélicienne et médicale surtout. Les travaux d’Avicenne, médecin et philosophe persan du xie siècle, contribuent beaucoup au développement de cette nouvelle source de réflexion, grâce à la traduction latine qui en est proposée dans le courant du xiie siècle. Baigné d’aristotélisme et de néoplatonisme, Avicenne comprend l’âme comme une substance animée par les facultés concupiscible, liée au désir de plaisir, et irascible, associée au désir de défaite et au rejet des choses blessantes. Cette adaptation de la distinction platonicienne se révèle très porteuse à sa suite. Il reprend aussi la définition aristotélicienne de l’émotion comme une évaluation et réaffirme ainsi l’importance de la volonté dans le processus émotionnel. 45Constantin l’Africain se situe dans cette même vague de traduction que celle qui est offerte des travaux d’Avicenne. Il est l’auteur du Pantegni, compilation de traductions, en latin, de divers traités grecs et arabes, médicaux surtout, rédigéedans la seconde moitié du xiie siècle. Cette œuvre joue un rôle essentiel dans l’élaboration et la diffusion du modèle médical, basé notamment sur les travaux du médecin grec Galien, alors remis au goût du jour. Dans cette lignée, Constantin l’Africain conçoit les émotions comme des mouvements de l’âme accompagnés d’affections corporelles, des mouvements de l’esprit vital transportant la chaleur naturelle depuis ou vers le cœur. Cette logique de mouvements centrifuges ou centripètes, mais aussi lents ou rapides, donne l’impulsion au système médical humoral, ainsi qu’à une nouvelle perception des émotions. Au fil de son traité, Constantin l’Africain propose une liste de six émotions principales : la joie, la tristesse, la peur, la colère, l’anxiété et la honte. Le dominicain Jean de la Rochelle incarne le mouvement de réception du savoir médical et philosophique antique et arabe. Il présente les émotions comme naturelles dans leur origine et ne recelant donc aucune faute en soi. Mais il insiste aussi sur le rôle de la volonté, source de péché si elle ne contribue pas au contrôle qui doit être exercé sur les émotions. De manière d’autant plus représentative de cette logique d’adaptation, Jean de la Rochelle reprend la distinction d’Avicenne entre passions concupiscibles et irascibles. Il comprend les passions concupiscibles, qu’il estime au nombre de huit, comme des réactions à des actes bons ou mauvais, et les quinze passions irascibles comme des réactions au bien ou au difficile. Cette relecture des passions concupiscibles et irascibles semble participer du mouvement de revalorisation de l’émotion entamé notamment chez les moines cisterciens, en libérant l’une ou l’autre notion d’une considération nécessairement vicieuse. La réflexion suit son cours, entre monastères, écoles urbaines et universités avec les théoriciens incontournables que sont Bonaventure ou Guillaume d’Auxerre. Le franciscain italien témoigne de l’importance accrue du corps et de l’aspect physiologique des émotions découlant de la tradition médicale ainsi instaurée. Il présente une structure des cinq sens internes permettant l’accès au divin, notamment par le biais du goût et du toucher, possibles dans l’expérience de Dieu. Guillaume d’Auxerre symbolise pour sa part le développement de la réflexion universitaire autour de l’émotion. Dans la lignée cistercienne d’exacerbation de la 46volonté, il contribue à la théorie de la volonté conditionnelle qui vient nuancer le poids de la volonté dans la considération vénielle de l’émotion. Albert le Grand, frère dominicain, mais surtout professeur de renom du xiiie siècle, se prête également à cette dynamique de réception. Il symbolise surtout la montée de l’aristotélisme qui caractérise ce xiiie siècle, marqué par la lecture du De Anima que sa traduction latine permet dès 1240. Il reprend ainsi la perception des émotions comme des pouvoirs sensitifs, actualisés par la faculté estimative. Il fait cependant preuve d’un grand éclectisme en marge de cette importance aristotélicienne dans son traitement des émotions, puisqu’il use également de la théorie platonicienne du concupiscible et de l’irascible, ainsi que de la classification stoïcienne. Cette variété de sources se marque d’autant plus chez son plus célèbre disciple, Thomas d’Aquin, qui représente l’aboutissement de la réflexion médiévale autour de l’émotion. Il offre une synthèse totale, le traité le plus complet consacré aux conceptions et systèmes émotionnels au Moyen Âge. Il dédie vingt-six questions de son imposante Somme Théologique à l’instance affective. Il y livre une liste d’émotions qu’il classe par paires, à l’exception de la colère, et y rassemble l’ensemble des connaissances livrées jusqu’alors à leur sujet. Thomas d’Aquin introduit, sur la base du schéma aristotélicien, une présentation de l’âme animée par les puissances végétative, sensitive, appétitive, motrice et intellective. Reprenant les théories médicales, il définit les émotions comme psychosomatiques, marquées par des modifications physiques exercées par contraction ou expansion, selon le modèle légué par Constantin l’Africain. Thomas d’Aquin accorde ainsi une grande importance au corps et aux changements physiologiques qui accompagnent les émotions. Il partage également le modèle avicennien des passions concupiscibles et irascibles. Thomas d’Aquin insiste lui aussi sur la question de l’orientation, ce qui lui permet de défendre la neutralité morale des émotions elles-mêmes. Il exacerbe ainsi le rôle de l’acte cognitif d’évaluation et du contrôle à faire peser sur les émotions, selon cette considération essentielle tout au long de l’histoire médiévale de l’émotion139.
47La compréhension médiévale de l’émotion doit ainsi beaucoup aux systèmes antiques, platonicien, aristotélicien et stoïcien surtout. Leur influence se marque avant tout dans la compréhension du lien entre raison et émotion, ainsi que dans la valeur morale de l’instance affective. La pensée chrétienne ne fera qu’exacerber cette portée morale de l’émotion. Elle se pose au cœur de sa compréhension et de tous les efforts de justification ou de codification qui pèsent à son encontre. La question des passions ne se conçoit en effet jamais hors de l’articulation entre vices et vertus, centrale tout au long de l’époque médiévale. En regard de cette association, les théoriciens des émotions se sont surtout appliqués à développer une forme de gouvernement de l’instance affective. Selon ce prisme culturel que nous avons pu identifier, l’émotion se construit à la lueur des codes qui viennent l’entourer dans cette obsession de contrôle raisonné qui marque l’époque médiévale. Les appels répétés à la metriopathia ou à l’apatheia stoïcienne témoignent de ce souci de mesure et de juste milieu, renforcé encore par la réception aristotélicienne, si ce n’est d’abolition des émotions. Le processus de naturalisation entamé avec les théories à caractère médical de Galien, d’Avicenne ou d’autres médecins arabes joue également un rôle essentiel dans l’approche de l’émotion, avec l’élaboration du système des humeurs, capital dès le xiiie siècle. Nous pourrons en observer toute l’influence sur la représentation des émotions et plus encore sur leur jeu. Toute une liste d’émotions se dégage aussi de ce panorama historique que nous avons voulu dresser. On peut noter l’importance de la joie, de la tristesse, du désir et de la peur, selon ce carré émotionnel instauré par les Stoïciens, de la colère, surtout chez Sénèque, et de l’amour, dans le modèle augustinien et dans toute la théologie chrétienne à sa suite. Dans cette perspective chrétienne, nous pouvons également citer les émotions de la honte et du repentir, qui prendront une place croissante dans la réflexion médiévale autour de l’émotion et se révèleront capitales dans tout le régime émotionnel mis en place alors. C’est donc en regard de leur portée morale et de leur influence dans le système de représentation chrétien que se fonde la compréhension des émotions au Moyen Âge. Elle s’anime surtout à la lumière des impératifs de contrôle divers et variés qui pèsent à son endroit, au nom d’un exercice raisonné de la volonté. Or, c’est dans cette recommandation de mesure, et donc de manipulation déjà, de l’émotion que paraît se cristalliser le jeu à son 48égard. Les théories médiévales des émotions éclairent ainsi déjà tous les enjeux dont l’instance affective peut se revêtir, plus encore dans l’univers littéraire qui la met en scène.
