Jacques Darras, Tout Picard que j’étais – L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Revue des lettres modernes
2021 – 7. Jouve traducteur, Jouve traduit - Auteur : Louis-Lambert (Jean-Paul)
- Pages : 153 à 157
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Pierre Jean Jouve, n° 10
Jacques Darras, Tout Picard que j’étais – L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles, Amiens, Éditions du Labyrinthe, 2020, 290 p. (édition illustrée).
L’apparition de Pierre Jean Jouve dans le travail, à la fois poétique et critique, de Jacques Darras peut être datée : 2014, soit un siècle après une date fatidique de l’histoire de l’Europe1. Pour répondre à une sollicitation de l’université de Strasbourg autour d’un thème qu’on peut définir par « La Guerre de 14 vue par les poètes », le spécialiste (et traducteur) de la poésie moderne anglaise et américaine n’a pas eu de mal pour trouver d’excellents poètes anglais, reconnus (Wilfred Owen, Siegfried Sassoon, Edward Thomas), et la figure du poète allemand Ernst Staedler s’imposait également. Mais pour la France, pouvait-on se contenter de Charles Péguy (tué dès le début de septembre 1914) ou même de Guillaume Apollinaire ? Leurs positions « bellicistes » ne pouvaient guère enchanter un poète qui intitule la section 4 de Je sors enfin du Bois de la Gruerie – le lieu où le corps de son grand-père a été « volatilisé » en septembre 1914 (destin également survenu à un des deux grands-pères de mon épouse dont les deux grands-mères sont restées veuves de guerre) : « Je vous dis que j’aurais très vraisemblablement déserté en 1914. Je vous explique pourquoi2. »
Quel poète français pouvait-il choisir ? Il s’en expliquera l’année suivante dans La Transfiguration d’Anvers3. Une recherche, principalement faite grâce à une anthologie publiée par les disciples pacifistes de Romain Rolland en 1920, lui arrache une parole sévère, que je résume : un seul vrai poète, Pierre Jean Jouve :
Poème contre le grand crime, je le déclare le plus grand poème français de la Guerre 14-18. Y adjoignant, pour faire bonne mesure, Vous êtes des hommes, paru 154à La NRF en 1915. [… qui permet de] mesurer la différence de qualité avec […] Vildrac, Arcos, Duhamel, Durtain, Romains. [D’où vient] l’originalité de Jouve, parmi eux ? Pas la peine de s’embarrasser de précautions oratoires : sa compréhension juste de Walt Whitman. D’entre tous les Unanimistes ou membre de l’Abbaye, Jouve est le seul à bien entendre les rythmes du poète de Manhattan4. C’est un musicien, à l’oreille juste5.
Ajoutons que, comme l’avait fait Whitman pendant la Guerre de Sécession, Jouve, réformé, s’était engagé comme infirmier volontaire à l’Hôtel-Dieu de Poitiers, alors transformé en hôpital pour soldats blessés et frappés de maladies infectieuses dont « l’infirmier » a été victime lui-même. Jouve a ensuite « chanté » cet hôpital et ses malades qui agonisent dans son Poème contre le grand crime (I, 1561-1568) et dans Hôtel-Dieu, récits d’Hôpital en 1915 (II, 1433-1529).
Or Jacques Darras est à la recherche d’une histoire de la poésie moderne qui s’oppose à la tradition française reçue, lui qui se considère comme un héritier de la poésie anglaise et américaine. Son Je sors enfin du Bois de la Gruerie commence par des « Remontrances aux fantômes André Breton et Louis Aragon », car après la « Grande Guerre, c’est rupture totale ». Le Dadaïsme et le Surréalisme ne lui apparaissent pas comme une réponse « moderne » à cette rupture, mais comme une régression vers un néo-post-symbolisme, régression dont il attribue la responsabilité à Apollinaire qui a rejeté (et fait rejeter) le vrai poète moderne qu’était Whitman que Jouve avait justement entendu.
