Tynianov La motivation comme « fait littéraire »
- Publication type: Book chapter
- Book: La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
- Pages: 133 to 174
- Collection: Literary Theory, n° 27
Tynianov
La motivation comme « fait littéraire »
Tynianov
En comparaison avec Chklovski et Jakobson, Tynianov est moins commenté dans les anthologies, les dictionnaires et les ouvrages de théorie littéraire1. Cela s’explique sans doute par son émergence plus tardive comme figure importante pour les activités formalistes. On l’associe peu à la « rupture » provoquée par leur entrée sur la scène des études littéraires. En revanche, il occupe une place proéminente dans les ouvrages initiés sur le formalisme russe, à commencer par celui d’Erlich ([1955] 1980). Il fait également l’objet de deux ouvrages excellents en français, ceux de Depretto-Genty (1991a) et de Weinstein (1996), qui contiennent des présentations de sa vie et de son œuvre, complétées par des articles traduits.
Les pensées générales de Tynianov sur l’évolution littéraire ont déjà fait l’objet d’une présentation sommaire dans le premier chapitre. C’est dans cette construction théorique qu’il faut maintenant situer la motivation. À vrai dire, Tynianov ne met pas en avant ce terme per se. Selon Weinstein (1996, p. 82), il parle plus souvent du « matériau » ou utilise le terme russe skrepa, que Weinstein traduit par « contreseing ». Ce terme illustre parfaitement la superposition des deux fonctions de la motivirovka : la causalité diégétique devient cette « deuxième signature » qui authentifie l’intention artistique (la comparaison avec la connotation du mythe chez Barthes s’impose encore une fois). La motivation occupe néanmoins une place importante dans ses réflexions puisqu’elle entretient 134une relation décisive avec le principe constructif du texte : « […] le fait littéraire est un rapport de façonnement-motivation entre un principe constructif et un matériau », nous explique Weinstein (1996, p. 18). S’impose l’étude de la synfonction de la motivation, c’est-à-dire de sa fonction dans le système textuel, complétée par celle de son autofonction, qui désigne le rapport du texte avec ses paramètres externes, et en particulier le genre et l’évolution littéraires. En somme, il s’agit d’envisager la motivation littéraire comme part d’un système et d’un contexte qui décident ensemble de sa fonction2.
Dans nos analyses du présent chapitre, nous étudierons comment la fonction de la motivation construit ce qu’on peut appeler le système motivant du texte, terme qui désigne l’entrelacement des différents paramètres qui conditionnent et conduisent l’histoire. Les analyses porteront sur le romanesque et le roman d’aventures, formes qui font intervenir des forces extérieures pour agencer le récit et qui se mêlent avec les forces intérieures, comme la causalité mimétique. L’articulation de cette dimension romanesque s’avère particulièrement intéressante à étudier au cours du xixe siècle, en raison de ses rapports conflictuels avec les idées de plus ou en plus présentes sur la fidélité au réel.
Pour expliquer la problématique de la motivation opérant dans le roman d’aventures dans la perspective de Tynianov, commentons une variante moderne et cinématique du genre, à savoir les films de James Bond3. Comme on le sait, ces films obéissent à un schéma (dégagé par Eco, 1966) qui doit finir par une fin heureuse où Bond remet l’ordre du monde menacé par le vilain et entre en liaison « définitive » (en fait, jusqu’au prochain film) avec la femme protagoniste. Cet impératif fait qu’il est toujours possible de placer le fameux agent secret dans des situations extrêmes, puisque le contrat fictif postule qu’il va toujours s’en sortir, par un moyen ou par un autre.
135Différentes forces motivantes se conjuguent dans ces scènes. Par son statut d’agent spécial, Bond détient des qualités presque surhumaines. Celles-ci font partie de la motivation diégétique (mimétique) : dans une certaine mesure, il sort gagnant parce qu’il est très performant. Par son statut de héros, il profite aussi de ce qu’on pourrait appeler des « atouts génériques ». Le deus ex machina se convertit en objets qui se trouvent accidentellement sur place lors du combat avec tel assassin, en armes spéciales reçues par Q s’adaptant parfaitement à la situation critique ou en des moments de pure chance où Bond arrive à échapper aux poursuites infernales. La motivation générique postule ainsi une certaine finalité de l’histoire (motivation téléodiégétique : le héros doit remporter le jeu) qui commande la construction d’une causalité du récit (motivation diégétique : le héros doit être performant), complétée par une adéquation de certains éléments narratifs avec les poncifs du genre (motivation endodiégétique : le héros utilise les « armes magiques » à sa disposition).
Le genre affirme donc sa propre motivation, ou sa propre combinaison de forces motivantes. Mais, comme le montre même l’exemple des films canoniques de James Bond, le schéma générique n’est pas immuable. C’est en particulier Tynianov, parmi les formalistes, qui a étudié l’évolution des genres, trait caractéristique de la deuxième phase de l’école formaliste. Dans sa première phase, menée par Chklovski, les chercheurs russes repèrent bien la variété des procédés durant l’histoire, tout comme la répétition de certains procédés canoniques, mais sans prêter attention aux conditions de cette variation. Ils décrivent au mieux une sorte de mutation interne, conçue d’après un « modèle semi-biologique », d’après Hansen-Löve (2018, p. 164), par laquelle la littérature elle-même, à un moment donné, trouve sa nouvelle forme. C’est ce qu’explique également Tomachevski (2001, p. 304) : « Habituellement, les procédés canoniques s’éliminent d’eux-mêmes. La valeur de la littérature se trouve dans sa nouveauté et son originalité. »
Tynianov esquisse plutôt une évolution dialectique entre facteurs littéraires et extralittéraires. Le jeu de formes renouvelées devient particulièrement prégnant dans la parodie littéraire. Déjà Chklovski (1990) étudiait cette forme à fond (son analyse de Tristram Shandy s’appelle justement « Le roman comme parodie »). Or, comme le note Striedter (1989), ses observations s’attachent avant tout à démontrer l’aspect 136artificiel de la composition littéraire tandis que l’élément parodique est au cœur d’un système complexe de l’évolution littéraire chez Tynianov4. Pour ce dernier, à un moment de l’Histoire, le procédé perd sa fonction de rendre le texte artistique, ce qui provoque un processus évolutif qui n’est pas sans rappeler la dialectique marxiste (ou hégélienne) : les contradictions internes entre procédés et fonctions deviennent trop grandes, ce qui provoque une (r)évolution littéraire.
Prenons le cas de l’ostranenie. Ce procédé est la conséquence d’un certain principe constructif qui orchestre les relations internes des éléments du récit, où un ou plusieurs éléments narratifs occupent une fonction défamiliarisante au détriment d’autres éléments, que le texte relègue à l’arrière-plan5. Selon la perspective de Tynianov, il est possible de tracer les étapes décisives de son évolution. Au cours du temps, ce procédé, qui était une fois novateur, devient poncif littéraire : habituel, reconnaissable, usé. Par conséquent, il ne remplit plus sa fonction originelle. Apparaît alors une sorte de contre-procédé qui remplit la même fonction. Les éléments narratifs se réorganisent, la narration introduit de nouvelles matières. Le nouveau système, avec la nouvelle configuration et une autre distribution de procédés, gagne de plus en plus de terrain avant de devenir usé à son tour. Tout ce processus entre en dialectique avec divers facteurs externes, comme l’Histoire, la société, la vie artistique et le lectorat (sans être pourtant généré par l’infrastructure dans une perspective marxiste).