De l’émotion à son jeu
Enjeux et perspectives de l’étude du jeu des émotions
Les ouvrages que nous avons choisi de présenter dans l’exposé historiographique révèlent déjà les points d’intérêt qui seront les nôtres au cœur de cette étude. Nous voudrions nous inscrire dans la mouvance de ces réflexions menées autour des paramètres culturels des émotions et des codes qu’ils induisent à leur endroit pour envisager le jeu auquel les émotions peuvent être soumises pour répondre à ces codes, s’y plier ou les détourner. En effet, dans la perspective culturelle essentielle pour l’instance affective, les émotions paraissent forgées par les normes sociales édictées à leur endroit. Le panorama historique que nous y avons consacré témoigne d’une obsession de contrôle dans l’idéologie médiévale, directement liée au souci du regard public. Cette ligne directrice de l’émotionologie mène à appréhender les émotions avant tout selon le jugement qui peut être porté sur elles. Il s’avère d’autant plus essentiel quand on considère la dimension cognitive et active de l’émotion, qui en fonde l’importance et donc celle de leur contrôle. Ainsi, le répertoire des émotions que nous pourrons observer s’avère essentiellement conventionnel, codé culturellement140. Les modèles émotionnels viennent répondre à une fonction sociale reconnue à l’instance affective141, qui justifie du même mouvement le recours aux manipulations qui nous intéresseront au premier plan. Ceux-ci se comprennent surtout à la lumière des enjeux esthétiques essentiels dans l’émotionologie médiévale. Sif Ríkharðsdóttir insiste sur ce critère fondamental de l’expression 49émotionnelle en introduction de ses analyses142. L’extériorisation des émotions se comprend en effet selon des impératifs de bienséance qui viennent la déterminer d’emblée, on le verra. Ces efforts de contrôle inscrit dans une dynamique convenante nous incitent à considérer la part de performance qu’ils incluent. Le jeu des émotions, qui fera l’objet de nos analyses, peut alors se concevoir selon une orientation de la notion de performance en performance émotionnelle.
Si nous accorderons un grand intérêt aux normes émotionnelles, il faut rappeler que c’est à leur inscription dans un contexte littéraire que nous nous dédierons avant tout. À l’instar des spécialistes littéraires de l’émotion, nous voudrions défendre cette spécificité de notre étude des codes mis en scène dans la trame narrative : « While situating itself in the larger context of the history of emotions, this volume deviates from the specific goals of historical studies inasmuch as the emphasis is on literary representation of emotionality specifically and the function such emotionality has within the text143 ». De la même manière que Sif Ríkharðsdóttir justifie son attention pour les émotions non pas en elles-mêmes, mais pour les raisons qui poussent un auteur à les exhiber144, nous souhaiterions considérer celles qui peuvent le conduire à en dépeindre la restriction ou la manipulation. Jutta Eming a elle aussi mis en lumière la légitimité d’une telle approche des émotions dans la littérature. Elle souligne pour cela la portée narrative des émotions, qu’il convient de ne pas réduire à de simples phénomènes intérieurs, mais aussi de percevoir selon leur force performative dans le texte145. L’importance qui est conférée à leur codification est éclatante en regard des processus d’initiation dans lesquels l’émotion vient s’intégrer, comme l’a bien révélé Brînduşa Grigoriu. L’émotion peut en faire elle-même l’objet et ainsi soutenir l’apprentissage posé au cœur de nombreux récits146. La ritualisation des émotions se conçoit en outre comme un enjeu essentiel dans l’univers littéraire qui porte lui-même des codes de mises en scène cruciaux pour sa correcte lecture147. Plus encore, on pourra observer toute l’influence de la construction elle-même littéraire des codes émotionnels. Bien des 50règles paraissent forgées directement dans la littérature didactique ou narrative surtout ; la littérature courtoise constitue un exemple éloquent de cette dynamique particulière des scripts émotionnels. Surtout, les codes émotionnels connaissent une réception fondamentale dans l’acte d’écriture : « Il est toujours utile, pour un écrivain de toute époque, de renforcer, par des émotifs conventionnalisés, les liens avec son public, à travers une prise de conscience (ou un vécu participatif inconscient !) de la “communautarité” en question148 ». Les références à la communauté émotionnelle considérée ou aux émotifs qui y sont recommandés évoquent bien sûr les notions de Barbara H. Rosenwein et de William M. Reddy, dont Brînduşa Grigoriu démontre tout l’intérêt dans une analyse littéraire. Elle éclaire la richesse de ces étiquettes offertes par les grands historiens des émotions pour construire son étude d’émotions littéraires : « Loin de constituer des outils théoriques au sens strict, ces notions demandent à être spécifiées par la réalité de chaque monde textuel, compte tenu de sa configuration générale et de son insertion particulière dans la réalité d’une période historique149 ». C’est dans ce sens que nous recourrons nous-même à ces étiquettes pour orienter notre analyse, fondée sur les enjeux et les dérives de l’émotionologie propre à diverses communautés émotionnelles inscrites dans l’univers littéraire.
