[Introduction]
- Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2022
- Publication type: Book chapter
- Book: La Sphère privée à la Renaissance. « Les cachettes du cœur »
- Pages: 137 to 138
- Collection: Studies and Essays on the Renaissance, n° 123
- Series: Éthique et poétique des genres, n° 4
Le xvie siècle se caractérise comme une période de heurt entre les socles épistémologiques : un univers finissant, structuré par les valeurs du Moyen Âge, l’autre en devenir, défini par la naissance de la banque et le développement de la puissance économique bourgeoise1. La notion de vie privée s’impose dans un monde où émergent les villes cosmopolites, aux activités diversifiées2, et ce d’autant plus que la « diversification des positions sociales permise par la division du travail social […] et la multiplication des possibilités de mobilité sociale3 » ont rendu l’identité individuelle plus importante que l’appartenance sociale. Les valeurs liées à la vie publique se trouvent concurrencées par d’autres valeurs plus domestiques ou plus intérieures, telles que la volonté d’échapper à la surveillance comme au jugement d’autrui. Les textes narratifs qu’on va étudier s’inscrivent ainsi dans un contexte de crise et ils traduisent la quête d’un refuge intime qui permette l’épanouissement de l’individualité loin de la pression sociale. Nous serviront d’ouvrages témoins les nouvelles et récits brefs de Bonaventure des Périers, de Marguerite de Navarre et de Pierre Boaistuau. Malgré leurs différences de ton, d’enjeu et de finalité, non seulement ils montrent concrètement comment les personnages se situent en face des autres, mais ils décrivent également leurs rapports aux institutions et à tout ce qui appartient à l’espace public.
Les Nouvelles Récréations de Bonaventure des Périers dessinent ainsi le nouveau visage d’une société qui fait cohabiter les divers « états » et rappelle l’exigence chez les roturiers de certains droits, dont celui de disposer de leur espace et de leur temps. Cette exigence est lourde de signification puisqu’elle implique que le jugement réfléchi n’est plus réservé aux privilégiés qui connaissent l’otium. Quand Marguerite de Navarre, qui a aussi écrit des dialogues et des méditations religieuses, propose les nouvelles de l’Heptaméron, c’est pour rendre palpables les difficultés du chrétien à vivre dans le siècle, qu’elle évoque aussi dans 138sa correspondance avec Guillaume Briçonnet. En choisissant le genre narratif, elle situe dans un cadre politique et public précis des individus qui ne sont ni des héros ni des saints et ressemblent à ceux qu’elle côtoie à la cour. Un des enjeux de ce recueil de nouvelles consiste à se demander comment réagissent ces personnages face à des situations où s’affirme l’autorité de l’État, de l’Église ou de la famille. Après l’Heptaméron qui comptait déjà quelques récits noirs, l’histoire tragique naît en France sur un terrain de crise institutionnelle qui s’étend, grosso modo, du massacre de Wassy (1562) à l’Édit de Nantes (1598)4. C’est ainsi que les histoires tragiques, dont Pierre Boaistuau signe en 1559 l’acte de naissance5, sont d’abord l’occasion d’une réflexion sur les passions des princes et des grands. Dans ces récits qui sont une forme d’« institution du prince » illustrée, il montre comment ceux qui occupent l’espace public peuvent le dénaturer s’ils utilisent leur pouvoir politique pour assouvir leurs désirs secrets. Ce faisant, ils empiètent sur la liberté de leurs sujets et risquent à tout moment de basculer dans la tyrannie. Même les protagonistes qui ne sont pas des princes tendent à outrepasser leur autorité et leurs responsabilités pour opprimer qui son épouse, qui la femme qu’il aime. Les Histoires tragiques présentent donc les conflits qui opposent le public au privé conçu comme espace d’auto-détermination.
1 Voir sur ce point Wetzel, Hermann H., « Éléments socio-historiques d’un genre littéraire : l’histoire de la nouvelle jusqu’à Cervantès », La Nouvelle française à la Renaissance, Études réunies par Lionello Sozzi, Genève, Slatkine, 1981, 2 volumes, p. 45.
2 Schmitt, Jean-Claude, Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 243.
3 Elias, Norbert, La Société des individus, op. cit., p. 214.
4 Selon Sozzi, Lionello, « Il racconto tragico in Francia alla fine del Cinquecento », Sigma, IX, 1-2, 1976, p. 48-50. Voir aussi Chupeau, Jacques, « Quelques formes de l’écriture romanesque à la fin du xvie siècle », L’Automne de la Renaissance 1580-1630, sous la direction de Jean Lafond et André Stegman, Paris, Vrin, coll. De Pétrarque à Descartes, 41, 1981, p. 219-230, ici p. 219, et Boggio Quallio, Elena, « La structure de la nouvelle tragique de Jacques Yver à Jean-Pierre Camus », ibid., p. 209-218.²
5 Les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau sont une traduction-adaptation de six nouvelles de Matteo Bandello : HT I < II, 37 ; HT II < I, 10 ; HT III < II, 9 ; HT IV < II, 12 ; HT V < I, 42 ; HT VI < II, 44.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10679-1
- EAN: 9782406106791
- ISSN: 2114-1096
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10679-1.p.0137
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-12-2021
- Language: French