Si l’ostranenie perd sa fonction défamiliarisante, la motivation suit le trajet en quelque sorte inverse. Initialement, elle remplit sa fonction de lier les épisodes ou d’introduire des procédés littéraires, ce qui crée une sorte d’habitude ou d’acceptation chez le public. Tomachevski (2001, p. 290), qui suit de près Tynianov, nous offre un exemple parlant de ce phénomène, que nous pouvons toujours reconnaître aujourd’hui : « Nous ne remarquons pas, habitués que nous sommes à la technique 137du roman d’aventures, l’absurdité du fait que le héros est toujours sauvé cinq minutes avant sa mort imminente […]. » Petit à petit, elle ne sera plus aussi « évidente » ou « naturelle » aux yeux du public. Par la force de l’évolution littéraire, comme l’explique Eichenbaum (2001b, p. 212), la motivation est susceptible de perdre sa fonction de rester à l’arrière-plan et, par conséquent, d’afficher l’artifice de la composition :
Dans l’évolution de chaque genre, il se produit des moments où le genre utilisé jusqu’alors avec des objectifs entièrement sérieux ou « élevés » dégénère et prend une forme comique ou parodique. […] l’interprétation sérieuse d’une intrigue motivée avec soin et dans les détails fait place à l’ironie, à la plaisanterie, au pastiche ; les liaisons qui servent à motiver la présence d’une scène deviennent plus faibles et plus perceptibles, étant purement conventionnelles.
L’effet s’approche de celui que provoque la mise à nu : la motivation devient plus perceptible et brise l’immersion dans la fiction, au lieu de se fondre naturellement dans le récit6. Le texte annonce ouvertement la construction textuelle là où elle était censée être mise en sourdine. Par l’évolution littéraire, le prétexte devient pour ainsi dire texte, dans sa forme la plus manifeste (fiction, procédé, artifice). Dans cette perspective, aucune forme n’est motivante en elle-même, elle peut simplement devenir motivante ou perdre son statut motivant. C’est dans le dernier cas qu’apparaît la parodie, phénomène que nous étudierons plus loin chez Mérimée et Nodier, à côté des analyses sur les systèmes motivants du romanesque. Avant d’arriver à cette mise en pratique des principes de Tynianov, nous allons passer en revue les contributions postformalistes les plus importantes à la théorie de la motivation littéraire qui sont à placer sous sa dominante.
138(D’)après Tynianov
Même si l’on ne cite guère Tynianov dans les études commentées dans cette section (exception faite pour Schmid, 2020), les critiques évoqués s’interrogent sur la motivation littéraire considérée dans sa fonctionnalité dans le récit (synfonction) et par rapport aux séries extralittéraires (autofonction), dont la série la plus importante reste l’Histoire7. En employant la motivation comme outil d’analyse flexible, Flaker (1964a-d) identifie divers systèmes motivants dans une perspective historique. Partant des modes mimétique et artistique, Schmid (2020) analyse de façon semblable des aspects centraux de la littérature de la Renaissance jusqu’au postmodernisme (« Perspectives diachroniques »). Cette approche diachronique est complétée entre autres par les études de Genette (1968) et de Hamon (1982). En passant par la conception structuraliste et sémiotique du texte littéraire comme une entité close, nous arrivons jusqu’à la théorisation des mondes possibles (« Perspectives synchroniques »).
Perspectives diachroniques
Les travaux de Flaker (1964a-d) sur la motivation se retrouvent dans l’ouvrage Stilovi i razdoblja (« Styles et périodes »), coécrit avec Skreb. Leur idée est de suivre les modifications stylistiques à travers les périodes littéraires, en partant des manifestations textuelles concrètes plutôt que des principes esthétiques proclamés de divers représentants des courants examinés. Cet ouvrage important semble pratiquement inconnu dans le monde universitaire. Dans quelques cas rares, on le mentionne dans une phrase ou dans une note, comme chez Grübel (1981, p. 122), où l’on apprend que Flaker cherche à décrire comment la motivation se présente dans le romantisme, le réalisme et le modernisme. De façon symptomatique, ce renseignement est inexact. Flaker couvre seulement les deux derniers courants ; c’est Skreb qui parle du romantisme, et sans employer la notion de la motivation.
139La première partie de Flaker (1964a), où il esquisse une nouvelle méthodologie de la motivation, est très riche, et sur cette partie que nous allons concentrer nos remarques8. Il y développe ses idées sur la notion de la motivation en polémique ouverte contre « les formalistes ». Comme nous l’avons déjà fait remarquer, attaquer « les formalistes » en associant leur approche à la première phrase de leurs activités, et surtout aux études assez provocatrices de Chklovski, est un lieu commun dans la critique littéraire. Cela semble être le cas également ici, car Flaker déplore l’emploi étroit de la motivation chez les « formalistes », qui s’intéressaient selon lui uniquement aux procédés littéraires et à la littérarité. Il leur préfère les théoriciens allemands, qui associaient la motivation à l’ensemble des idées véhiculées par l’œuvre littéraire en considérant celle-ci comme un ensemble organique. À leur suite, l’inspiration principale de Flaker est la théoricienne polonaise Skwarczynska (1954), à qui Flaker (1964a, p. 153) semble attribuer le terme de motivation « compositionnelle » (qu’elle hérite en fait de Tomachevski)9. C’est en partant de ce terme qu’il loue l’approche de Skwarczynska, qui consiste à étudier le contenu de l’œuvre (et non les procédés) à travers les motivations diégétiques.
L’approche du chercheur croate est sociothématique : il considère la mise en forme de la motivation, en tant que système fonctionnel du récit, comme l’expression de la vision du monde qui règne dans la société. C’est en quelque sorte la manifestation artistique du Zeitgeist. L’analyse de la motivation dans une œuvre peut ainsi décider de son appartenance à un courant littéraire ou à une période historique. Par cette attention accordée au système littéraire et aux paramètres extralittéraires, l’approche de Flaker montre des affinités évidentes avec celle de Tynianov, avec cette différence que le chercheur croate accorde moins d’importance à la composition précise du récit. Autre point commun avec Tynianov : selon Flaker, le texte ne reflète pas le réel de façon mécanique. Il prévoit la possibilité de trouver des variations plus 140importantes chez un seul auteur ou durant une seule époque que celles qu’on pourrait trouver dans des œuvres qui appartiennent à des époques et auteurs différents. Il mentionne aussi la possibilité de voir un auteur employer un système de motivation figé, étant plus ou moins forcé de se conformer aux valeurs régnantes de son époque au lieu de construire l’intrigue selon sa propre (et nouvelle) vision du monde. Comme Lukács (1999), il prend pour exemple Balzac, qui présente un monde régi par un déterministe sociohistorique au lieu d’imposer, dans ses œuvres, ses propres convictions politiques et religieuses, d’après Flaker.