À la lumière de ces particularités du prisme littéraire que nous voulons porter sur les codes émotionnels, nous voudrions nous dédier à la représentation de l’expression émotionnelle qui porte en elle le jeu possible à son endroit. Dans ses efforts de mise en scène, l’univers littéraire se révèle très propice à pareille réflexion. Brînduşa Grigoriu l’a souligné : « Les deux volets de l’émotion – le ressenti et l’expression – sont envisagés avec une insistance, toute littéraire, sur les modes expressifs150 ». Elle distingue ainsi, dans la mise en scène littéraire même, l’émotion ressentie et l’émotion manifestée, selon une nuance qui éclaire notre approche du jeu des émotions. Un autre paramètre essentiel de ce jeu des émotions que nous souhaitons considérer relève de sa portée avant tout physique. En effet, celui-ci se construit en particulier sur le corps et les apparences que le corps peut donner à voir des émotions. Dans son obsession pour l’expressivité des émotions, la littérature médiévale 51marque une préférence nette pour le montrer plutôt que pour le dire, nous le verrons. L’émotionologie médiévale se décline ainsi en une grammaire du geste. Cette emphase sur les indices physiologiques se comprend en regard de la considération persistante du corps comme le reflet immédiat de l’âme, que nous aimerions d’ailleurs contribuer à repenser dans ce contexte. Nous aurons l’occasion de mesurer toute l’ambiguïté des réflexions portées sur le lien entre l’âme et le corps, essentiel dans la pensée chrétienne. Il éclaire la concentration des normes émotionnelles sur les indices extérieurs, tout en rompant ainsi avec la concordance qu’il est supposé impliquer. C’est que le corps et ses manifestations se comprennent comme un signe, à la lecture aussi cruciale que paradoxale, de l’émotion. Or, cet exercice de lecture du signe émotionnel recèle une tension inhérente. Il peut se concevoir de manière positive, en ceci qu’il permet d’accéder à l’intériorité d’autrui, mais aussi de manière négative, puisqu’il suscite la crainte de la révélation de soi. Cette tension se répercute dans celle qui entoure les impératifs qui pèsent sur l’instance corporelle ainsi perçue comme un signe de l’émotion. Elle doit répondre à la fois à une exigence de sincérité et de maîtrise. Car c’est dans ces appels à la mesure de l’émotion, et de ses manifestations corporelles avant tout, que semble se brouiller la frontière avec la ruse. Jutta Eming a insisté sur le caractère ténu de cette frontière : « Vom bewussten zum strategischen Einsatz des Körpers oder von der Selbstkontrolle zur Verstellung ist es nur ein kleiner Schritt151 ». L’ambiguïté se fait plus grande encore quand on considère que la sincérité elle-même doit être comprise dans les codes qui la forgent. Gérard Le Vot souligne dans ce sens la prégnance des règles émotionnelles, avant même que ne puisse se poser la question de leur authenticité telle qu’elle est mise en scène par les auteurs : « le vrai des émotions ne s’y exprime que coulé en une forme manipulant un code connu de tous, des lieux communs affectifs et poétiques152 ». Ainsi, la dimension construite de l’émotion s’impose à tous les niveaux de son jeu comme de son évaluation, plus encore dans leur considération littéraire. Ceci nous offre l’occasion de poser une précision importante : notre analyse du jeu des émotions se conçoit bien sûr dans la construction qu’en propose lui-même le texte. Ce jeu que 52nous entendons cerner, cette frontière entre authentique et simulé, c’est dans l’écart que le texte présente lui-même que nous l’approcherons. Nous y avons déjà fait allusion, le langage joue un rôle essentiel dans ce contexte. C’est lui qui construit le corps, l’émotion, les codes qui les entourent et les jeux qu’ils peuvent porter.
Au cœur de ces lignes d’influences culturelles et littéraires se fonde le jeu des émotions que nous étudierons ici, dans cette ambivalence intrinsèque des codes ainsi détournés, qui en légitime peut-être plus encore l’intérêt. Notre analyse se voudra en effet attentive aux nuances dont se parent les dynamiques investies du jeu des émotions. Nous souhaiterions par exemple contribuer à la déconstruction des lectures du corps comme ontologiquement spontané, par contraste avec le langage notamment. Nous voudrions interroger les rapports complexes entre âme et corps, entre intérieur et extérieur, les pressions qui les entourent, dans la peur du dévoilement comme de la mélecture. Les appels au contrôle des manifestations émotionnelles côtoient les injonctions à la lisibilité et à la sincérité, dans chacune des sphères convoquées par les feeling rules que nous voudrions approcher, religieuse, amoureuse, sociétale. Surtout, nous voudrions ainsi repenser les distinctions trop strictes entre bien et mal, entre prudence et ruse, intimement associées dans la compréhension des manipulations émotionnelles. Nous pourrons constater les bonds sémantiques possibles entre l’une et l’autre de ces catégories, à rebours des logiques attendues, plus encore au vu des justifications qui en sont fournies.
Corpus d’analyse
En regard de toutes ces nuances, que nous désirions mettre en exergue, notre étude et surtout le corpus qui la sous-tend resteront volontairement étendus. Au risque de la rendre peut-être trop ample et vague, nous avons décidé de la consacrer à un corpus de textes large, tant au niveau chronologique qu’au niveau des genres littéraires et des thématiques qu’il embrasse. Face à l’impossibilité évidente de rendre notre analyse exhaustive dans cette perspective, nous avons bien sûr dû faire des choix dans la délimitation de ce corpus. Nous les avons posés à la lumière des résultats des premières analyses lexicales menées en amorce de nos réflexions, mais surtout de ceux imposés par la lecture systématique d’œuvres propices à notre étude. Ces décisions pourraient 53se confronter à une certaine faiblesse méthodologique dans ce contexte et, dans une certaine mesure, restent forcément arbitraires. Mais elles se sont construites selon les appels évidents d’un texte à l’autre, d’un chapitre à un autre, de la trame narrative elle-même comme des études déjà fournies sur les textes envisagés, de leur réception ou du réseau dans lequel ils s’inscrivaient. Notre première ambition aura été d’interroger des œuvres qui relèvent d’un esprit tout particulier de ruse : les fabliaux (« contes à rire en vers » (selon la formule de Joseph Bédier) populaires entre la fin du xiie siècle et le début du xive siècle153), le Roman de Renart (rédigé en branches successives dès la fin du xiie siècle et au xiiie siècle) et les récits tristaniens (en particulier le Tristan de Thomas (ca 1172-1175), le Tristan de Béroul (ca 1170-1175) et les deux textes de la Folie Tristan (probablement de la fin du xiie siècle)). Ces quelques textes constituaient un terrain d’investigation idéal pour appréhender la dynamique de ruse qui s’impose à l’idée du jeu des émotions. Mais les choix qui ont dicté la constitution de notre corpus d’analyse auront surtout répondu à l’intuition, essentielle de nos réflexions, d’une évolution dans la perception du jeu des émotions. Elle justifie à la fois l’ampleur chronologique du corpus considéré, mais surtout sa concentration sur le Roman de la Rose (débuté par Guillaume de Lorris vers 1230 et poursuivi par Jean de Meun vers 1270), envisagé comme le texte pivot de nos analyses. Le personnage de Faux Semblant qu’y introduit Jean de Meun paraît offrir un climax du jeu possible autour des émotions, mais surtout une mise en lumière éclatante de son ambiguïté inhérente. Il donne une belle démonstration de l’importance du langage qui crée le jeu des émotions, mais aussi de sa concentration sur les apparences investies, et surtout de leur fausseté potentielle. Pareille mise en exergue de la fausseté contraste avec le tableau habituel des manipulations émotionnelles, qualifiées avant tout comme relevant du bel semblant. Celles-ci participent ainsi de manière explicite de l’impératif de bienséance de l’émotion et surtout de ses manifestations. Mais Faux Semblant vient aussi poser les limites des enjeux de garde ou, du moins, en démontrer le débordement