Présentation du volume
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Négation à l’œuvre dans les textes
- Auteurs : Fontvieille-Cordani (Agnès), Laurent (Nicolas)
- Pages : 11 à 16
- Collection : Colloques de Cerisy - Littérature, n° 11
Présentation du volume
Comment la négation opère-t-elle dans les textes littéraires ? La négation, qui traverse toutes les disciplines des sciences humaines, a donné lieu à des travaux considérables en logique, en philosophie, en psychanalyse ou en linguistique. Mais son fonctionnement dans les œuvres n’a pas encore fait l’objet d’une approche stylistique générale tant les mots grammaticaux – plus instructionnels que conceptuels – peuvent passer inaperçus. L’objet du présent volume est d’examiner le « travail » en contexte des formes négatives, dans le sillon desquelles seront aussi considérés la négation lexicale et ce qui relève, plus largement, de la négation sémantique, voire de la « négativité ».
Opérateur majeur de l’énoncé, la négation est en général décrite comme l’inverseur de la valeur de vérité d’une proposition, ou, plus largement – puisque nier n’est pas toujours signifier une inadéquation logique – comme ce qui permet à un locuteur de rejeter un autre énoncé supposé. Invitant, sur le plan énonciatif, à examiner les jeux propres à la polyphonie et au(x) dialogisme(s), elle possède, d’un point de vue textuel, une évidente dimension transphrastique, faisant parcourir tout le continuum linguistique, du morphème au texte, en passant par les paliers du syntagme et de la phrase. Encore faut-il préciser qu’une négation n’opère pas toujours sur un énoncé positif présent en co(n)texte, et que, du plus réfutatoire au plus descriptif, se conçoit toute une échelle de négativité.
De fait, dans le cadre d’une stylistique attentive au détail grammatical, nous avons voulu partir de ces mots tels que ne… pas, point, rien, jamais, personne, nul.le.s, aucun.e.s, etc., qui sont si répandus qu’on en sous-estime généralement la capacité organisationnelle et la force poétique. La négation, qui implique l’au-delà (énonciatif, textuel) de la phrase, accompagne les circonvolutions du dire et creuse la part non dite, ou obscure, du dit. Elle opère en surface comme en profondeur, livrant les textes à une mécanique fine du sens, à de subtils jeux de bascule 12entre positif et négatif, de la variation infime – valorisant notamment les évaluations quantitatives – au renversement binaire pur et simple.
Par sa visée discursive, la négation est au cœur des genres argumentatifs. Quels jeux propres au dialogue et au(x) dialogisme(s) peut-on observer dans le théâtre, dans l’essai, la littérature morale, mais aussi dans d’autres genres non immédiatement interactionnels tels que roman, nouvelle ou poésie ? Par ailleurs, la négation est le ressort essentiel de nombreuses figures : comment fonctionnent-elles en contexte ? Et de quelle manière la négation interagit-elle avec les autres figures ? Comment, enfin, envisager la contrepartie référentielle de la négation, sa puissance de représentation ? Comment, entre dit et non-dit, les mots négatifs posent-ils la question des limites du langage lorsqu’ils servent paradoxalement à dire ce qui n’est pas – selon les ontologies diversifiées de l’absence, de l’inexistence, du néant ?
Le présent volume rassemble les contributions de stylisticiens, sémioticiens et linguistes de tous horizons, spécialistes de genres et de siècles différents (xvie-xxie), qui se sont retrouvés pour échanger au sujet de « la négation à l’œuvre dans les textes » dans le cadre historique et magnifique du Château de Cerisy, entre le 22 et le 29 juillet 2019. Il porte aussi trace de la présence à ces journées de deux artistes, l’écrivaine Michèle Audin et le plasticien franco-autrichien Hervé Massard, qui se sont saisis du thème pour rendre compte de leurs processus de création. Ce colloque venait conclure un séminaire de deux années co-organisé à Lyon par les laboratoires de recherche Arts & Littératures Passages XX-XXI (Lyon 2) et IHRIM (ENS Lyon). C’est grâce à leur soutien et à celui du laboratoire ASLAN, ainsi qu’à l’engagement d’Edith Heurgon et de son équipe, que ces journées ont pu avoir lieu.
L’ouvrage fait se succéder :
–un double prologue ;
–cinq parties intitulées 1. « Mots négatifs et représentation », 2. « Figures et négation », 3. « Négation, énonciation & polyphonie », 4. « Textualités négatives » et 5. « Les genres au prisme de la négation » ;
–en guise de conclusion, deux carnets de création (« Ne pas oublier » de M. Audin et « La Mer à bord » de H. Massard).
Les deux premiers textes font office de Prologue pour l’étude de la négation dans les textes. Dans le premier, A. Fontvieille-Cordani (« Négation et 13figure »), interroge la capacité de l’énoncé négatif à faire figure. Après avoir envisagé certaines catégories rhétoriques au prisme de la négation, elle rend compte, plus particulièrement, des ressorts figuraux de la dénégation, de la négationcontradictoire et de la négationinférentielle. Dans le second, N. Laurent (« Sémantique du style et négation ») explore la force émergentielle des marques de négation en contexte littéraire et leur capacité à structurer un « espace logique » constitutif d’un style d’œuvre.