La particularité de l’analyse de la motivation chez Flaker est qu’elle lui induit surtout à réfléchir sur la relation entre l’homme et le monde. Quelles forces gouvernent notre monde : le destin, le hasard, la Providence, le déterminisme, les facteurs sociohistoriques, la rationalité, l’irrationalité ? Pour y répondre, Flaker esquisse une typologie variée : la motivation peut être mythologique, fantastique, symbolique, sociale, sociopsychologique, psychologique, inconsciente, physiologique-biologique ou bien être soumise au hasard (p. 162-166)10. Avec cette typologie, il s’apprête à élucider l’emploi de la motivation dans toute forme de récit. Cela rejoint les principes de Tynianov et s’écarte de certaines approches évoquées dans le chapitre précédent, selon lesquelles on devrait exclure de l’étude de la motivation tout ce qui n’est pas objectif ou rationnel.
Parmi les variantes de Flaker, seules les trois premières (mythologique, fantastique et symbolique) sont artistiques. Les motivations mythologique et fantastique sont des variantes de notre motivation générique. Pour ce qui est du genre, Flaker arrive à la même conclusion que Propp (1970), à savoir que la motivation peut participer de la structure narrative (autre ressemblance avec les formalistes !). Il exemplifie la motivation symbolique par l’influence d’une justice poétique qui « doit » s’imposer à la fin du récit et celle de l’idée d’un mauvais personnage qui « doit » se convertir à la fin pour s’améliorer. C’est proche de ce que Pyrhönen (2007, p. 116) appelle motivation idéologique, et c’est ce dernier terme que nous allons adopter aussi. Cette variante désigne la façon dont un système de valeurs 141permet d’interpréter, de comprendre et de régler le réel ou le récit, sans articuler la causalité du récit de manière objective. Pour cette catégorie, la limite entre les deux modes mimétique et artistique n’est pas étanche. Si telle action ou tel script recoupe le nécessaire, c’est-à-dire ce qui doit arriver d’après le fonctionnement du réel objectif transposé dans le récit, il y a lieu de parler de mode mimétique. Si l’on peut distinguer une valorisation qui commande l’histoire et qui postule plutôt ce qui devrait arriver, compte tenu de notre vision du monde, nous retrouvons la motivation idéologique. Ce cadre de référence tend donc davantage vers le mode artistique, non tant dans le sens de création esthétique que dans celui de « non mimétique » ou « non objectif ». C’est donc notre quatrième variante de ce mode (voir le tableau 11).
Mode |
Définition |
|
Mimétique |
causalité du réel, ou d’un réel, transposée au (et opérante dans le) monde diégétique |
|
Artistique |
modèle extérieur non médiatisé par le monde diégétique, mais avec lequel la fabula montre une corrélation suivant l’élaboration du sjužet |
|
idéologique |
le réel valorisé |
|
générique |
conventions littéraires |
|
sémiotique |
système de signes |
|
auctoriale |
autorité de l’auteur implicite |
Tableau 11 – Cadres exodiégétiques, quatrième variante artistique.
Nous avons parlé plus haut de la possible référentialité du monde diégétique11. C’est une tâche tout aussi épineuse de décider du degré de sa fictionnalité. Lorsque la motivation diégétique fait entièrement défaut, comme lors de l’insertion d’un deus ex machina entièrement coupé du monde diégétique, la nature fictionnelle du récit est évidente. Dans d’autres cas, elle peut être sujet à discussion : dépendant de l’attente et de la vision du monde du lecteur, mais aussi de l’établissement du système motivant particulier et de la motivation endodiégétique, telle motivation peut être plus ou moins acceptable, sembler plus ou moins 142naturelle, se fondre plus ou moins dans la construction fictive. En tenant compte de ces réserves, on pourrait proposer une hiérarchie entre les variantes artistiques, de la plus rapprochée de la fictionnalité (artificielle, fabriquée, gratuite) vers la plus éloignée : auctoriale, sémiotique, générique et enfin idéologique.
Cependant, on ne saurait assez souligner que la façon dont tel lecteur conçoit la fictionnalité du récit dépend d’un grand nombre de paramètres qui pourraient certainement influencer cet ordre proposé. Tel conte où fleurissent des appellations symboliques et où s’affrontent le bien et le mal peut apparaître plus cohérent, vraisemblance, compréhensible, logique, etc., qu’un roman de mœurs. Et, même un élément défamiliarisant peut devenir la dominante du récit et ainsi régir la cohérence narrative, comme nous le rappelle Jouve (2019, p. 27-28) : « […] si l’extraordinaire devient la règle, l’arrière-plan “ordinaire” finit par n’être plus perceptible et il n’y a plus d’inattendu. » Prenons l’exemple de Par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino. Après quelques chapitres, le lecteur suit l’aventure du protagoniste comme si c’était l’histoire d’un personnage régulier : il a simplement ajusté sa lecture d’après les conditions posées par la composition métalittéraire. Il a aussi appris à s’attendre à voir les différents pastiches arrêtés pour une raison ou une autre après une dizaine de pages, alors que la première coupure détrompe l’attente générique. De même, dans La Modification, le lecteur s’habitue vite à la narration à la deuxième personne pour bientôt aborder l’histoire comme il le ferait dans un récit raconté à la première ou à la troisième personne. Dans un autre cotexte, l’adresse directe au lecteur, insérée au cours de l’action ou du drame, aurait pu créer l’effet d’une rupture totale de la fiction (pensons aux appels au public selon l’idée de Brecht de provoquer le Verfremdungseffekt).
Dans la double perspective de la référentialié et de la fictionnalité, la variante de « motivation finale », lancée par Martínez (1996), conduit à une problématique intéressante (ses autres variantes sont la motivation causale et la motivation compositionnelle, inspirées par Tomachevski, 2001). Elle désigne le cas où l’action n’est pas motivée au cours du récit, mais trouve son explication à la fin par un principe transcendantal qui gouvernait en fait toute l’histoire, comme le destin ou la Providence. Cette motivation finale est inspirée par la motivation « après coup » (von hinten) de Lugowski. L’opposé est la motivation « avant coup » (von vorn), 143qui explique par avance la causalité du récit12. Martínez associe aussi ces deux formes aux intrigues « de prédestination » et « de causalité » chez Todorov (1971a).
