Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Part maudite de Georges Bataille. La dépense et l’excès
- Auteurs : Limousin (Christian), Poirier (Jacques)
- Pages : 13 à 18
- Collection : Rencontres, n° 124
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 19
AVANT-PROPOS
En février 1949 paraît, aux éditions de Minuit, La Part maudite I. La Consumation. Sous-titré « Essai d’économie générale », ce livre à l’élégante couverture grise constitue le second volume de la collection « L’usage des richesse » créée par Bataille l’année précédente. Texte singulier par ce terme de « consumation » ; et titre qui sonne étrangement par la référence à une malédiction dont le lecteur ne perçoit pas d’emblée le sens. Sans parler d’une tomaison qui laisse présager une suite, ce tome 2, annoncé dès 1949, qui aurait dû s’intituler De l’angoisse sexuelle au malheur d’Hiroshima, et qui ne verra jamais le jour1.
Produit d’une longue gestation, abandonné et repris à de nombreuses reprises au profit d’autres textes, La Part maudite, à laquelle Bataille tenait beaucoup, ne rencontra pas son public. Il faut dire qu’en 1949 pareil essai semble ne répondre ni au contexte politico-économique, ni à l’horizon intellectuel du moment, ni à l’intérêt immédiat du lecteur.
Les Aztèques se livrant à leurs sacrifices peuvent sembler d’une superbe inactualité en ce mois de février 1949 où le monde regarde du côté de Berlin, soumis au blocus par les Soviétiques, et où la France attend le verdict que va bientôt prononcer le tribunal dans lequel se sont affrontés, avec une violence inouïe, Kravtchenko et Les Lettres françaises (en avril, Billancourt aura de quoi désespérer : les camps staliniens n’ont rien d’une fable). Quant à la célébration de la dépense et de l’excès, elle pouvait paraître tout aussi inactuelle en ce temps de pénurie généralisée – les derniers tickets de rationnement ne disparaissent que cette même année 1949 –, où l’appareil productif ne suit pas et où l’on rêve davantage de consommation que de consumation.
Dans une période soumise à un véritable carcan idéologique, comment aurait-on pu entendre une voix sans attaches ? Et une voix qui redonnait
une charge nouvelle aux mots – le don, la dépense, le sacrifice ? Le don de soi au profit d’une idée et de la communauté, les contemporains en avaient eu une expérience directe ; et le climat de guerre froide prolongeait cet imaginaire du sacrifice héroïque (pour l’avenir radieux, etc.). Dans la sacralisation de l’histoire à laquelle procéda le marxisme, le sacrifice du héros positif servait la cause, de sorte qu’un sacrifice « pour rien » apparaissait comme un échec ou un châtiment. La distance est donc infranchissable entre la lecture que propose du fait social le marxisme, parvenu à ce stade ultime qu’est le stalinisme (« Staline, l’homme que nous aimons le plus ! »), et l’interprétation que nous en donne La Part maudite. Certes, un marxiste peut tout à fait entendre l’opposition entre « dépenses improductives » et « dépenses productives ». Mais en aucun cas il ne peut suivre Bataille dans sa célébration de la « dépense pure » et de la perte comme accomplissement. La glorification du travail et des travailleurs (Jacques Duclos en 1946 : « Hier le devoir était de combattre. Aujourd’hui il est de travailler, travailler, encore travailler »), la dimension prométhéenne du socialisme (« Il ne s’agit plus de comprendre le monde, il s’agit maintenant de le transformer »), le mythe d’une société à venir qui en aurait fini avec le « négatif » : tout oppose la vulgate communiste aux fulgurances d’un Bataille, qui pense le fait social à partir de la dépense archaïque.
Mais si La Part maudite échappe à cet « horizon incontournable » qu’est alors le marxisme, le mythe bataillien de la « dépense improductive » avait tout autant de quoi heurter les tenants du capitalisme industriel et de la rationalité productiviste. Au lendemain de 1929, la théorie économique, qui ignore évidemment le terme de « consumation », a repensé le rôle de la « consommation ». Car c’est bien la dépense – les grands travaux du New Deal – qui relance l’activité et permet de sortir de la crise. Mais cette dépense, qui est première (le recours à l’emprunt), participe d’une rationalité économique (présumée). Le rêve bataillien de « dépense pure » prend donc à contrepied un productivisme qui traque les coûts superflus (la taylorisation) et ne conçoit la dépense que comme un investissement. D’où un malentendu autour du Plan Marshall, dont La Part maudite porte trace. Hostile à toute forme de « don sans retour », le grand public américain n’aurait sans doute pas compris la lecture que fait Bataille de ce plan, qui consistait sans doute à absorber une part de l’énergie excédante, mais qui lui était présenté avant tout comme une bonne action (endiguer le communisme) et une bonne affaire (recréer des marchés).