Les cinq parties qui constituent le corps principal de l’ouvrage balisent le champ stylistique de la négation. Il va sans dire que les entrées proposées, qui mettent successivement l’accent sur les mots négatifs, les figures, l’énonciation, le texte et le genre, correspondent seulement à des dominantes, et que telle communication incluse dans Négation, énonciation & polyphonie peut aussi concerner les figures ou la textualité négative : on ne saurait s’arrêter, dès lors qu’on cherche à décrire la négation en contexte, et plus encore en contexte littéraire, à une dimension du fait ou à un paramètre. Simplement, il nous a semblé que, dans l’ensemble, les contributions illustraient prioritairement l’un ces axes, l’ensemble donnant l’image d’un continuum – nécessairement partiel – qui nous fait aller du mot aux genres.
« Mots négatifs et représentation »fait donc débuter la réflexion par l’étude des motsnégatifs en contexte et de leur puissance de représentation. S. Milcent-Lawson (« “Romances sans paroles” et “sourire sans chat”. Négation et reconfiguration du sens dans les syntagmes de type N1 sans N2 ») analyse les propriétés des syntagmes binominaux du type N1 sans N2 et leurs effets en discours : aptitude à se convertir en patron prosodique et figural, prédisposition à modéliser, au cœur de la littérature, un questionnement sur le langage et sur le monde. La pratique de la via negativa est au cœur de la recherche de S. Orlandi (« La négation chemin faisant. Poésie et via negativa chez René Daumal et Jacques Roubaud »), qui en examine les manifestations morphosyntaxiques (en particulier les usages de non) dans les créations poétiques de Daumal (Le Contre-Ciel) et de Roubaud (Quelque chose noir). C’est aussi un corpus poétique qui est sollicité par S. Thonnerieux, dont la contribution (« Négation et poésie du deuil. Les morts (ne) sont plus que des mots ») porte sur la poésie du deuil de la fin du xxe siècle (Deguy, Roubaud et Sacré). Elle y analyse notamment des énoncés négatifs singuliers, voire paradoxaux, fondés sur la prédication d’inexistence, ainsi que le mot rien.
14La deuxième partie « Figures et négation » explore un certain nombre de figures dont le mécanisme, le fonctionnement contextuel ou l’interprétation à réception impliquent, à des degrés divers, quelque rapport avec la négation. E. Lombardero (« Aimer ou ne pas haïr. La litote en question dans les nouvelles historiques et galantes ») renouvelle notre compréhension du « parangon de litote » ne pas haïr en explorant un corpus classique de nouvelles historiques et galantes et montre que, dans ce corpus, son emploi met en jeu des contraintes imposées à la représentation et à l’expression du désir féminin. S. Duval (« La négation grammaticale à l’œuvre dans la subjectivité épistolaire du premier xviie siècle ») analyse, elle, la contribution de la négation aux formes de subjectivation propres à l’écriture épistolaire du premier xviie siècle, croisant notamment la litote, la concession ou l’hyperbole ; in fine, il apparaît que la stylisation négative participe crucialement de la dynamique discursive. C’est à l’interrogation rhétorique dans les Fables de La Fontaine qu’est consacré l’article de M. Bonhomme (« Modalités et fonctions de la négation dans l’interrogation rhétorique. L’exemple des Fables de La Fontaine »). Y sont analysés le statut énonciatif complexe de la figure, ses mécanismes d’inversion entre polarités positives et négatives, le rôle du contexte dans ce processus inversif, ainsi que le mode de participation de la figure au processus de stylisation des fables. La dernière contribution de la section (« Rhétorique de la négation dans l’œuvre de Roland Barthes »), due à S. Badir et à T. Franck, étend en quelque sorte le concept de figure en décrivant la négation, telle qu’elle est employée dans Mythologies (1957) et Fragments d’un discours amoureux (1977) de Barthes, comme une figure de pensée, qui intervient, dialectiquement, dans le double processus de production et de commentaire du discours mythique comme du discours amoureux.