Il y a deux points à démêler ici : (1) l’ordre narratif entre motivant et motivé (2) le statut du cadre exodiégétique. Pour le premier point, il ne faut pas confondre l’explication après coup avec l’irrationnel, la fatalité ou la prédestination. L’auteur peut bien entendu introduire cette causalité « finale » avant coup, ce qui est commun dans les récits d’aventures ou dans les légendes, où l’on sait que le héros est élu, qu’il représente le bien et qu’il va triompher à la fin. Certaines histoires stipulent aussi les conditions nécessaires pour que le héros réussisse la tâche à accomplir, ce qui règle le déroulement de l’histoire13. À l’inverse, dans d’autres genres, la fin présente l’explication rationnelle de ce qui restait auparavant incompréhensible, comme dans le fantastique-étrange (Todorov, 1970), certaines intrigues de Jules Verne (par exemple L’Île mystérieuse) ou les histoires à énigmes d’Agatha Christie. En ce qui concerne le statut du cadre exodiégétique, on peut renvoyer à l’étude de Lesky (1961) sur la motivation des Dieux et des hommes chez Homère. Lesky remarque que leurs motivations respectives occupent la même fonction textuelle : elles expliquent le déroulement des actions et des évènements dans le récit à partir d’un monde diégétique où ces forces sont parfois en opposition, parfois en harmonie. Suivant cette analyse, il est tentant d’adhérer à l’opinion de Schmid (2020), pour qui la motivation finale n’est qu’une variante de la motivation mimétique (kausale Motivierung), avec cette différence qu’elle relève d’une autre ontologie, à savoir d’une causalité non parfaitement référentielle. La différence principale réside entre les modes mimétique et artistique14.
144En fait, il est ardu de classer ce type de motivation. Selon Martínez, le principe transcendantal correspond à la motivation finale. Cette motivation se rapproche de la motivation symbolique de Flaker et de notre motivation idéologique. Ces trois variantes sont des catégories du mode artistique de la motivation. En même temps, comme le montre l’étude de Lesky, l’auteur peut construire un monde où l’existence des Dieux fait partie du cadre de référence, sans que cela soit vécu par le lecteur comme un simple prétexte final. Le lecteur peut bien penser que, dans le récit, comme dans la vie, c’est la volonté du Dieu (ou des dieux) qui décide en dernier lieu des cours des choses. En ce cas, l’intrusion du pouvoir supra-humain relève d’une motivation mimétique. La présentation du monde diégétique et l’appréhension de ce monde par le lecteur influent sur le « rangement » des forces transcendantales comme mimétiques ou artistiques. Plus généralement, l’appréciation des forces transcendantales peut aller d’une position ouverte (c’est la position de Tynianov, postulant que la nature et la fonction de la motivation peuvent varier selon les époques, les genres et le lectorat) jusqu’à une position fermée (ce serait la position de Čiževskij, 1974, pour qui la transcendance ne saura jamais être référentielle). Nous résumons toutes ces positions dans le tableau 12.
Chercheur |
Motivation |
Perspective |
Čiževskij |
« non-réaliste » |
élément exagéré, peu crédible, extrême, sans appui dans le réel, pas de « vraies » motivations |
Martínez |
finale |
procédée artificiel pour mener au bout l’intrigue sans intégrer les forces motivantes au monde diégétique |
Schmid |
causale |
peut régler la causalité diégétique dans certains récits |
Flaker |
mythologique, symbolique, hasard |
exprime une vision du monde (de l’époque) à travers le style de composition |
Tynianov |
motivirovka (ou skrepa) |
élément du principe constructif dont il faut analyser la fonction dans le récit et par rapport aux paramètres extralittéraires |
Tableau 12 – Forces transcendantales comme motivant.
145Revenons maintenant à l’étude de Flaker. Sans entrer dans la problématique du renouvellement littéraire, comme l’avait fait Tynianov, Flaker (1964b) analyse aussi les systèmes motivants dans le réalisme et le modernisme croates. Le réalisme est dominé par une motivation sociale, qui détermine le comportement du personnage, en dialogue avec ses volontés et ses désirs. Pour Flaker, c’est la présence ou l’absence de cette motivation sociopsychologique comme cadre exodiégétique qui décide si l’œuvre appartient au réalisme ou non15. Il note ensuite la présence de l’hérédité comme force principale dans un roman croate qu’il range comme naturaliste. Avec le modernisme, la motivation sociopsychologique se dissout et laisse place à une motivation plus complexe (conscient/inconscient), déséquilibrée (sans logique), fantaisiste (récit onirique), déficitaire (avec des blancs) ou indéterminée (sans foyer ni dominante), avant de céder la place à un néo-réalisme où les instincts biologiques, les lois économiques ou la nature humaine côtoient la conscience collective dans une perspective de classe.
Ce faisant, Flaker a anticipé l’étude esquissée par Sternberg (1978), à savoir une étude des changements de dominantes de la motivation à travers l’histoire qui permet de mieux cerner les époques et leur évolution poétique16. Schmid (2020) a récemment réalisé une étude majeure selon une méthodologie semblable. Comme Flaker, le chercheur allemand n’entre pas dans la problématique du renouvellement des procédés à travers l’Histoire, mais constate l’alternance suivie des deux modes motivants, mimétique et artistique (kausale et künstlerische), qu’il analyse suivant leur rapport avec des paramètres comme le genre, la vie littéraire, l’attente du public, la société ou l’idéologie, tout à fait dans l’esprit de Tynianov. Sans apporter de nouvelles interprétations des œuvres analysées (les passages consacrés à la littérature française restent 146des commentaires de texte pertinents, mais assez traditionnels17), l’étude de Schmid offre un double apport précieux aux études sur la motivation littéraire. D’une part, il démontre l’efficacité de la motivation comme outil d’analyse pour cerner des dimensions essentielles de la création littéraire en rapport avec des facteurs externes. D’autre part, il esquisse une narratologie diachronique où l’étude de la motivation occupe la position centrale, entrant en dialogue avec l’évolution des mentalités et entraînant des réflexions sur les autres procédés narratifs employés à travers les âges18. Schmid (2020, p. 57-60) explique par exemple que le lecteur moderne risque d’être « dérangé » (irritiert) par ce qu’il pourrait appréhender comme un « manque » d’effort des écrivains du Moyen Âge et de la Renaissance pour motiver l’intrigue. Or, ce prétendu manque, dit Schmid, reflète une certaine exigence du public contemporain respectif, qui est à mettre sur le compte de divers facteurs idéologiques et génériques. De cette manière, ce qui paraît des lacunes aux yeux du lecteur moderne se comprend par le travail de contextualisation. L’approche de Schmid relève alors d’une mise en pratique exemplaire de l’idée de Gadamer (2018) concernant la nécessité d’opérer une fusion d’horizons entre deux moments historiques et deux approches lectoriales.
