Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Vertu de tempérance entre Moyen Âge et âge classique
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 433
- Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 106
Article de collectif : 1/31 Suivant
Avant-propos
En 2012 est paru aux éditions Classiques Garnier le premier des quatre volumes consacrés aux vertus cardinales, la Prudence. Voici maintenant le deuxième volume, qui traite de la vertu de Tempérance. Il s’agit, cette fois-ci encore, d’éclairer une notion complexe à travers plusieurs études allant de la pensée médiévale à celle du xviie siècle, avec un prolongement jusqu’au siècle des Lumières.
Si l’on veut avoir une vision traditionnelle, c’est-à-dire scolastique, de la vertu de tempérance, le plus simple est sans doute de lire ce qu’écrit le prêtre sulpicien Adolphe Tanquerey (1854-1932) dans son Précis de théologie ascétique et mystique dont la première édition est de 1924 :
La tempérance est une vertu morale surnaturelle qui modère l’attrait au plaisir sensible, surtout aux plaisirs du goût et du toucher, et le contient dans les limites de l’honnêteté.
Son objet est de modérer tout plaisir sensible, mais surtout celui qui est lié aux deux grandes fonctions de la vie organique : le manger et le boire, qui conservent la vie de l’individu, et les actes qui ont pour but la conservation de l’espèce. La tempérance nous fait user du plaisir pour une fin honnête et surnaturelle, et par là même en modère l’usage selon les prescriptions de la raison et de la foi. Et, précisément parce que le plaisir est alléchant et nous entraîne facilement au delà des justes limites, la tempérance nous porte à la mortification, même dans certaines choses permises, afin d’assurer l’empire de la raison sur la passion1.
Ces lignes, toutefois, omettent un point essentiel : celui de l’inscription de la tempérance dans un système plus complexe. Si cette vertu est l’aptitude à réprimer la concupiscence de la chair, et principalement celle du toucher (« Temperantia reprimit concupiscentias delectationum tactus2 »), c’est qu’elle est liée à l’appétit concupiscible : « in concupiscibilem, quae est subjectum temperantiae3 », dit saint Thomas d’Aquin, qui inclut ainsi 8la tempérance dans l’ensemble des vertus cardinales4. Elle partage en effet le « rationnel par participation » avec la Justice, qui a pour siège la volonté, et avec la Force, qui a pour siège l’irascible, la Prudence ayant pour fonction de parfaire le « rationnel par essence5 ».
Saint Thomas voit la définition aristotélicienne de la vertu « comme une disposition (ἕξις), alors qu’elle est aussi, et même surtout, un acte (ἐνέργεια) – de la même façon qu’un breuvage est appelé bénéfique à cause de ses propriétés, mais aussi lorsqu’il agit et qu’il produit ses effets6 ». On le voit, non seulement la question de la définition de cette vertu est complexe et de grande conséquence, mais aussi les rapports qu’entretiennent, en l’occurrence, les quatre vertus cardinales.
Les dix-huit articles présents dans ce volume ont pour but de montrer comment évolue la notion de tempérance, de l’inscrire dans le jeu des autres vertus cardinales et de montrer sa place en dépit de son classement comme « petite » vertu parmi ses grandes consœurs. Ces quatre vertus ne forment qu’un seul corps de cette construction intellectuelle majeure. Construction complexe car les vertus, dont la tempérance, connaissent des définitions variées, suivant que l’on se tourne vers l’aristotélisme, le stoïcisme ou la pensée de Plotin.
9Le volume s’ouvre sur l’étude d’un auteur du xiie siècle, Pierre Abélard, qui fait de la tempérance le cœur du combat des vertus héroïques ; il se clôt sur un vaste panorama où la tempérance se trouve placée, à la veille de la Révolution française, au carrefour de la réflexion morale, politique, économique. Les excès tant reprochés à l’Ancien Régime alimentent un retour puissant de la vertu de tempérance, synonyme de justice sociale et de redistribution de la richesse, voire de nivellement républicain. Mais c’est alors d’une tempérance « acquise par la révolte » qu’il s’agit et dont les liens avec la pensée théologique se sont considérablement distendus.