Sans interrompre l’analyse des mots négatifs eux-mêmes et en retrouvant, parfois, les figures de négation, les contributions de la partie suivante intitulée « Négation, énonciation & polyphonie » déploient une problématique plus spécifiquement énonciative, même si, répétons-le, toutesles interprétations du fait négatif proposées dans le volume entier en font bien – mais à des degrés divers, et selon des méthodes également diverses – un fait énonciatif. I. Serça s’interroge sur les différents types de négations : « Nier, est-ce contredire ou dire l’absence ? ». Elle s’appuie, pour répondre à cette question, sur la conception selon laquelle l’affirmation est 15au cœur de la négation, dans un parcours qui mène de la linguistique à la littérature, à la philosophie, et à la psychanalyse. Afin de décrypter la stratégie argumentative typique du discours politique d’extrême droite telle qu’elle est représentée dans Les Bienveillantes de J. Littell, I. Yocaris (« “Ne pensez pas que je cherche à vous convaincre de quoi que ce soit”. Réfutation, polyphonie et (dé)négation dans Les Bienveillantes ») étudie les rapports entre négation et polyphonie, entre négation et discours implicite ainsi que les prolongements psychanalytiques des tournures négatives. É. Bordas, envisageant la négation comme « lieu discursif », s’attache à décrire la pragmatique de « sentences » expressives présentes dans certains affrontements d’aujourd’hui (« “Non, c’est non !” Négation et tautologie ») : au fond, toute négation, en tant qu’affirmation d’un refus ne disant rien d’autre que lui-même, paraît « tautologique ». L’article de F. Boissiéras, lui, opère un retour à la littérature (« Mouvements involontaires et renversements spectaculaires. Les opérations négatives dans les comédies de Marivaux »). Il y est analysé l’importance de la négation dans la dynamique marivaudienne de mise au jour d’une « réalité » subjective ; ainsi, grâce à la négation, les personnages de comédie s’humanisent. Enfin, D. Vigier et M. Groult (« Négation et polyphonie chez d’Alembert dans la querelle des forces vives ») montrent dans quelle mesure la négation constitue une entrée privilégiée pour l’étude des textes de l’Encyclopédie consacrés à la querelle des forces vives, querelle lancée par Leibniz en 1692 dans l’Essai de dynamique.
« Textualités négatives », la quatrième partie, explore les manières dont la négation structure les textes et définit des poétiques d’auteur, affirmant une dimension transphrastique qui va bien au-delà du simple fait syntaxique. Dans son étude « La textualité négative de Réparer les vivants de Maylis de Kerangal », S. Vaudrey-Luigi montre que la syntaxe de la négation, polarité essentielle du texte, s’articule à une réflexion ontologique et constitue, par ses emblèmes – « rien » et « non » –, un principe agissant. Puis P. Wahl, dans « Poétiques négatives. Beckett en diachronie », envisage la négation comme un principe de stylisation qui permet de mesurer l’évolution esthétique de l’œuvre de Beckett. Après avoir opéré en faveur d’une logique teintée de scepticisme dans la première période, la négation devient, dans la seconde, le vecteur d’une dramaturgie énonciative, puis, dans la troisième, plus minimaliste, elle accompagne une mise en cause radicale de l’ontologie. C’est encore en 16tant que stylème d’auteur et outil d’étalement discursif que la négation est saisie par L. Gaudin-Bordes dans Un été de glycine de M. Desbordes (« “Elle n’avait rien à voir, aussi bien était-elle…”. Négation et étalement discursif dans Un été de glycine de M. Desbordes »). La négation ajoute au mystère d’une œuvre marquée d’une triple indétermination : générique, énonciative et référentielle.
La cinquième partie, « Les genres au prisme de la négation », rapporte la question de la négation à celle du genre littéraire, suscitant une série d’interrogations : quelles contraintes le genre fait-il peser sur l’emploi des formes négatives ? La négation peut-elle être envisagée comme un stylème générique ? Comment infléchit-elle en retour certains genres littéraires ? C’est d’abord la relation entre négation et patron métrique qui est minutieusement observée par R. Bénini sous le titre : « La négation dans l’écriture métrique. Quels enjeux ? ». Si, parmi d’autres, les critères de concordance ou de cohésion du vers interviennent dans le choix et le placement des formes négatives, force est de constater que ces usages varient dans le temps, comme le montre le corpus à large empan historique sur lequel s’appuie cette étude. De théâtre en vers, il sera à nouveau question dans la contribution de R. de Villeneuve qui se livre à une comparaison entre trois versions du Cid (« D’un Cid à l’autre. Négation, “tragédisation”, exception »). Au fil des variantes, l’ajout de négations, en particulier des négations exceptives, œuvre à la « tragédisation » de la pièce. Enfin, les deux contributions suivantes rapportent l’emploi de formes négatives au jeu obligé de variations des points de vue dans certains types de récit. Dans « Négation et récits à présentation autobiographique », C. Muller montre que la distance qui sépare les personnages, le décalage temporel entre les différents « moi », confèrent aux négations, dans les récits à caractère autobiographique, une vibration particulière et un rôle structurel. Dans le récit de voyage encore, comme le montre C. Reggiani (« La négation du voyage »), les négations, contre toute position dogmatique, déterminent un mode de donation de la référence qui est à même de préserver l’altérité de ce qui est traversé.
Agnès Fontvieille-Cordani
et Nicolas Laurent
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14200-3
- EAN : 9782406142003
- ISSN : 2495-2788
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14200-3.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/05/2023
- Langue : Français
- Mots-clés : Analyse du discours, figures du discours, langue française, linguistique, littérature, négativité, rhétorique, sémiotique, stylistique