L’étude de Ryan (2009) sur la motivation dans La Princesse de Clèves ne témoigne pas de la même conscience historique. Ryan y applique sa notion d’« astuces simplistes d’intrigue » (Cheap Plot Tricks), déjà rencontrée dans notre survol de la dominante chklovskienne (voir p. 75). Tout comme elle réinvente la position de Chklovski par rapport à la motivirovka, elle reformule les pensées de Tynianov (sans le citer) sur la fonction du procédé dans l’histoire littéraire : l’attente et la réponse du public changent avec le temps, ce qui fait qu’un procédé est susceptible de s’user, dit Ryan19. Parmi ses exemples se trouve l’aveu de la princesse de Clèves. D’après Ryan (2009, p. 59-60), les lecteurs du xviie siècle 147auraient été choqués par l’aveu de la protagoniste, mais auraient accepté que le duc de Nemours vînt à passer dans son jardin juste au moment de l’aveu. En revanche, le lecteur moderne jugerait ce passage dans le sens inverse : la présence du duc de Nemours lui semblerait trop due au hasard, trop arrangée, alors qu’il considérerait l’aveu de la princesse de Clèves comme naturel. Le lecteur moderne – plus critique, plus illuminé – concevrait aussi le vraisemblable à partir d’une idée de probabilité statistique et non d’après la motivation psychologique, comme on le faisait au xviie siècle.
Cependant, la conscience du rapport entre l’individuel et le général existe déjà au xviie siècle, comme en témoigne le fameux vers de Boileau sur le vrai et le vraisemblable. Il existait également une conscience poétique de la composition. S’il est vrai que le public contemporain n’accepta pas l’aveu, il dénonça aussi l’« astuce simpliste » de l’autrice. Genette (1968, p. 16) cite une lettre de Valincour, qui déclara en 1679 : « […] il ne tenait qu’à l’auteur de lui faire naître une occasion moins dangereuse, et surtout plus naturelle (= moins onéreuse), pour entendre ce qu’il voulait qu’il sût ». Charles (2018, p. 132) complète cette citation par la suite, où Valincour estime que « ces manières d’incidents si extraordinaires sentent trop l’histoire à dix volumes. » Autrement dit, l’avis moderne (aux yeux de Ryan) était déjà partagé par les lecteurs contemporains, ou du moins par un lecteur contemporain avisé20.
Ryan (2009, p. 59) avance aussi que le lecteur moderne accepterait l’aveu de la princesse en raison de la solide motivation psychologique des personnages mise en récit par l’autrice. Tout d’abord, on pourrait mettre en question ce jugement en s’appuyant sur l’indication que le comportement de la protagoniste est extraordinaire (« un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari », etc.)21. Fait plus important, pour un lecteur moderne (du moins dans le monde occidental), une personne a généralement le droit, sinon l’obligation morale, d’avouer à son partenaire qu’elle aime une autre personne. Une motivation sommaire aurait 148sans doute satisfait à son exigence de vraisemblance (le passage aurait même pu être immotivé). Pour le lecteur contemporain à Madame de Lafayette, il s’agit d’un comportement à sanctionner d’après les codes sociaux en vigueur, comme le démontre Genette, qui n’est d’ailleurs pas cité par Ryan : quoi qu’elle ressente et quelles que soient ses intentions, une femme mariée ne doit pas avouer à son mari qu’elle aime un autre homme. De ce fait, la différence de réaction entre le lecteur contemporain et le lecteur actuel s’explique surtout par l’appréhension de l’action comme indicateur référentiel et idéologique, non comme le résultat de la motivation diégétique.
Perspectives synchroniques
En contrepoint à la lecture légèrement conjecturale de Ryan, l’essai de Genette (1968) est une investigation détaillée des relations complexes entre le public et l’œuvre littéraire durant une époque. Dans son essai sur la motivation, il renoue avec le principe de Tynianov sur la réception variable du fait littéraire chez le public (probablement en passant par l’étude de Tomachevski dans l’anthologie de Todorov, 2001). Comme Tynianov, Genette montre que la motivation est de nature relative. S’il « coûte » trop d’employer telle motivation mimétique pour créer un effet de composition par rapport à l’idée de la vraisemblance, cela aboutit à un résultat négatif, relation exprimée par l’équation « Vraisemblance = Fonction–Motivation ». Cependant il existe quelques différences notables entre Genette et Tynianov (et les formalistes en général) qui concernent surtout le rapport universel de la motivation avec la vraisemblance que Genette souhaite établir.
Tout d’abord, Tynianov étudie l’évolution de la motivation, tandis que Genette cherche à cerner les lois atemporelles qui règlent la dialectique entre composition et réception. Genette se centre aussi sur le motif d’agir du personnage dans une perspective avant tout idéologique. C’est dans ce contexte qu’il identifie la motivation implicite, où il revient au lecteur de fournir les liens explicatifs non présents22. Cette entrée idéologique constitue à nos yeux l’apport principal de son essai, d’autant 149plus que c’était l’absence de cette dimension chez les formalistes qui avait occasionné les attaques de Trotski et de Bakhtine (voir p. 35-36). Ses analyses du Cid et de La Princesse de Clèves montrent les conséquences d’un non-accord entre l’histoire présentée et la vision du réel chez le public, malgré la motivation présente, perspective confirmée par la formule prégnante de Dufour (1998, p. 72) : « […] le vraisemblable est le dicible d’une époque. » Tout en reconnaissant l’importance de cette perspective, l’approche de Genette rétrécit l’ouverture esquissée par Tynianov, qui tend également vers d’autres séries (littéraires et extralittéraires), ce qui inclut notamment la perspective historique et générique (Genette incorpore en passant les conventions génériques comme un trait constitutif de la vraisemblance, mais sans commenter leurs implications précises)23.
Hamon (1984) s’est aussi centré sur l’idéologie pour cerner la littérature d’une époque précise, à savoir celui du réalisme. La particularité de Hamon est de lier la poétique à la thématique historique, ce qui conduit à l’établissement d’une sociopoétique chez un auteur, un courant ou une époque qui dévoile comment des idées esthétiques et idéologiques font corps avec les procédés littéraires. Parmi les exemples se trouve le trait no 1 des caractéristiques du discours réaliste, où Hamon (1982) fait le pont entre la thématique naturaliste de l’hérédité et le procédé poétique de l’analepse. Dans un essai récent, Hamon (2020) a aussi identifié des modèles historiques, épistémiques et scientifiques du xixe siècle pour mieux cerner la causalité mise en œuvre dans la littérature réaliste.
Cette approche synthétique s’inscrit dans la dominante Tynianov, puisqu’elle couvre à la fois la synfonction et l’autofonction. Elle est aussi très proche des considérations de Flaker (1964a-b). En parlant de Zola, Hamon (1998, p. 272) identifie trois forces motivantes supérieures : « l’argent, le sexe, le peuple sont toujours des forces “aveugles” ou “inconscientes”, comme détachées des personnages, désindividualisées, devenues “forces de la nature” transcendantes aux individus qu’elles neutralisent 150comme sujet […]24 ». Dans ce contexte, on pourrait proposer le terme d’hypermotivant pour décerner les forces toutes-puissantes qui règlent en dernier lieu la motivation diégétique (comme l’hérédité et le milieu chez Zola, ou le monde comme volonté et représentation chez Maupassant)25. Par cette caractérisation du monde réaliste, Hamon montre comment le récit crée et suit son propre fonctionnement à partir de ses propres modalités. Cela nous conduit à la dernière perspective à dégager dans le sillage de la dominante Tynianov : celle des mondes possibles.