Entre ces deux moments, les études montrent des conceptions variées qui ne suivent pas – comme on pouvait s’y attendre – une évolution linéaire. Si c’est plutôt l’intempérance, la violence des passions qui prédomine chez les chevaliers des romans du cycle arthurien, ce n’est pas que la tempérance soit oubliée : elle demeure une valeur première, difficile à atteindre et par rapport à laquelle il est pertinent de situer les héros dont on peut observer avec profit de quelle façon ils la négligent, la refusent ou y renoncent. Dans cette optique le discours sur le nécessaire combat contre la luxure que Charlemagne tient à son fils dans le Couronnement de Louis, est un discours condamné par la chanson, qui tend à l’exclure du portrait du bon prince : la tempérance du prince, sur laquelle s’étendent au contraire longuement certains textes ecclésiastiques, n’a rien à faire dans la conception laïque du pouvoir royal que développe la chanson.
À la fin du Moyen Âge, la tempérance retrouve la valeur antique de dépassement de soi, en étant représentée en particulier par des allégories à l’occasion desquelles les auteurs multiplient les prouesses poétiques et rhétoriques ; et l’on constate qu’au-delà de l’exercice de style, la tempérance s’exprime parfois sous la forme d’un excès.
Il est intéressant de voir comment en Italie, au xve siècle, la tempérance se laïcise, et abandonne le domaine religieux pour devenir, d’une certaine manière, un modèle économique. Ce dernier, qui prend, chez Leon Battista Alberti, le nom de masserizia, repose, non pas sur l’échange mais sur la conservation (la fruges latine) et sur l’épargne. C’est un système d’enrichissement équilibré, prévisible, opposé aux aléas de la fortune et de l’économie monétaire. De simple mode d’exploitation agricole, inspiré de l’Antiquité et de ses théoriciens, la masserizia est élevée par Alberti, dans le livre III du De Familia, au rang de paradigme général 10d’une économie de la conservation, posant ainsi la question même des fondements anthropologiques de l’économie.
La tempérance occupe une place assez grande dans la culture humaniste pour faire l’objet, de façon fréquente, de diverses représentations picturales, en Italie et même dans toute l’Europe, à l’occasion de peintures d’histoire représentant Scipion l’Africain, Périclès et Cincinnatus. Ces héros révèlent qu’il existe des liens profonds entre la force extérieure (manifestée par les armes) et la force intérieure (la continence que l’on s’impose à soi-même). Dans le Songe de Poliphile, la tempérance se lie au furor pour conduire Poliphile vers l’énigme de la Mater Amoris copula mundi. Les freins que l’on peut mettre à ses désirs sont bien souvent illustrés par les images de la tenaille et du mors, ce dernier étant associé aux brides pour rendre compte de la tempérance du bon cavalier.
On sait que le passage de la scolastique à l’humanisme est lent et que l’Éthique à Nicomaque n’est pas interprétée, au xvie siècle, d’une façon bien différente de celle qui a prévalu dans les générations précédentes. Ainsi, l’idée de tempérance et les représentations auxquelles elle donne lieu évoluent de façon variable alors que les lexicographes des xve et xvie siècles proposent à un public parfois peu versé en théologie un faisceau d’éléments provenant principalement des réflexions de Cicéron et de saint Thomas d’Aquin. La tempérance devient une vertu sociale : dans sa Vie civile (1529) Palmieri fait de la tempérance une vertu du civis humaniste, tandis qu’une année auparavant Castiglione relie dans son Courtisan la tempérance à la notion, promise à un avenir riche, de discrétion. C’est que la tempérance, dans le monde humaniste, est désormais non seulement celle des appétits de la chair, mais aussi – surtout – celle de la parole : tempérance nécessaire pour qui veut se maintenir dans la citadelle du for intérieur et éviter la destruction de son être par le déchaînement des passions.
