[Introduction de deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Scène cannibale. Pratiques et théories de la transgression au théâtre (xvie-xxie siècle)
- Pages : 113 à 115
- Collection : Perspectives comparatistes, n° 100
- Série : Dramaturgie comparée, n° 2
Le fait cannibale sur scène soulève des questions très concrètes : l’enjeu est tout d’abord d’ordre alimentaire, concernant à la fois la nature de l’aliment – que mange-t-on ? – et l’identité du convive – qui mange ? Dans le cas du cannibalisme involontaire, majoritaire au théâtre, la question est aussi celle du leurre qui permet la mystification du convive. Lorsqu’en revanche la chair humaine est consommée délibérément, notamment parce que la famine presse et que le désir de survie prime sur toute autre considération, la question s’avère d’abord éthique. Dans tous les cas, si variés soient-ils, on met en scène la transgression alimentaire pour interroger les partages conventionnels, leurs conditions de validité, leur pertinence et leurs limites. À des degrés divers et selon des modalités différentes en fonction des œuvres, les tragédies cannibales semblent tenter de conjurer la hantise de la disparition de la civilisation grâce à la représentation fictionnalisée de son anéantissement dans l’ingestion.
Ce corpus théâtral cannibale invite à considérer à nouveaux frais les différences et les proximités entre animaux et humains, entre chair et viande et à réévaluer la classification des espèces animées. On peut, en outre, se demander si les œuvres sont les vectrices d’une réflexion sur l’alimentation, voire s’il existe des parentés avec une position critique antispéciste, récemment illustrée par Florence Burgat1, mais déjà présente chez des penseurs anciens comme Pythagore ou Porphyre qui recommandent de renoncer à l’alimentation carnée. Dans sa jeunesse, Sénèque lui-même, sensible aux idées de son maître Sotion qui était un adepte de Pythagore et Sextius, y renonça et ne rompit ce régime que par crainte de passer pour adepte d’une religion2. Pour étayer cette hypothèse d’une lecture philosophique et éthique des tragédies, il semble judicieux d’avoir présent à l’esprit les discours dans le champ des sciences humaines qui concourent à faire évoluer la conception des relations entre les hommes et les animaux. Les xviie et xviiie siècles 114voient le discours sur les animaux se transformer progressivement et de manière décisive, notamment grâce aux découvertes en éthologie. À la fin du xviiie siècle, l’idée d’une filiation de l’homme avec l’animal s’est imposée. Néanmoins, comme le montre Éric Baratay, il existe une tentation permanente de reconstruire la frontière ente humains et animaux afin de préserver l’idée qu’il existerait un propre de l’homme, ce qui est aussi une façon d’affirmer sa supériorité3. Il apparaît donc que les frontières entre humains et animaux sont essentiellement culturelles, fonctions des époques et des contextes4, et tributaires des méthodologies adoptées5.
Mon hypothèse est que cette question des frontières est non seulement thématisée mais problématisée par sa représentation théâtrale. La scène cannibale précède puis accompagne la réflexion savante sur le partage des règnes, non seulement parce que l’homme semble agir en bête féroce, mais aussi parce que les matières charnelles paraissent peu distinctes.
La variété des circonstances imaginées par les dramaturges comme l’effroi suscité chez les spectateurs amènent à faire l’hypothèse que le geste cannibale soulève des questions relatives à l’alimentation mais invite aussi à réfléchir à différents éléments mobilisés lors la scène cannibale et qui s’y trouvent pervertis, parmi lesquels le sang. Associé à des affaires de vengeance et d’inceste, cet épisode permet de déployer tout un réseau de questions et de réfléchir à des enjeux connexes, comme l’intersection entre violence sexuelle et alimentaire, comme la différence entre sacrifice pieux et meurtre impie ou la distinction entre emprise alimentaire et domination sexuelle. Le cannibalisme, par sa position frontalière, est vecteur de questions et incite à débattre de nos représentations et de leurs présupposés. La diversité de ses représentations théâtrales atteste sa fécondité critique et théorique. Les œuvres ne se bornent pas à transgresser un tabou, elles suggèrent des connexions, font jaillir des questions et donnent à penser en frayant des chemins inédits, voire risqués.
115Trois types d’enjeux se trouvent soulevés par les figurations scéniques du cannibalisme : ontologique, anthropologique et théorique. Ontologique parce qu’en perturbant la différence, supposée immanente et évidente, entre viande animale et chair humaine, les œuvres questionnent la pertinence des acceptions et des définitions du cannibalisme. Anthropologique car la scène cannibale met en lumière la violence du désir et de la sexualité, qui précèdent bien souvent le cannibalisme et lui sont sourdement apparentés. Théorique enfin, car, en tant que transgression, le cannibalisme permet un décentrement fécond pour la réflexion critique dans des champs connexes. Trois cas semblent particulièrement intéressants. Le premier est celui du cannibalisme de famine : dans les rares pièces qui le mettent en œuvre, il sert à questionner, ou figurer, un fait avéré ou un aspect du monde contemporain. Le second est l’association manifeste du repas cannibale au rituel eucharistique : elle vise à en interroger la valeur et la spécificité. Le dernier est l’exploitation de la coupe supposée contenir le sang des victimes lors du banquet ; elle permet de réfléchir à la représentation du sang sur scène et aux ressorts de l’illusion dramatique.
1 Florence Burgat, L’Humanité carnivore, Paris, Le Seuil, 2017.
2 Danielle, Gourevitch, « Le menu de l’homme libre, recherches sur l’alimentation et la digestion dans les œuvres en prose de Sénèque le philosophe » dans Mélanges de philosophie, de littérature et d’histoire ancienne offerts à Pierre Boyancé, Rome, École Française de Rome, 1974, p. 311-344, p. 330.
3 Eric Baratay, « Les mises en scène savantes de la frontière », dans Aux frontières de l’animal. Mises en scène et réflexivité – Travaux de sciences sociales, no 218, éd. A. Dubied, F. Gerber, et J. Fall, Genève, Droz, 2018, p. 49-66, p. 49-54 en particulier.
4 Annick Dubied, Franck Gerber et Juliet Fall, « Le rapport humain-animal, une vieille histoire dans des habits neufs », dans Aux frontières de l’animal, éd. citée, p. 9-17, p. 10.
5 Vinciane Despret, « Frontières et hiérarchies : questions de pratique », dans Aux frontières de l’animal, éd. citée, p. 19-36, p. 26-27.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-11939-5
- EAN : 9782406119395
- ISSN : 2261-5709
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11939-5.p.0113
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/09/2021
- Langue : Français