L’idée d’un monde indépendant, ayant sa propre logique, remonte au moins jusqu’au structuralisme. Pour Greimas (1966), les relations du carré sémiotique entraînent la mise en place de l’intrigue par une conversion qui transforme les éléments du niveau actanciel jusqu’à former des configurations précises au niveau thématique. Le récit n’est en somme que le résultat de l’actualisation figurative de ses relations sémantiques profondes. Au niveau profond du récit, il revient au Destinateur, sous forme de manipulateur syntaxique, de mettre en marche l’histoire. Cet actant peut se confondre avec les forces surplombantes du récit (Histoire, Dieu, destin, etc.) aussi bien qu’avec les motifs d’agir du personnage. Ensemble, cela constitue les « forces thématiques orientées » du récit, selon la formule de Souriau (1950)26.
Dans cette tradition, Hrushovski (1983) insiste sur la logique interne du récit fictif. Il s’intéresse à la motivation telle qu’elle apparaît et se forme dans le texte même, et non pas à l’appréhension préprogrammée, chez le lecteur, des actions et des évènements racontés. Cette insistance sur le cotexte au détriment du contexte marque un éloignement de la méthode de Genette, qui repose sur la réaction du public pour juger de la valeur de la motivation littéraire. Au lieu de comparer telle action commise par un personnage avec une certaine conception présente 151chez le lecteur (son attente, son idéologie, son système de valeurs, etc.), Hrushovski (1983, p. 127) propose de considérer cette action comme un élément subordonné à la structure textuelle et à ce qu’il appelle son « champ de référence interne » (Internal Field of Reference). Ce champ de référence entretient une étroite relation avec la motivation, car il établit les limites à l’intérieur desquelles évoluent les motivations particulières. Cela correspond à notre motivation endodiégétique, et surtout en mode mimétique, dans le cas de Hrushovski.
En cultivant une pensée similaire sur la cohérence interne du texte, mais dans une perspective strictement sémiotique et structurelle, Riffaterre (1990) conçoit le monde fictif comme une construction enfermée dans et par le système de la langue. La langue ne réfère pas au réel, mais à son propre monde de représentation. En polémiquant contre les célèbres exemples de motivation construits par Genette (1968, p. 17-20) pour cerner différents types de récit, il cherche à montrer que le lexème marquise ouvre vers toutes sortes de comportements imaginables dans le système de représentation qu’est la langue, et que le récit va actualiser une de ses possibilités en établissant une vérité fictionnelle. Dans cette perspective, la vraisemblance est l’effet d’une surdétermination ou d’une tautologie discursive27. Le monde diégétique valide ou invalide les propos épistémologiques non par rapport à la réalité, mais par rapport au monde diégétique posé.
Comme Greimas, Hrushovski et Riffaterre, les théoriciens du monde possible élaborent une méthodologie qui met au premier plan l’« univers narratif » (storyworld) propre au récit individuel. L’acte narratif est considéré comme écriture performative : il crée un monde sans existence préalable28. Ce monde diégétique gagne le statut d’un objet presque indépendant du réel, car fonctionnant selon ses propres modalités : aléthique, déontique, axiologique, épistémique et dyadique. Il expose ses propres systèmes de causalité, pour lesquels il existe différentes catégorisations29. Le fait de concevoir le monde diégétique comme un monde qui impose à un plus 152haut degré son propre monde au lecteur a plusieurs conséquences pour l’étude de la motivation. Il devient plus difficile de comparer le monde possible au réel et surtout de l’évaluer par rapport au réel ou à l’image du réel. Doležel (1998) note par exemple que, dans un monde possible, les motivations peuvent concorder ou être en opposition les unes aux autres30. Le comportement bizarre d’une marquise, par exemple, peut donc être récupéré par les modalités instaurées, qui construisent et règlent ce qui est possible, permis, bien, mal, vrai, faux et ainsi de suite31.
Comme la contradiction, l’absence de logique, les blancs, etc. peuvent former la construction fictionnelle, le lecteur n’a pas forcément, comme chez Iser (1978), à remplir ces blancs, mais à les accepter. En fait, ce ne sont pas des blancs, mais simplement des propriétés du monde possible : l’idée de parler d’un blanc présuppose le filtrage du monde fictionnel à partir d’un monde complet, c’est-à-dire du monde réel. Ainsi, le monde possible (fictionnel) entretient des rapports avec le monde réel (ou avec d’autres mondes possibles), mais le monde réel ne fonctionne ni comme le corrigé du monde fictif ni comme son modèle de référence. Si l’on suit jusqu’au bout cette logique, des notions comme « trous d’intrigue » (Plot Holes) de Ryan (2009) perdent presque leur pertinence : si le monde possible s’établit indépendamment de toute référentialité au monde réel, et qu’il construit ses propres fonctions et ses propres modalités, comment pourrait-on dire qu’il comporte des trous ou qu’il manque des propriétés ?
Enfin, précisons que l’étude de la motivation dans la théorie des mondes possibles, comme dans le constructivisme auquel nous allons revenir dans le chapitre suivant, se centre sur le motif d’agir du personnage dans une perspective référentielle. Les théoriciens offrent une panoplie de catégorisations de ce type de motivation, conçue comme l’intention du personnage comparée à celle d’une personne agissant dans une situation réelle32. Chez Doležel (1998), la motivation englobe 153des circonstances comme la volonté d’interagir ou l’influence sociale : le monde possible expose des facteurs « suprapersonnels » qui limitent la sphère du personnage (rôle défini, prescriptions de la société, valeurs idéologiques contraignantes, etc.)33. Par cette insistance sur la référentialité de la motivation, considérée comme propriété à la fois individuelle et psychosociale, il semble que les modalités et les lois du monde possible, quoique créant leur propre monde et leurs propres conditions, véhiculent nécessairement l’histoire racontée à travers la médiation d’un cadre de référence mimétique, sans lequel le lecteur ne saurait suivre la mise en récit. Ce cadre semble souvent avoir pour modèle le réel objectif, ce qui peut rendre difficile le défi d’évaluer l’indépendance ou la particularité du monde possible.
À la Tynianov
Appliquer les principes de Tynianov est un problème de choix, tant ses idées ouvrent vers des études diverses. Or, comme nous l’avons déjà annoncé, l’interrogation sur le texte comme système et comme parodie adresse de toute évidence des aspects centraux de sa poétique. Nous allons d’abord commenter certaines propriétés de la motivation complexe dans Le Rouge et le Noir, analyse suivie par l’exploration des systèmes romanesques chez George Sand et Verne (« Systèmes motivants »). La parodie trouvera son foyer chez Mérimée et Nodier (« La motivation parodiée »)34.