dans la ruse à proprement parler. Pour éclairer au mieux cette analyse que 54nous souhaitions fournir de la leçon paradoxale du Roman de la Rose, nous avons commencé par nous intéresser aux règles émotionnelles dont l’analyse ultérieure du personnage de Faux Semblant révèle toute l’ambiguïté. Nous avons pour cela choisi d’en revenir aux manuels de comportement, miroirs aux princes, arts d’aimer, mais aussi œuvres narratives qui viennent y faire écho, et autres traités d’autorité morale pour y percevoir toutes les nuances des prescriptions qui entourent les émotions. Nous aurons cherché à cerner tous les enjeux de l’impératif de garde en envisageant les conséquences de sa transgression dans le corpus épique par exemple. Nous aurons ainsi identifié trois logiques de l’émotionologie médiévale, à la fois religieuse, sociétale et amoureuse, qui trouvent un écho intéressant dans le personnage de Faux Semblant. Il investit en effet à la fois les sphères religieuse et amoureuse de l’hypocrisie émotionnelle qu’il vient figurer. Mais il induit aussi une lecture plus vaste encore au vu de l’ampleur gagnée par la ruse qu’il instille. Nous avons voulu prêter attention aux soubassements potentiels de cette triple mise en scène de la fausseté des semblants émotionnels par Faux Semblant au fil de l’analyse conduite autour de la garde et du bel semblant qu’elle implique. Soucieuse de relativiser la teneur de la leçon trompeuse de Faux Semblant, nous avons décidé de mettre en lumière en amont les nuances dont le jeu des émotions se pare déjà avant leur mise en exergue éclatante dans le Roman de la Rose. Elles éclairent la propre démarche de Jean de Meun, qui vient porter une lumière accrue sur les dérives possibles autour des manifestations émotionnelles. Pour envisager la tradition religieuse de l’hypocrisie incarnée par Faux Semblant, nous en sommes revenue à ses racines chez Rutebeuf (seconde moitié du xiiie siècle), mais aussi à son père littéraire qu’est Renart154, et aux tenants et aux nuances de la critique de l’hypocrisie que l’on peut découvrir chez Gautier de Coinci (début du xiiie siècle). Dans une perspective amoureuse, nous nous sommes concentrée sur de grands textes de la tradition amoureuse courtoise, comme ceux des arts d’aimer (en particulier la traduction française du De Amore donnée par Drouart la Vache en 1290) et des romans arthuriens et tristaniens (datant essentiellement des xiie et xiiie siècles). Quant à la 55portée sociétale du jeu des émotions, nous l’avons considérée avant tout au fil des miroirsaux princes, en particulier la traduction française donnée en 1282 par Henri de Gauchy du célèbre De Regimine principum de Gilles de Rome, le Livre du Trésor de Brunet Latin du xiiie siècle, mais aussi certaines œuvres didactiques de Christine de Pizan (début du xve siècle). S’ils s’avèrent pour leur part le plus souvent postérieurs au Roman de la Rose, nous sommes convaincue que les idées que ces œuvres véhiculent s’avéraient tout aussi pertinentes avant leur rédaction, ce pourquoi nous avons préféré les présenter dans ce premier temps d’analyse.
C’est aussi à la lumière de ce réseau pluri-forme que nous avons ensuite construit notre analyse de l’héritage de Faux Semblant dans trois chapitres distincts. Nous souhaitions de cette façon peser au mieux les particularités de ce curieux personnage, de son réseau et de sa réception. Nous considérerons donc dans ce second temps les effets d’une telle mise en exergue de la fausseté des apparences émotionnelles, les reprises et les oppositions qu’elle peut susciter, dans chacune des logiques propres aux scripts émotionnels. Dans cette triple perspective, amoureuse, religieuse et sociétale, induite par les dynamiques diverses à la fois des règles et des jeux des émotions, nous avons intégré à notre analyse les œuvres qui, dans cette optique, reflétaient la réception possible du Roman de la Rose. Nous avons choisi de nous concentrer pour cela sur les romans du Châtelain de Coucy et de la Dame de Fayel de Jakemés (seconde moitié du xiiie siècle), des Eschez amoureux moralisés d’Évrart de Conty (rédigés au tout début du xve siècle), de l’Orloge amoureus de Jean Froissart (daté de 1378), du Jehan de Saintré d’Antoine de la Sale (écrit entre 1456 et 1460) et du Champion des Dames de Martin le Franc (entre fin 1441 et début 1442). Nous avons ensuite mesuré la réception que connaît Faux Semblant dans une dynamique religieuse avec les romans de Fauvel (attribué au clerc Gervais du Bus au tout début du xive siècle), du Liber Fortunae (daté de 1345) et du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Diguleville (à la première rédaction datant de 1330-1331 et la seconde de 1355), dans deux tendances tout à fait contrastées. Finalement, dans cette volonté de prendre en compte de manière plus globale l’impact du personnage de Faux Semblant dans la représentation du jeu des émotions, nous nous sommes arrêtée à l’œuvre de Christine de Pizan, en particulier à son Livre des Trois Vertus (1405), mais aussi au reste de sa production, qui témoigne de sa réaction face au personnage de Jean 56de Meun. Au fil de ce corpus varié, nous avons souhaité révéler toute la richesse du jeu des émotions, de ses ressorts, des logiques qu’il intègre et des évaluations qu’il porte, selon des critères fondamentaux de l’idéologie comme de la pratique littéraire médiévale.
De la ruse à la juste ypocrisie
Nous aurons ainsi établi notre raisonnement en six chapitres distincts, au cœur desquels se situe le chapitre consacré à Faux Semblant. Avant lui, nous aurons posé comme point de départ l’étude des œuvres associées à un univers de ruse. Conçue comme un préambule, cette première analyse sert à repenser l’opposition stricte entre vrai et faux et bien et mal pour nuancer les polarités du jeu des émotions. Elle constitue un essai méthodologique, fondé sur une approche lexicale dans la volonté de concentrer la réflexion sur l’objet émotionnel et les jeux nommés comme tels. Nous aurons néanmoins bien vite constaté les limites d’une telle méthode, confrontée à l’ampleur lexicale du champ affectif et des nuances dont se parent les mises en scène de sa manipulation. Nous avons donc préféré l’associer à un effort plus systématique de lecture en contexte, indispensable pour appréhender la place exacte de l’émotion et de son jeu. Nous conserverons bien sûr un intérêt certain pour le lexique qui les exprime, selon les appels nombreux des spécialistes de l’émotion, mais surtout dans notre souhait de bâtir notre compréhension du jeu des émotions dans sa portée discursive. Dans ce cadre, nous poserons, surtout en introduction des deux chapitres suivants, le choix d’en revenir au réseau lexical nécessaire pour cerner les enjeux des feeling rules tout comme l’importance des apparences. Une telle approche comporte néanmoins des risques, notamment ceux auxquels nous expose le recours à une terminologie latine dans les sources théoriques sollicitées allié à un examen du lexique français dans notre propre corpus d’analyse. Mais c’était celle qui nous semblait la plus appropriée pour en considérer l’influence sur la littérature narrative française médiévale que nous souhaitions surtout étudier. Nous avons pour cela décidé à plusieurs reprises de favoriser les témoins en langue française, plutôt que leur source latine, afin de constituer un réseau lexical le plus cohérent possible. Cette première analyse des grands textes de la ruse nous aura ainsi permis d’éclairer la méthodologie qui sera la nôtre en imposant ces décisions, mais surtout en indiquant déjà des syntagmes essentiels à notre analyse du jeu qui peut 57entourer les émotions. Ceux-ci témoignent d’emblée de l’importance des codes émotionnels et de leur dimension visible qui viennent justifier la suite de nos réflexions. Surtout, ce chapitre dédié aux œuvres relevant d’un esprit de ruse nous aura permis de dissocier, à l’aube encore de nos recherches, la ruse de la ruse émotionnelle, mais aussi de considérer les liens qui peuvent se tisser entre faux et bon, quand le jeu induit par les figures trompeuses de Renart ou des fabliaux relève de la prudence prescrite au cœur de l’émotionologie médiévale.