Jouve avait été, successivement, post-symboliste (1909), puis néo-classique (1910), ensuite unanimiste (1911-1912) et « classique moderne » (1913-1914, terminologie de Mikaël Lugan), et enfin (et surtout) pacifiste « Verhaereno-whitmanien » (1915-1921) : c’est par ce Jouve-là6 que Darras aborde une œuvre qu’il connaissait mal, mais qui l’aide à explorer le 155territoire où il pose la question7 : qu’est-il arrivé à la poésie moderne française après 1914 ?
Je dis souvent que « Jouve est à lui tout seul un mouvement littéraire », contemporain et concurrent du Surréalisme, du Collège de Sociologie, du Grand Jeu, mouvements qui, tous, le connaissaient et le reconnaissaient, mais… en parlaient quelquefois (le Grand Jeu), rarement (Breton8) ou jamais (Bataille). Philippe Raymond-Thimonga m’a dit : « Jouve est sur le même terrain qu’eux, mais il regarde dans une direction opposée. »
Pour le rédacteur de cette chronique, la « modernité » de Jouve, c’est : la synthèse stupéfiante opérée par un écrivain qui a été pacifiste en 14-18 et « belliciste » en 39-45 (pour d’autres, ça a été le contraire : ils sont partis la fleur au fusil en 14, et ont fini à Vichy ou dans la collaboration en 40) ; l’écriture entre 1925 et 1935 de quelques-uns des rares romans qui restent « dans les vingt ans qui ont séparé les deux guerres ultimes » (selon André Pieyre de Mandiargues) ; la synthèse dans ses poèmes des années 30 du Freud de la « seconde topique » (une exploration rationnelle de l’irrationnel), des mystiques et de Baudelaire ; la production de deux livres de musicologie reconnus par Messiaen et Boulez (sur Le Don Juan de Mozart et Le Wozzeck d’Alban Berg) ; la première traduction en français d’un volume de poèmes d’Hölderlin (1929-1930). Qui, au xxe siècle, peut présenter un tel palmarès ?
Pour Jacques Darras, la question qu’il se pose concerne (on s’en doute) la transformation radicale de l’écriture poétique de Jouve à partir de 1925 : comment est-il passé du « verset whitmanien [avec] une poétique du réalisme lié à l’émotion, une esthétique courageusement joyeuse, une morale de l’engagement auprès de ceux qui souffrent », à une poétique « qui renoue avec la logique allusive, suggestive du symbolisme9. […] » ?
Je dirai que le poème jouvien gagne alors l’altitude que le paysage suisse […] offre en refuge au couple amoureux. […] C’est une fuite vers les hauteurs, 156vers la rareté […] Jouve a rencontré pour ainsi dire sa correspondance dans le paysage10.
C’est que si Jacques Darras est un poète épique qui s’attaque très volontiers à l’Histoire, il est aussi un Géographe qui a longuement arpenté l’espace du Nord, ce qu’on peut appeler « la grande Picardie ». Aussi, le poète-critique, dont le nom rappelle que ses ancêtres venaient de la ville où est né Pierre Jean Jouve, fait un parallèle entre le passage du verset ample et extensif hérité de Whitman au vers court dense et intensif qui lui est propre après la césure de 1924-1925, avec le passage, tout aussi brutal, de la « plaine arrageoise » aux sommets des montagnes de l’Engadine.
C’est donc logiquement que Jouve trouve toute sa place dans le grand panorama où, non sans provocation (il sous-titre son livre « L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles »), Jacques Darras réécrit l’histoire de la littérature française, non du point de vue habituel qui est « parisien », mais d’un point de vue régional. Car si la langue d’oïl a conquis (souvent les armes à la main) l’ensemble des territoires français, les écrivains du Nord sont singulièrement inconnus, ou sous-estimés, ou non situés dans leur géographie. Celui qui a fait clamer : « Tout Picard que j’étais… » (le titre de l’essai du Picard d’Amiens), est l’auteur de quelques-uns des plus beaux vers français (et l’une des sources affichées par un semi-disciple de Jouve, Yves Bonnefoy) ; le plus « français » des poètes fabulistes (mais c’est un « frontalier ») a glissé deux vers en pur picard dans « Le Loup, la Mère et l’Enfant » :
Biaux chires Leups, n’écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie11.