154Systèmes motivants (Stendhal, Sand et Verne)
Le sous-titre « Chronique de 1830 » annonce comme hypermotivant du Rouge et le Noir le contexte sociohistorique contemporain. Le lecteur peut supposer que les choses se passent dans le récit comme elles se passent dans le réel, à cette époque-là. Aussi Blin (1954, p. 53) considère-t-il le fond sociohistorique comme une « directe motivation de l’intrigue » (la notion de la motivation est ici utilisée dans le sens de ce qui a amené la création littéraire, non de ce qui règle sa causalité, même si cette dernière dimension est sous-entendue). Certains critiques ont estimé que ce mimétisme serait parfait dans Le Rouge et le Noir, comme Martineau (1952, p. 200) :
Non seulement il [Stendhal] enchaîne, explique, rend logiques tous les actes de ses personnages, les montrant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout il construit, avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le terrain solide de la perspicace observation.
Ce commentaire décrit une écriture qui met en place cette motivation métonymique et conséquente souvent associée au réalisme à la suite des écrits de Jakobson, ce à quoi semble souscrire Ansel (2020, p. 40) : « D’une manière générale, les narrateurs de Stendhal veillent à fournir toutes les informations nécessaires […]. »
D’autres critiques estiment que ce roman afficherait une gratuité certaine. Dans une causerie datant du (lundi) 9 janvier 1854, Sainte-Beuve offre une analyse littéraire digne de Chklovski. Pour le célèbre critique, les personnages du Rouge et le Noir sont « des automates ingénieusement construits » dont le comportement révèle « les ressorts que le mécanicien introduit et touche par le dehors ». Comme notre méthodologie se veut descriptive, nous n’allons pas décider à notre tour si Le Rouge et le Noir est suffisamment réaliste, vraisemblable, gratuit, logique, etc. ou non, mais tenter plus simplement de cerner le système motivant du récit. Il faut alors distinguer le cadre mimétique (la société de 1830) des autres cadres exodiégétiques qui interviennent pour mener l’intrigue à bout. Nous ne répéterons pas ici nos remarques sur la motivation auctoriale 155chez l’auteur (p. 87-93), mais ajouterons seulement quelques remarques sur des forces motivantes qu’on range d’habitude comme appartenant à l’idéologie du récit (avec une possible nuance de généricité) : le surnaturel, la fatalité, le hasard et la chance35.
Malgré le sous-titre, et bien que l’histoire entière du roman soit transposable au réel, le récit contient en effet des passages où le comportement des personnages frôle le surnaturel. En voyant son fils malade, Madame de Rênal se rend compte de sa faute « comme par miracle » (p. 128) ; tout agitée par la lecture des lettres anonymes qui dénoncent sa liaison avec Julien, elle retrouve son calme « comme par enchantement » (p. 145) lorsqu’elle doit affronter son mari ; « animé dans ce moment d’une force surhumaine » (p. 383), Julien arrive à briser les chaînes de l’échelle nécessaire pour monter dans la chambre de Mathilde, etc. Le récit contient aussi de nombreuses références à la fatalité. Lorsque Julien se décide à prendre la main de Madame de Rênal, il est accompagné par les coups de la « cloche fatale » (p. 67) ; quand il découvre la possibilité de conquérir l’amour de Mathilde, il s’exclame : « Quoi ! un destin, incroyable à force de bonheur, me tire de la foule pour me mettre en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de France » (p. 357) ! Pour savoir s’il est vraiment question d’une fatalité opérante ou d’un monde où certaines actions s’avèreront fatales (c’est-à-dire non préétablies par le destin, mais provoquant des conséquences irrévocables), il faut entreprendre une analyse de lexicométrie. Celle de Felman (1971, p. 151) l’amène à conclure que « la frappante récurrence, dans les romans, de l’adjectif “fatal” n’est qu’un des signes les plus évidents d’une écriture qui parle un langage de destin. »
Le hasard régit aussi toutes sortes d’actions et d’évènements dans Le Rouge et le Noir. Cela vaut par exemple pour l’épisode du duel dans la première partie. Julien a été poussé « par une averse soudaine » (p. 287) à entrer dans un café où il reconnaît accidentellement un client : « par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher » (p. 290). Mais le hasard décide de circonstances bien plus importantes pour l’intrigue. Madame de Rênal se trouve parmi des « personnages grossiers, au milieu desquels le hasard l’avait jetée » 156(p. 49), ce qui contribue à motiver sa forte inclination pour le jeune précepteur ; en réfléchissant sur sa future relation avec Julien, Mathilde affirme que « tout sera fils du hasard » (p. 334) ; Julien réfléchit sur cette liaison dans des termes semblables : « Jamais un pauvre diable, jeté aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion » (p. 356). Ce hasard gère le comportement des personnages de façon aussi efficace que la motivation pseudo-objective, déjà commentée (trop X pour faire / ne pas faire Y, si bien que, etc.). En témoigne la crise de Mathilde provoquée par la feinte séduction de Madame de Fervaques par Julien : « Depuis un mois elle était malheureuse, mais cette âme hautaine était loin de s’avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amené cette explosion » (p. 447). Ajoutons les fréquentes notations qui indiquent la chance, comme « heureusement » (22 occurrences) ou « par bonheur » (10 occurrences) qui justifie telle suite ou tel concours d’évènements36.
Mis à part ces forces motivantes, il faut bien entendu accorder un rôle prépondérant à toute la déclination mimétique (psychologie du personnage, contraintes sociales, réalités historiques, etc.) et à la dimension générique (le romanesque, le [mélo]drame, le portrait du héros, la réécriture du fait divers, etc.), sans rappeler l’importance de la narration imposante de Stendhal, par son ironie et sa motivation pseudo-objective tant présentes. Établir une hiérarchie distincte entre toutes ces forces du récit dans Le Rouge et le Noir, et ainsi désigner un hypermotivant suprême, est une tâche épineuse. Boll-Johansen (1979, p. 14) tranche néanmoins cette question en estimant que les forces « intérieures » (psychologie, pulsions) seraient supérieures aux forces « extérieures » (sociales, institutionnelles)37. Par conséquent, il réduit l’influence des paramètres non rationnels : « le destin, le hasard ou la Providence n’interviennent que peu » (p. 19). Il est suivi par Thorel-Cailleteau (1998, p. 52), qui estime que Stendhal, Balzac et Hugo « récusent simultanément la thèse de l’accidentalité du monde et ne laissent aucune place au hasard […] ».
157Ces propos nous semblent démentis par la manifestation fréquente de ces thèmes dans le texte, ce qui rend plus difficile l’idée de considérer la présence des coups du hasard et les réflexions sur la fatalité comme des inventions chaque fois gratuites de Stendhal. Par leur motivation « conséquente », pour emprunter le vocabulaire de Jakobson (2001), ces forces s’intègrent plutôt au monde diégétique. En guise de conclusion, nous dirions qu’il est impossible de trancher net entre les différentes forces motivantes dans Le Rouge et le Noir38. Quoique roman référentiel, quoique « chronique de 1830 », cet ouvrage incorpore à la fois le référentiel et le romanesque en offrant au lecteur un système motivant hétérogène. On peut alors apprécier les remarques éclairantes de Charles (2018, p. 227) sur le roman :
Il n’y aurait pas de sens à conclure que nous aurions affaire à un mode de composition aléatoire. Stendhal n’est pas plus que quiconque capable de fabriquer du hasard. Tout au plus fabrique-t-il de la complexité, dont la concurrence des multiples scénarios et l’entrelacement des chaînes causales sont les principaux agents.