La ruse très relative du jeu des émotions intégré dans ce corpus supposé révélateur met en effet en exergue d’autres logiques de manipulation des émotions. Elles s’inscrivent avant tout dans une optique de contrôle, cruciale dans les représentations médiévales des émotions. Le parcours que nous avons consacré aux théories médiévales des émotions l’atteste déjà. Mais il nous semblait important de mieux circonscrire les tenants et aboutissants de l’émotionologie médiévale pour en envisager toutes les nuances et les dérives possibles puisque, c’est notre hypothèse, ce sont ces feeling rules bien plus que des stratagèmes rusés qui portent le jeu des émotions. Nous aurons cherché à cerner les dynamiques diverses qui animent cet idéal de garde essentiel, tant dans les codes émotionnels dévotionnels que sociétaux et amoureux. Un souci d’exemplarité mais aussi la crainte générée par un contrôle social constant, notamment dans la sphère aristocratique, marquent la société médiévale. Les appels au contrôle et à la mesure pèsent donc de tout leur poids sur l’instance affective et se concentrent sur les indices visibles qui peuvent en être offerts. Les normes émotionnelles se construisent ainsi dans une tension entre les sphères publique et privée. Elles se trouvent animées autant par l’obsession de la publicité et donc du contrôle que du respect de leur rapport de concordance. Mais elles justifient surtout cette concentration sur les semblants émotionnels davantage que sur les émotions elles-mêmes, puisque ce sont eux qui les révèlent. Ce sont ainsi eux également qui portent le jeu, comme le démontre de manière éclatante le personnage de Faux Semblant. Il permet de retisser le lien entre l’impératif de garde et la ruse à proprement parler, que nous avions jusqu’alors cherché à distinguer en regard des résultats de notre analyse du corpus de la ruse. Mais surtout, il invite à l’étayer et à le nuancer en-dehors du rejet absolu de la ruse dans la sphère émotionnelle et du seul appel strict à la mesure.
58Le chapitre consacré au Roman de la Rose se pose au cœur de nos réflexions, fondées sur la volonté de mesurer le lien entre le beau semblant, vanté dans la mise en scène du verger d’amour, et le faux semblant, qui vient contaminer l’ensemble du récit, mais aussi et surtout en permettre l’achèvement. Le roman de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun révèle ainsi toute l’ambiguïté du jeu des émotions et la frontière ténue qui en distingue les paramètres acceptables ou non. De manière intéressante, il convoque tout à la fois les dynamiques religieuses et amoureuses des manipulations émotionnelles. En exposant dans toute son ampleur la fausseté religieuse de Faux Semblant, Jean de Meun peut éclairer la fausseté de l’univers amoureux placé au cœur du roman. Il joue ainsi des tensions propres à la tradition émotionnelle aussi bien religieuse qu’amoureuse, toutes deux sujettes tant à la codification stricte des manifestations requises ou légitimes qu’à la condamnation de leur insincérité. Il éclate l’ambiguïté ainsi cultivée dans les jeux des émotions de chaque communauté émotionnelle convoquée, par un entremêlement subtil des ressorts de l’une et de l’autre. L’incidence de l’épisode consacré à Faux Semblant atteste l’importance prise par ce personnage hors-normes, qui en vient à dépasser même les enjeux de l’émotionologie religieuse ou amoureuse. Il vient figurer toute l’hypocrisie qui peut s’instaurer dans la manifestation émotionnelle et en exposer toute l’ambivalence entre condamnation formelle et démonstration éclatante de l’utilité qu’elle peut receler. Il porte ainsi une leçon cruciale, qui ne peut être passée sous silence dans l’héritage du Roman de la Rose.
Nous dédierons les trois chapitres suivants aux réflexions qu’impose ce personnage et à l’influence qu’il exerce ensuite. Comme nous l’avons annoncé, nous les inscrirons dans les trois dynamiques révélées déjà dans les codes émotionnels et investies ainsi par Faux Semblant, mais peut-être à rebours de l’ordre dans lequel elles se présentaient alors. Nous débuterons par une analyse du jeu des émotions prêté à la communauté amoureuse, le plus convoqué et le plus mis à mal dans le récit. Nous nous consacrerons ensuite aux dynamiques religieuses des manipulations émotionnelles, révélées avec un éclat particulier par Faux Semblant, en regard d’une tradition satirique bien inscrite, mais qui offre une concentration particulière du motif de l’hypocrisie religieuse. Nous considérerons finalement la portée politique du jeu des émotions incarné par Faux Semblant, qui se trouve remobilisée à l’aune de son héritage et 59de la portée de la dénonciation dont il peut faire l’objet, en particulier chez Christine de Pizan qui mène un jeu intéressant, tout en ambiguïtés, sur sa réception du Roman de la Rose quant aux attitudes trompeuses symbolisées par Faux Semblant.
Le chapitre consacré aux dynamiques amoureuses du jeu des émotions a pour objectif de mener une réflexion plus ample autour des ressorts de l’héritage de Faux Semblant. Il se construit dans deux perspectives opposées, dans la valorisation de son aide incontournable offerte à l’Amant ou, au contraire, dans la dénonciation de l’atteinte qu’il représente face à la pureté des codes de la fin’amor. Ainsi, on observera deux lignes d’influences, entre l’éloge de l’utilité des faux semblants parfaitement intégrés dans les prescriptions amoureuses et la réorientation formelle de l’éthique amoureuse libérée du spectre de Faux Semblant.
Le chapitre suivant empruntera le même parcours autour des répercussions du faux moine fait rois des ribaus d’Amour et des retombées de sa mise en scène révélatrice de sa malignité sous la plume de Jean de Meun. Nous nous attacherons à démontrer les effets d’une telle mise en lumière éclatante de la fausseté dévotionnelle dans le Roman de la Rose et du symbole que Faux Semblant vient offrir de l’hypocrisie religieuse. Comme dans le cas de la communauté amoureuse, nous pourrons observer deux tendances contrastées entre une forme de célébration ainsi poursuivie de la fausseté des apparences émotionnelles, telle que la démontre Fauvel, et une critique âpre, portée notamment par Guillaume de Diguleville, avec des nuances de grand intérêt. Nous chercherons ainsi à cerner les particularités de la réflexion religieuse autour de l’investissement émotionnel, notamment par le biais de l’habit, mais aussi autour de la problématique du mensonge. Faux Semblant joue avec l’une comme l’autre de ces questions essentielles. Il joue des pratiques dévotionnelles que lui et ses avatars détournent à leurs propres fins, tout comme des critères de condamnation du mensonge. À cette lumière, nous pourrons mieux comprendre la remobilisation possible du jeu des émotions hors du spectre de Faux Semblant. Une logique similaire de renversement, quelque peu ambigu, rapproche donc les communautés amoureuses et religieuses ainsi considérées dans la prise en compte du jeu des émotions. Nous terminerons par souligner ces convergences et leurs paramètres d’appréciation communs, qui permettent de mettre en exergue toute la richesse du jeu des émotions éclairé par Faux Semblant.