À l’issue d’un vaste périple, Darras donne une présentation vivante des écrivains du Nord du xxe Siècle (c’est un cycle de conférences qui est à l’origine de ce livre), où Jouve se retrouve ainsi situé entre le puissant Georges Bernanos qui a donné pour cadre à ses romans les paysages marqués par la guerre, le flamand de Roubaix, Maxence Van der Meersch, et le plus « fragile » Pierre Mac Orlan (dont j’admire les chansons interprétées par Germaine Montero, l’élève de Lorca). C’est 157l’occasion de rappeler : « Arras “vieille ville espagnole” » (EM, 1061). On y trouvera une présentation de Jouve et de son œuvre qui sera utile à ceux qui cherchent comment s’adresser à un public qui n’a jamais abordé l’œuvre de ce marginal que les grands médias et l’Inspection générale ignorent, car il a eu le tort d’être trop « en avance » sur son temps.
Dans une prose classique, somptueusement claire, s’installe un climat trouble où brille les prestiges du corps et de la chair. Dans ce climat de fin de siècle prolongé, amantes et amoureuses mènent le jeu tragique de la séduction avant de finir dans la mort. Il semble que le poète ait cultivé un anachronisme délibéré, un esprit de rébellion subtile irrécupérable par quelque effet de mode parisienne que ce soit12.
Avec ses romans de 1925-1935, Jouve donne l’impression d’être un contemporain de Marguerite Duras qui aurait lu Breton et Bataille pendant la guerre, et que François Truffaut aurait dû adapter au cinéma dans les années 60.
Jean-Paul Louis-Lambert
1 Jacques Darras, Je sors enfin du Bois de la Gruerie – Tout reprendre à 1914, Paris, Arfuyen, 2014.
2 Ibid. p. 55.
3 Jacques Darras, La Transfiguration d’Anvers – Certitudes magnétiques en poésie, Paris, Arfuyen, 2015.
4 De 1989 à 2002, sans les censures de l’estimable traduction de Léon Bazalgette de 1909 (celle que connaissait Jouve), Jacques Darras a traduit intégralement Feuilles d’Herbe de Walt Whitman, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 2002.
5 Jacques Darras, La Transfiguration d’Anvers – Certitudes magnétiques en poésie, op. cit., p. 42.
6 Trajectoire inhabituelle pour un écrivain français ! Le plus souvent, les « jouviens » découvrent l’écrivain par la lecture de ses romans, c’est-à-dire Paulina 1880 ou La Scène capitale, quelquefois par ses poèmes : Sueur de Sang (Pierre Emmanuel) ou Matière céleste (Yves Bonnefoy). Ce sont les Anglo-saxons qui connaissent le mieux Jouve par sa période pacifiste ; ainsi Roger Fry (du Bloomsbury Group) a traduit partiellement Vous êtes des hommes (« Men of Europe ») en 1915 : la trajectoire de Jacques Darras possède donc une logique.
7 C’est ce que j’avais entendu dans « La fin de l’absolu poétique – La poésie française, 1950-2000 », une conférence publiée par Jacques Darras dans la revue Esprit (Mars-Avril 2009) où Jouve manquait.
8 Jean-Paul Louis-Lambert, « Et sauf un petit nombre de pièces… » (Seconde partie), Les Rencontres dans les carrefours avec Nadja, Claire, Lisbé & Yanick – Une Fiction détective dont Pierre Jean Jouve et André Breton sont les héros, Dorothée Catoen-Cooche (éd.), Pierre Jean Jouve : dans l’atelier de l’écrivain, Paris, Hermann, « Vertige de la langue », 2021.
9 Jacques Darras, La Transfiguration d’Anvers– Certitudes magnétiques en poésie, op. cit., p. 49.
10 Idem.
11 Jean de La Fontaine, Fables, Livre IV, Paris, Le Livre de Poche, 2002, p. 15.
12 Jacques Darras, Tout Picard que j’étais – L’exceptionnelle richesse littéraire de la Grande Picardie à travers les siècles, op. cit., p. 217.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12057-5
- EAN : 9782406120575
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12057-5.p.0153
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/09/2021
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français