À la fin du xvie siècle, avec Étienne Pasquier, la tempérance connaît un remarquable avatar : il s’agit moins de demander au prince d’être tempérant que d’appliquer la notion au régime politique lui-même. La tempérance est une vertu de l’État lui-même, vu par conséquent comme un corps politique dont les différents membres sont liés par des relations de solidarité profonde. Elle intervient alors telle une vertu régulatrice des passions qui peuvent secouer ce corps. On verra qu’au début du xviie siècle L’Astrée se charge de représenter, sous les traits du druide 11Adamas, cette vertu centrale : à la fois privée et publique, elle apparaît comme la base de toute vertu. Quelques années plus tard, les écrits et la propagande du cardinal de Richelieu font peu de cas de cette vertu totalisante : l’homme d’État, à l’importance colossale, est désormais étranger à toute idée de mesure ; ses vertus doivent paraître illimitées, aussi bien en quantité qu’en qualité, et la tempérance, introduisant nécessairement l’idée de modération, lui est non seulement étrangère mais aussi, à certain égards, opposée. La tempérance ne prend place au milieu des autres vertus que pour figurer une tradition à laquelle il semble qu’on ne porte plus attention. Dans ce contexte du xviie siècle, c’est à la littérature que revient le soin de maintenir cette pensée de l’équilibre des désirs et de la modération des passions.
Afin de permettre une réflexion plus approfondie, les études sont suivies d’une anthologie qui s’est voulue assez abondante pour offrir un arrière-plan culturel le plus précis possible. Outil de travail, elle permet au lecteur de s’orienter dans un paysage intellectuel intense et diversifié susceptible de restituer des connaissances et de susciter des interrogations, voire de solliciter une manière nouvelle de réfléchir à des catégories aujourd’hui négligées et qui ont pourtant joué un rôle essentiel dans notre culture.
1 § 1099, Paris – Tournai – Rome, Société de S. Jean l’Évangéliste, 1924, p. 690-691.
2 Id., a. 3, concl.
3 Id., a. 2, concl.
4 Appelées aussi « principales » : voir S. Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 61, a. 1, concl.
5 S. Thomas, Somme théologique, Ia IIae, q. 61 a. 2 r. : « Quadruplex enim invenitur subjectum hujus virtutis, de qua nunc loquimur, scilicet rationale per essentiam, quod prudentia perficit, et rationale per participationem, quod dividitur in tria, id est in voluntatem, quae est subjectum justitiae, et in concupiscibilem, quae est subjectum temperantiae, et in irascibilem, quae est subjectum fortitudinis » ; et q. 66, a. 1 concl. : « Voilà pourquoi la prudence, qui parfait la raison, l’emporte en perfection sur les vertus morales, qui perfectionnent la puissance appétitive en tant qu’elle participe de la raison. Et parmi ces vertus aussi, l’une est meilleure que l’autre dans la mesure où elle est plus proche de la raison. Aussi la justice qui réside dans la volonté est-elle préférée aux autres vertus morales, et la force qui est dans l’irascible, est-elle préférée à la tempérance qui est dans le concupiscible lequel participe moins de la raison » (traduction d’Aimon-Marie Roguet, Paris, Éditions du Cerf, 1984, p. 397) ; texte latin : « Prudentia, quae perficit rationem, praefertur in bonitate aliis virtutibus moralibus perficientibus vim appetitivam, in quantum participat rationem ; et in his etiam tanto est una altera melior, quanto magis ad rationem accedit ; unde et Justitia, quae est in voluntate, praefertur aliis virtutibus moralibus ; et Fortitudo, quae est in irascibili, praefertur Temperantiae, quae est in concupiscibili, quae minus participat rationem ».
6 Jean-Louis Vivès, De Disciplinis, I, 6, traduit par Tristan Vigliano, Humanisme et juste milieu au siècle de Rabelais. Essai de critique illusoire, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 411. Laurent Valla (1407-1457) avait remarqué, dans son De vero falsoque bono, que la classification aristotélicienne des vertus ne rend pas compte de tous les comportements : « s’adonner à des plaisirs légitimes ne relève pas de la tempérance. Il est par conséquent de bonnes dispositions qui n’entrent pas dans la classification aristotélicienne des vertus ; cette dernière se révèle lacunaire » (T. Vigliano, op. cit., p. 366-367, commentant Valla, III, 4, 4).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09666-5
- EAN : 9782406096665
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09666-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Langue : Français