60Dans cette perspective globalisante, nous voulions dépasser les seuls rangs des communautés des faux amants et des pappelards symbolisés par Faux Semblant et en envisager l’influence plus large. Nous aurons constaté, dès notre appropriation des codes émotionnels médiévaux, l’importance accordée à la publicité obligée des émotions dans la société courtoise animée de l’idéal, tout en ambiguïtés, du rapport entre homo interior et homo exterior. Faux Semblant vient porter à son paroxysme la tension qu’implique une telle considération entre ses impératifs de contrôle et de transparence. Il trouve une réception tout à fait particulière chez Christine de Pizan, qui s’ingénie à décrier l’œuvre de Jean de Meun au gré de la querelle sur le Roman de la Rose, mais non sans intégrer la leçon livrée par Faux Semblant. Elle porte un regard intéressant sur les dynamiques et justifications possibles du jeu des émotions dans ce contexte critique par ailleurs très exacerbé. Elle lui confère ainsi une coloration toute particulière, le dote de nuances de grand intérêt en mêlant sa valorisation d’une juste ypocrisie et sa dénonciation des faux amants bâtie sur le modèle abhorré de l’Amant du Roman de la Rose. Elle remodule une fois de plus l’émotionologie et défend une forme de jeu émotionnel hors de toute portée rusée quelle que soit son ambivalence, à la lumière du critère essentiel de l’intention. Il se voit ainsi investi d’une force éclatante chez Christine de Pizan, dans une réflexion plus large sur ce facteur d’appréciation crucial, de l’émotion, du jeu, de son œuvre en réaction à celle de Jean de Meun, mais avec toute l’ambiguïté que le modèle du Roman de la Rose lui permet ainsi de conserver.
Cette analyse de l’œuvre de Christine de Pizan offre une conclusion haute en couleurs à nos réflexions. Elle témoigne de toute la subtilité du jeu des émotions, des exigences auxquelles il vient répondre, entre instance de contrôle et de ruse à proprement parler. Il se pare de toutes les nuances selon la lumière braquée sur lui, les codes qu’il expose ou détourne, les logiques narratives dans lesquels il s’inscrit, le message transmis par son biais. Notre étude cherchera ainsi à en révéler la richesse à la croisée de ces dynamiques essentielles à son appréhension, selon les regards divers portés à son encontre.
1 Tels que ceux de Jean-Claude Schmitt, de Barbara H. Rosenwein, mais aussi de nombreux autres spécialistes historiens et littéraires des émotions, que nous citerons dans notre exposé, voir p. 29.
2 La formule est de Damien Boquet et de Piroska Nagy : D. Boquet et P. Nagy, « Pour une histoire des émotions. L’historien face aux questions contemporaines », dans Le Sujet des émotions au Moyen Âge, dir. D. Boquet et P. Nagy, Paris, Beauchesne, 2008, p. 15-52, ici p. 20.
3 Ibid., p. 16.
4 L. Febvre, « La sensibilité et l’histoire : Comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’histoire sociale, no 3/1-2, 1941, p. 5-20.
5 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge. Une histoire des émotions dans l’Occident médiéval, Paris, Seuil, 2015, p. 15.
6 C’est ainsi que les introduisent Damien Boquet et Piroska Nagy : D. Boquet et P. Nagy, « Pour une histoire des émotions », op. cit., p. 34.
7 C. Z. Stearns et P. N. Stearns, « Emotionology : Clarifying the History of Emotions and Emotional Standards », The American Historical Review, no 90/4, 1985, p. 813-836.
8 B. H. Rosenwein (dir.), Anger’s Past. The social Uses of an Emotion in the Middle Ages, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1998.
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13 J. Verdon, Rire Au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2001. On doit noter, au sujet de ce signe émotionnel obsédant dans les réflexions médiévales, les travaux de Jacques Le Goff également. Voir par exemple : J. Le Goff, « Rire au Moyen Âge », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, no 3, 1989, p. 6-21.
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21 P. Nagy (dir.), « Émotionsmédiévales », Critique, no 716-717, 2007.
22 D. Boquet (dir.), « Histoire de la vergogne », Rives méditerranéennes, no 31, 2008.
23 D. Boquet et P. Nagy (dir.), Le sujet des émotions au Moyen Âge, op. cit.
24 D. Boquet et P. Nagy (dir.), Politiques des émotions au Moyen Âge, Florence, Sismel, 2010.
25 D. Boquet, L. Moulinier-Brogi et P. Nagy (dir.), « La chair des émotions », Médiévales, no 61, 2011.
26 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit.
27 B. H. Rosenwein, Generations of Feeling. A History of Emotions 600-1700, Chicago, Loyola University Press, 2015.
28 R. Schnell, Haben Gefühle eine Geschichte ? Aporien einer History of emotions, Göttingen, V&R Unipress, 2015.
29 J. Plamper, The History of Emotions. An introduction, Oxford, Oxford University Press, 2015.
30 B. Andenmatten, A. Jamme, L. Moulinier-Brogi et M. Nicoud (dir.), Passions et pulsions à la cour (Moyen Âge – Temps modernes), Florence, Sismel, 2015.
31 S. Broomhall (dir.), Ordering Emotions in Europe, 1100-1800, Leiden/Boston, Brill, 2015.
32 Il est en effet présenté ainsi par Barbara H. Rosenwein : B. H. Rosenwein, « Émotions en politique. Perspectives de médiéviste », Hypothèses, no 1/5, 2002, p. 315-324, ici p. 319.
33 Sa première contribution à l’histoire des émotions fut : G. Althoff, « Empörung, Tränen, Zerknirschung. “Emotionen” in der öffentlichen Kommunikation des Mittelalters », Frühmittelalterliche Studien, no 30, 1996, p. 60-79.
34 L. Smagghe, Les émotions du prince. Émotion et discours politique dans l’espace bourguignon, Paris, Garnier, 2012.
35 Voir par exemple : B. Sère, « Essai sur un oxymore normatif : l’amitié politique à la fin du Moyen Âge », Parlements, HS no 11, 2016, p. 85-97.
36 K. McGrath, Royal Rage and the Construction of Anglo-Norman Authority, c. 1000-1250, New York, Palgrave McMillan, 2019.
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43 Pour rappel : P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge, op. cit.
44 J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident xiiie-xviiie siècles, Paris, Fayard, 1983.
45 Voir, par exemple : C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2003, avant leur participation aux efforts de réflexion autour des émotions initiés par Damien Boquet et Piroska Nagy : C. Casagrande et S. Vecchio, « Les théories des passions dans la culture médiévale »,dans Le sujet des émotions au Moyen Âge, op. cit., p. 107-122.
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72 B. Grigoriu, Actes d’émotion, pactes d’initiation : le spectre des fabliaux, Craiova, Editura universitaria, 2015.
73 S. Ríkharðsdóttir, Emotion in Old Norse Literature. Translations, Voices, Contexts, Cambridge, D. S. Brewer, 2017.
74 C. Baker, M. Cavagna et G. Clesse (dir.), « Entre le cœur et le diaphragme ». (D)écrire les émotions dans la littérature narrative et scientifique du Moyen Âge, Louvain-la-Neuve, Presses de l’Université catholique de Louvain, 2018.
75 M. Guéret-Laferté, D. Lechat et L. Mathey-Maille (dir.), Les Émotions au Moyen Âge : un objet littéraire, Genève, Droz, 2021.