Pour Bataille, l’homme, défini par le communisme ou par le capitalisme, reste tout entier celui de « la fatalité économique ». Le capitalisme industriel partage en effet avec les marxistes un même idéal productiviste. Mais à la différence de cette religion immanente qu’a pu être le communisme, adossé à une mythologie, les démocraties libérales semblent au plus loin de l’imaginaire bataillien. Si La Part maudite est un « contre Marx », elle est plus encore un « contre Tocqueville ». Notamment quand l’auteur de La Démocratie en Amérique met en relation un système politique et un régime des passions. Ayant dû renoncer à toute forme d’excès, pour composer avec le monde tel qu’il est, « l’homme démocratique » partage avec Jean Giraudoux une défiance envers ceux qui gravissent la colline pour faire signe aux dieux (Electre). Dans cet univers désacralisé, quelle place reste-t-il alors pour la « perte » et la « consumation » de soi ? Pour cette « dépense » que représentent « le sacrifice, la fête ou la sainteté » ?
Personne ne pouvait alors suivre Bataille ; lui-même l’admet : « Une dépense improductive est un non-sens, même un contre-sens. » (« De l’existentialisme au primat de l’économie »). Personne ne pouvait le suivre jusqu’au cœur de cette « philosophie paradoxale », de cette « révolution copernicienne » qu’il avait enfin dégagée après tant d’années de tâtonnements et de recherches. Le suivre : le peut-on davantage maintenant ?
Si l’on comprend assez bien en quoi, au moment de sa parution, La Part maudite pouvait paraître inactuelle, la vraie difficulté concerne la mise à l’écart dont ce texte continue à être l’objet. Une première explication tient sans doute à la façon qu’a Bataille de se situer « hors champ ». Par son contenu « babélique », qui croise l’ensemble des savoirs et les met en consonance, La Part maudite procède à une déterritorialisation des discours. Occupant tous les lieux, Bataille entre en conflit avec les représentants « légitimes » de chaque champ disciplinaire. La plupart des spécialistes regardent donc de haut un essai dans lequel l’ethnologie dialogue avec la philosophie, les sciences naturelles avec l’économie, la politique avec la physique… Comment un gardien du temple pourrait-il admettre qu’un non spécialiste redéfinisse librement certains concepts canoniques (le potlatch, notamment) et propose du fait social une théorie générale, sur fond d’analogie ? Or la relation est étroite entre la rationalisation des modes de production – la décomposition de chaque opération en une série de gestes répétitifs – et la balkanisation des savoirs ; alors que l’acte de pensée consiste en la recherche de l’un derrière le multiple, et en une « exposition », au sens où l’on s’expose à un danger.
Si l’on comprend bien la résistance qu’a rencontrée Bataille chez bon nombre d’économistes et d’ethnologues, le plus grave tient sans doute au peu de considération que de nombreux lecteurs de ses romans continuent d’éprouver pour La Part maudite. L’œuvre de Bataille ne constitue sans doute pas un système monolithique ; mais en dépit de son aspect « glissant », elle n’en possède pas moins une cohérence profonde, en raison notamment des effets de résonance entre les « fictions » et les « essais ». Comme si, là encore, Bataille s’affranchissait des catégories. Or, plutôt que d’appréhender l’œuvre comme dans sa globalité, de nombreux lecteurs privilégient les récits (Histoire de l’œil, Madame Edwarda) et leurs scènes « mythiques » (l’œil de Granero ; « […] je suis DIEU… »). C’est d’ailleurs bien cette scission de l’œuvre qu’entérine la publication, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », des Romans et Récits (2004) de Bataille, ainsi dotés d’une pleine autonomie. Au risque d’oublier à quel point les essais et les fictions constituent des discours croisés, et combien les essais possèdent une dimension fictionnelle.
En réouvrant le dossier, ce collectif consacré à La Part maudite a donc pour ambition de redonner sa place à un ouvrage essentiel dans l’œuvre de Bataille et dans l’histoire des idées. Contre la marginalisation, dont cet essai a pu être victime, il importe avant tout de lui redonner une dimension centrale. Centrale parce que ce texte constitue un aboutissement (de « L’Amérique disparue » à « La notion de dépense » ; de « L’Œil pinéal » à « L’économie à la mesure de l’univers ») et un véritable carrefour théorique (Mauss, Ambrosino, Nietzsche…) ; mais centrale surtout parce que le mythe aztèque donne définitivement forme – théorique et fictionnelle – au concept de « sacrifice » et de « dépense improductive ».
Mais l’audace la plus grande de Bataille, qui explique sans doute la résistance qu’il a suscitée, tient à ce qu’aux lois sociales, il oppose la loi de nature. Cette nature qui, à l’image du Soleil, dépense sans compter et donne sans retour. Au moment même où Samuel Beckett va mettre au premier plan une littérature de l’épuisement – En attendant Godot, créé quatre ans après La Part maudite, est rédigé dans les mêmes années –, Bataille n’en finit pas de célébrer la puissance et la prodigalité des forces naturelles (cette surabondance des rayons du Soleil, tout comme celle des spermatozoïdes lors de l’acte sexuel). Bataille s’inscrit donc là en faux contre ceux qui, tel le Roquentin de Sartre, éprouvent une forme de terreur devant le grouillement de la vie (la racine du marronnier) et qui, tandis que la vie jaillit « en trop », se sentent « de trop ».