76 D. Boquet et P. Nagy, « Une histoire des émotions incarnées », Médiévales, no 61, 2011, p. 5-24, ici p. 8.
77 S. Ríkharðsdóttir, op. cit., p. 8-9.
78 B. H. Rosenwein, Emotional Communities in the early Middle Ages, op. cit.
79 C. Z. Stearns et P. N. Stearns, op. cit.
80 B. Grigoriu, Actes d’émotion, op. cit., p. 100.
81 J. Eming, « Emotionen als Gegenstand mediävisticher Literatur », Journal of Literary Theory, 2007, p. 251-273, ici p. 251.
82 Comme le font par exemple Damien Boquet et Piroska Nagy en introduction de leur ouvrage Sensible Moyen Âge : D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 16-17.
83 R. Schnell, « Narration und Emotion. Zur narrativen Funktion von Emotionserwähnungen in Chrétiens Perceval und Wolframs Parzival », Wolfram-Studien, noXXIII, 2014, p. 269-331, ici p. 274.
84 Nous citons ici son expression employée lors du café littéraire présenté autour de leur dernier ouvrage Sensible Moyen Âge, animé par la prof. Guillemette Bolens le 27 avril 2016 à la Librairie Payot de Genève.
85 Comme par exemple : P. Maddern, J. McEwan et A. M. Scott (dir.), Performing Emotions in Early Europe, op. cit.
86 C’est le cas de plusieurs auteurs de l’ouvrage consacré aux émotions arthuriennes par exemple : F. Brandsma, C. Larrington, et C. Saunders (dir.), op. cit.
87 E. B. Vitz, Orality and Performance in Early French Romance, Cambridge, D. S. Brewer, 1999. Voir aussi l’ouvrage qu’elle a co-dirigé sur le sujet : E. B. Vitz, N. Freeman Regalado et M. Lawrence (dir.), Performing Medieval Narrative, Cambridge, D. S. Brewer, 2005.
88 C’est notamment le point de vue défendu dans cet article : E. B. Vitz, « Performing Saintly Lives and Emotions in Medieval French Narrative », dans The Church and Vernacular Literature in Medieval France, dir. D. Kullmann, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2009, p. 201-213.
89 S. C. Mitchell, Moral Posturing : Body Language, Rhetoric, and the Performance of Identity in Late Medieval French and English Conduct Manuals, thèse de doctorat, Columbus, Graduate School of the Ohio State University, 2007.
90 T. Adams, « Performing the medieval art of love : medieval theories of the emotions and the social logic of the Roman de la Rose of Guillaume de Lorris », Viator, no 38/2, 2007, p. 55-74.
91 F. Bouchet, « Performativité et déceptivité du langage courtois dans Le Roman du châtelain de Coucy », dans Sens, Rhétorique et Musique. Études réunies en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, dir. S. Albert, M. Demaules, E. Doudet, S. Lefèvre, C. Lucken et A. Sultan, Paris, Champion, 2015, p. 367-379.
92 C’est le cas de Nira Pancer que nous avons déjà pu citer et qui a consacré ses réflexions à l’honneur décliné au féminin : N. Pancer, Sans peur et sans vergogne, op. cit. Le Oxford Handbook of Women and Gender in medieval Europe accorde ainsi aussi une place importante à la dimension émotionnelle de la vie féminine dans plusieurs de ses articles : J. M. Bennet et R. Mazo Karras (dir.), The Oxford Handbook of Women and Gender in medieval Europe, Oxford, Oxford University Press, 2013. Citons également les études très porteuses de Caroline Walker Bynum : C. Walker Bynum, Fragmentation and Redemption : Essays on Gender and the Human Body in Medieval Religion, New York, Zone Books, 1991.
93 Dans cette optique, nous ne pouvons manquer de citer les études de Roberta L. Krueger ou de Rosalind Brown-Grant qui ont toutes deux accordé une attention remarquable aux enjeux émotionnels dans leur étude de la mise en scène des genres dans la littérature médiévale. Nous pouvons aussi mentionner l’étude de Lisa Renée Perfetti, consacrée au rire dans la représentation des femmes, ou l’ouvrage collectif dédié à la vie intérieure des femmes, entre émotions et hypocrisie, selon une perspective des plus intéressantes dans notre point de vue : R. Brown-Grant, French Romance of the Later Middle Ages. Gender, Morality, and Desire, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; R. L. Krueger, Women Readers and the Ideology of Gender in Old French Verse Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; L. R. Perfetti, The Representations of Women in Laughter in Medieval Comic Literature, Michigan, Ann Arbor, 2003 ; J. Friedman et J. Rider (dir.), The Inner Life of Women in Medieval Romance Literature. Grief, Guilt, and Hypocrisy, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
94 S. Ríkharðsdóttir, op. cit., p. 133 par exemple.
95 M. Otter, « Vultus adest (the face helps). Performance, expressivity and interiority », dans Rhetorik beyond words, dir. M. Carruthers, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 151-173.
96 Nous pouvons noter, à titre d’exemples, les études de Jacques Le Goff et de Jean-Claude Schmitt bien sûr, au-delà de celles de Damien Boquet et de Piroska Nagy qui insistent souvent sur la composante corporelle des émotions : J. Le Goff et N. Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003 et J.-C. Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990 ou J.-C. Schmitt, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001. Signalons également l’étude représentative de l’importance accordée tant aux manifestations verbales que gestuelles des émotions de Nicolas Offenstadt : N. Offenstadt, Faire la paix au Moyen Âge. Discours et gestes de paix pendant la guerre de Cent Ans, Paris, Odile Jacob, 2007. Les philosophes des émotions soulignent d’ailleurs aussi ce rapport expressif. Voir, pour exemple, J. Deonna et F. Teroni, Qu’est-ce qu’une émotion ?, Paris, Librairie Philosophique, 2008, particulièrement p. 57-62.
97 M.-T. Lorcin, Pour l’aise du corps. Confort et plaisirs, médications et rites (xiiie-xve siècles), Orléans, Paradigme, 1998.
98 M. Janet, L’idéologie incarnée. Représentations du corps dans le cycle de la croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), Paris, Champion, 2013.
99 L. Pierdominici, La Bouche et le Corps. Image du quinzième siècle français, Paris, Champion, 2003.
100 L. Desjardins, M. Moser-Verrey et C. Turbide (dir.), Le Corps romanesque. Images et usages topiques sous l’Ancien Régime, Québec, Les Presses Universitaires de Laval, 2009.
101 G. Bolens, La Logique du corps articulaire. Les articulations du corps humain dans la littérature occidentale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000 ; G. Bolens, Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, BHMS, 2008 ; G. Bolens, L’humour et le savoir des corps. Don Quichotte, Tristram Shandy et le rire du lecteur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
102 G. Bolens, Le Style des gestes, op. cit., p. 33.
103 B. Ribémont, op. cit., particulièrement p. 566-567.
104 D. L. Smail, « Emotions and Narrative Gestures in Medieval Narratives. The case of Raoul de Cambrai », Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, no 138, 2005, p. 34-38.
105 R. Schnell, « Narration und Emotion », op. cit., p. 273 notamment.
106 J. Eming, Emotion und Expression, op. cit., p. 41.
107 Voir pour exemple : J. Eming, « On Stage. Ritualized Emotions and Theatrically in Isolde’s Trial », MLN, no 124/3, 2009, p. 555-571 ou J. Eming, « Faszination und Trauer. Zum Potential ästhetischer Emotionen im mittelalterlichen Roman », dans Wie gebannt. Ästhetische Verfahren der affektiven Bindung von Aufmerksamkeit, dir. M. Baisch, A. Degen et J. Lüdtke, Berlin, Rombach, 2013, p. 235-264.