Comme la vie est toujours en excès, comme elle est excès, la dépense improductive permet de s’accorder à la loi cosmique et ainsi ne relève pas de l’hybris. C’est donc en nature qu’est fondée l’anthropologie bataillienne (cf. la formule de Baudrillard : « Bataille a “naturalisé” Mauss »). Ainsi se trouvent mis en perspective des phénomènes multiples, dont apparaît le principe premier. Quand « La notion de dépense » se propose d’étudier dans un même mouvement « le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts » ainsi que « l’activité sexuelle perverse », le lecteur a de quoi être déconcerté. Jusqu’au moment où il perçoit l’unité du multiple.
Au coup de force conceptuel que constitue la naturalisation du fait social s’ajoute alors cette inversion des signes qui place au premier plan la fête, le jeu, l’extase…, ces « activités improductives » que les valeurs dominantes rejettent dans les marges. L’analyse que propose Bataille du fait social a donc quelque chose d’inaudible pour ses contemporains qui, au beau milieu des « années Sartre », comme dit Michel Winock, sont confrontés là à cette figure dérangeante qu’est Nietzsche – avec qui Bataille est en dialogue dès le début des années 20 et à qui il a consacré peu auparavant un curieux essai « écrit dans la bousculade » (Sur Nietzsche, 1945). Sans doute l’auteur de Zarathoustra était-il encore suspect, mais plus profondément le temps des idéologies dures laissait peu de place à une pensée fulgurante, et métaphorique. Du coup se trouvèrent exclus du champ dominant tous ceux dont la référence à Nietzsche apparaissait comme une dissidence : Bataille en premier lieu et, peu après La Part maudite, Albert Camus, dont le “nietzschéisme” pesa sans doute plus qu’on ne le pense dans l’ostracisation dont il fut l’objet de la part des Temps modernes. Encore faut-il préciser que Bataille, s’il entend poursuivre la pensée de Nietzsche dans le cadre d’une expérience personnelle, condamne expressément le nietzschéisme comme corps de doctrine figé. Position difficile à tenir et qui le plonge également dans une solitude profonde. Pour lui, « Camus est l’exemple le plus remarquable de l’avortement impuissant du nietzschéisme ».
Le temps est donc venu de réentendre Bataille et de relire un texte dont le pouvoir d’ébranlement reste entier. Après un Prologue, mettant en perspective La Part maudite et présentant de façon chronologique l’ensemble des textes et des événements qui ont nourri cet essai, la première partie revient sur la question de « l’économie générale ». Les différentes contributions cherchent à repenser les concepts clefs de l’univers batailllien (la souveraineté,
la dépense, le don…), en les confrontant avec la pensée de figures majeures comme Pierre Klossowski ou Jacques Derrida. Les trois parties suivantes déclinent cette « économie générale » dans les différents domaines de la vie sociale et en montrent le retentissement. La deuxième partie (« Ethnologie et Politique ») fait le lien entre l’approche anthropologique de Bataille – les Aztèques, le potlatch – et sa lecture du monde moderne – les totalitarismes, la Deuxième Guerre mondiale… Partant du principe que « L’exubérance est beauté », la troisième partie (« Poétique ») tente de définir les enjeux esthétiques de La Part maudite, dans trois domaines principaux : la poésie (William Blake), la littérature et le cinéma. Quant à la quatrième partie (« Vers l’éco-économie ? »), elle met en dialogue la pensée de Bataille et les thèses écologiques contemporaines, alors que tout semble opposer une éthique de la préservation de la planète et un imaginaire de l’excès.
[…] ces circonstances inouïes avaient dégagé des orgasmes, plus suffocants et aussi plus spasmodiques les uns que les autres, dans le cercle des malheureux qui regardaient ; toutes les gorges étaient étranglées par des soupirs rauques, par des cris impossibles, et, de toutes parts, les yeux étaient humides des larmes brillantes du vertige.
Le soleil vomissait au-dessus des bouches pleines de cris comiques, dans le ciel vide d’un ciel absurde, ainsi qu’un ivrogne malade… Et ainsi une chaleur et une stupeur inouïe scellaient une alliance – excédante comme un supplice : comme un nez qu’on tranche, comme une langue qu’on arrache –, célébraient les noces (fêtées avec le tranchant du rasoir sur de jolis, sur d’insolents derrières), la petite copulation du trou qui pue et du soleil… (OC II, 30).
Christian Limousin
Chercheur indépendant
Jacques Poirier
Université de Bourgogne
1 Sur les projets successifs, la chronologie infra rappelle que Bataille envisagea un temps de faire de La Part maudite le titre d’un ensemble, symétrique de La Somme athéologique, et qui aurait compris trois volumes : La Consumation, L’Érotisme et La Souveraineté.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3831-8
- EAN : 9782812438318
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3831-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/09/2015
- Langue : Français