108 N. Pancer, « Entre lapsus corporis et performance : fonctions des gestes somatiques dans l’expression des émotions dans la littérature altimédiévale », Médiévales, no 61, 2011, p. 39-54.
109 L. Blanchfield, « Prolegomenon. Considerations of Weeping and Sincerity in the Middle Ages », dans Crying in the Middle Ages. Tears of History, dir. E. Gertsman, New York / Londres, Routledge, 2012, p. xxi-xxx.
110 J.-J. Courtine et C. Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (xvie-xixe siècle), Paris, Rivage, 1988.
111 Comme le rappelle Ayoush Sarmada Lazikani : A. S. Lazikani, op. cit., p. 4.
112 J.-C. Schmitt, « La morale des gestes », Communications. Parure, pudeur, étiquette, no 46, 1987, p. 31-47, ici p. 32.
113 Voir, par exemple, nous y reviendrons, l’article de Barbara H. Rosenwein à ce sujet : B. H. Rosenwein, « Les mots de l’émotion », dans Les émotions au Moyen Âge et aujourd’hui : questions de sources et de méthodes. Pour une anthropologie historique des émotions au Moyen Âge, Aix-en-Provence, 2006, p. 10-12, mais aussi les ouvrages collectifs qui attestent ce souci d’appréhender les émotions médiévales par le langage : M. W. Champion, K. Essary et J. Feros Ruys (dir.), Before emotion. The language of feeling, 400-1800, New York / Londres, Routledge, 2019 ou M. C. Flannery (dir.), Emotion and Medieval Textual Media, Turnhout, Brepols, 2018.
114 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 16.
115 B. H. Rosenwein, « Les mots de l’émotion », op. cit., p. 10.
116 Ibid.
117 Ibid.
118 P. Nagy, « Faire l’histoire des émotions à l’heure des sciences des émotions », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, no 5, 2013, p. 3.
119 Ce besoin d’élargissement de la définition du mot « émotion » pour correspondre à cette étiquette ainsi posée a été souligné par Damien Boquet lors d’une conférence donnée à l’Université de Genève le 11 mai 2016.
120 D. Boquet et P. Nagy, « Une histoire des émotions incarnées », op. cit., p. 10.
121 Ibid.
122 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 16.
123 B. H. Rosenwein, « Les mots de l’émotion », op. cit., p. 10.
124 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 16.
125 B. H. Rosenwein, « Les mots de l’émotion », op. cit.
126 Outre les travaux de Barbara H. Rosenwein, de Damien Boquet et de Piroska Nagy, ou les ouvrages que nous avons cités dédiés à une telle réflexion terminologique autour de l’objet d’étude historique qu’est l’émotion, nous pourrions citer à titre d’exemple les études de Carla Casagrande et de Silvana Vecchio ou de David Konstan par exemple : C. Casagrande et S. Vecchio, « Les théories des passions dans la culture médiévale », op. cit. et D. Konstan, « From regret to remorse : The origins of a Moral emotion », dans Understanding Emotions in Early Europe, op. cit., p. 3-26.
127 A. Lynch, « “What cheer ?” Emotion and action in the Arthurian world », dans Emotions in medieval Arthurian literature, op. cit., p. 47-63, ici p. 51.
128 D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, op. cit., p. 24.
129 Comme le soutient Jeroen Deploige : J. Deploige, « Meurtre politique, guerre civile et catharsis littéraire au xiie siècle. Les émotions dans l’œuvre de Guibert de Nogent et de Galbert de Bruges », dans Politiques des émotions au Moyen Âge, op. cit., p. 225-254, ici p. 238.
130 S. Knuuttila, op. cit., p. 5.
131 D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 187.
132 Simo Knuuttila notamment souligne cette reprise, très influente, de la typologie stoïcienne dans les Tusculanes de Cicéron : S. Knuuttila, op. cit., p. 51.
133 Ces dernières sont citées dans son De Oratore. Voir J. Wisse, Ethos and Pathos from Aristotle to Cicero, Amsterdam, Hakkert, 1989, p. 243.
134 Ils l’ont tous deux bien souligné notamment lors de leurs conférences données à Genève, respectivement les 27 avril et 11 mai 2016. Ils insistaient aussi sur la question dans leur ouvrage Sensible Moyen Âge : D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 351.
135 D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, op. cit., p. 59.
136 Afin de ne pas surcharger cet exposé des premiers théoriciens des émotions, nous avons préféré ne pas référer ponctuellement chacune de nos sources. Nous ne pourrions cependant manquer de souligner l’apport capital des travaux de Simo Knuuttila et de Damien Boquet pour cette première histoire des émotions, de l’Antiquité aux premiers siècles du Christianisme et renvoyons donc à leurs ouvrages pour un tableau plus complet des réflexions portées alors autour de l’instance affective : D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, op. cit. et S. Knuuttila, op. cit.
137 D. Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge, op. cit., p. 99.
138 L’expression est de Damien Boquet et de Piroska Nagy : D. Boquet et P. Nagy, Sensible Moyen Âge, op. cit., p. 51.
139 À nouveau, nous devons souligner l’apport essentiel pour cette brève présentation des travaux bien plus complets et pertinents pour une analyse historique de Damien Boquet, de Simo Knuuttila, de Damien Boquet et de Piroska Nagy dans leur ample synthèse Sensible Moyen Âge notamment, mais aussi de Barbara H. Rosenwein, de Carla Casagrande et Silvana Vecchio que nous avons tous déjà pu citer au gré de cette introduction.
140 J. Eming, « Affektüberwältigung als Körperstil im höfischen Roman », dans Anima und sêle. Darstellungen und Systematisierungen von Seele im Mittelalter, dir. K. Philipowski et A. Prior, Berlin, Eric Schmidt Verlag, 2006, p. 249-262, ici p. 255.
141 H. Cooper, « Afterword : Malory’s enigmatic smiles », dans Emotions in medieval Arthurian literature, op. cit., p. 181-188, ici p. 181.
142 S. Ríkharðsdóttir, op. cit., p. 22.
143 Ibid., p. 16.
144 Ibid., p. 11.
145 J. Eming, Emotionen im « Tristan », op. cit., p. 12.
146 B. Grigoriu, Actes d’émotion, pactes d’initiation, op. cit.
147 J. Eming, « On Stage », op. cit., p. 562.
148 B. Grigoriu, Talent/Maltalent, op. cit., p. 44.
149 Ibid., p. 40.
150 B. Grigoriu, Actes d’émotion, pactes d’initiation, op. cit., p. 194-195.
151 J. Eming, Emotion und Expression, op. cit., p. 90.
152 G. Le Vot, op. cit., p. 366.
153 La datation proposée, comme celle de tous les autres textes cités ensuite, reprend celle émise par Michel Zink : M. Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1992. Si ce n’est pas le cas, nous nous serons référée aux notices Arlima des textes non considérés par Michel Zink.
154 La formule est de G. Ward Fenley : G. W. Fenley, « Faus-Semblant, Fauvel, and Renart le Contrefait : A study in Kinship », The Romanic Review, noXXIII, 1932, p. 323-331, ici p. 323.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15161-6
- EAN: 9782406151616
- ISSN: 2492-0150
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15161-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-08-2023
- Language: French