Le texte stendhalien semble valider ce propos dans la description suivante de Julien, qui résume sa lutte contre le triple cadre de forces transcendantales, sociohistoriques et personnelles : « Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu’ici il n’avait été en colère qu’avec le hasard et la société ; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-même » (p. 93)39.
Stendhal fait évoluer le récit en s’appuyant sur différentes forces motivantes. Dans son célèbre diptyque, Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt (1843), George Sand fait le même, mais en se concentrant davantage sur les forces supra-personnelles, qui interviennent fréquemment pour « sauver » l’autrice, selon son propre jugement de la composition. Dans sa 158notice « tardive » (d’après la terminologie de Genette, 1987) de Consuelo, l’autrice évalue en effet négativement sa façon de composer, qui serait insuffisante pour régler l’aventure par sa propre force :
Le roman n’est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l’aventure, a-t-on dit, il manque de proportion. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un décousu, mais dans une sinuosité exagérée d’événements, a été l’effet de mon infirmité ordinaire : l’absence de plan. (p. 2540)
En nous inspirant de cette autocritique (et de Tynianov), nous allons tenter de réfléchir sur la motivation comme « fait littéraire » dynamique en étudiant sa fonction par rapport au récit et par rapport aux systèmes littéraires et extralittéraires. Parmi ces systèmes, celui du genre s’impose comme le critère le plus important pour analyser le diptyque sandien. Les deux romans combinent de multiples cadres génériques qui influencent forcément la configuration et la fonction de la motivation. Mentionnons en particulier : le roman d’artiste, qui fait la belle part au « génie » du personnage, à ses passions, à sa créativité, à ses impulsions ; le roman-feuilleton, qui programme un savoir partiel sur le monde diégétique et qui accorde à l’auteur la liberté de revenir sur ses pas en comblant ultérieurement toutes sortes de lacunes du récit ; le roman gothique, où l’auteur est libre d’introduire des lieux hantés où les évènements dépassent l’ordinaire, ce qui les rend par définition difficiles à expliquer ; le roman de formation, où les évènements se justifient en faisant passer le héros par certaines étapes obligées et ainsi se former grâce à ses expériences vécues41 ; le roman philosophique, qui met l’accent sur la leçon à tirer de l’histoire plutôt que sur sa progression parfaite ; le roman d’aventures (ou de voyages), qui ouvre le champ de composition considérablement, puisque le genre vit sur des rencontres, des surprises, des péripéties, etc.
Nous allons nous centrer sur le dernier genre, le roman d’aventures. Celui-ci forme le cadre du diptyque entier, qui n’est qu’un voyage suivi (une fois passé l’épisode initial à Venise). Le roman finit même par une invitation au voyage : « Et vous aussi, ami ! tenez-vous prêt au voyage 159sans repos, à l’action sans défaillance : nous allons au triomphe ou au martyre » (p. 580) ! En bonne logique, ce sont les motivants majeurs de l’aventure romanesque qui régissent le récit : le hasard, la fatalité et la Providence. En témoigne la présence élevée de vocables clés qui se reportent à leurs domaines : destin/destinée (119 occurrences), hasard/hasardeux (107 occurrences), sort (55 occurrences), fatal/fatalement (54 occurrences), Providence/providentiel (51 occurrences).
Comme forces motivantes, la Providence et le hasard fonctionnent de façon semblable dans la mesure où les évènements ne découlent pas, en dernier lieu, de causes que les acteurs peuvent contrôler. Aussi les personnages hésitent-ils parfois sur quel facteur s’appuyer afin d’expliquer certains évènements : « Le hasard ou la Providence m’ont fait retrouver la bonne route » (p. 354), déclare Consuelo. Mais, c’est la Providence, « figure et moteur de la causalité romanesque », selon Vareille (1994, p. 106), qui l’emporte. La Providence se substitue à la fatalité, comme illustre cette réflexion d’Albert : « Je sais bien qu’il y a quelque chose d’effrayant dans cette fatalité qui nous a poussés l’un vers l’autre. Mais c’est le doigt de Dieu, vois-tu » (La Comtesse de Rudolstadt, p. 284) ! La Providence influence aussi les personnages, comme c’est le cas où Albert explique pourquoi Consuelo ne pourra renoncer à sa carrière d’artiste (« Vous ne pouviez, sans commettre un suicide ensevelir les dons de la Providence », p. 393) ou pourquoi Albert doit aimer Consuelo (« La Providence vous a donné pouvoir sur moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m’y soustraire », p. 438).
La Providence est un motivant pratique à utiliser comme [hyper]motivant, puisqu’elle peut toujours envoyer un « secours inespéré ». Cependant, dans une perspective rationnelle, qui prend pour modèle le monde objectif, ni la Providence ni la fatalité ne pourront faire office de cadre de référence mimétique. Le secours de la Providence est comparable à l’intervention soudaine d’un deus ex machina. C’est dans ce sens que Laforgue (2004, p. 590) identifie dans le diptyque sandien « l’accumulation de situations d’une invraisemblance et d’une incohérence que l’on qualifie justement de romanesques, c’est-à-dire gratuites, arbitraires, non motivées, etc. ». En revanche, si l’on accepte que la Providence, la fatalité ou d’autres forces transcendantales soient acceptables dans ce contexte romanesque (sans être forcément référentielles), peu d’évènements sont immotivés dans les deux romans. Seulement, 160ils sont souvent motivés par des renvois à une conception du réel et de la fiction qui répond à certains critères génériques (et donc artistiques). Selon cette deuxième perspective, ce n’est que par l’excès de leur emploi que le lecteur « voit » la fabrication du récit. Ce n’est pas tant une question de la nature de la motivation que de ses proportions dans le récit (c’est aussi ce que l’autrice écrit dans sa notice, où elle ne dénonce pas le romanesque per se, mais le « manque de proportion » et la « sinuosité exagérée » [nos italiques]).
Or, comment définir l’étendue ou la valeur de cette disproportion ? L’excès ou le manque de motivation, ce qu’on peut appeler respectivement « surmotivation » et « démotivation », sont uniquement possibles à définir à partir d’un sjužet zéro qui stipulerait quelle serait la configuration correcte de la motivation. Mais il n’existe pas de barème pour décider de la juste mesure de la motivation (ni de la composition littéraire en général, par ailleurs)42. Quant à la surmotivation, elle ne contribue pas forcément à rehausser la crédibilité du récit. Pour Gendrel (2012, p. 205), l’effet peut même en être le contraire : « l’excès de motivation […] donne au lecteur l’impression d’extraordinaire et paradoxalement – de romanesque. » En ce qui concerne la démotivation, le lecteur est libre d’apprécier les blancs du texte, comme le propose Kundera (1986, p. 74-76) dans sa lecture d’Anna Karénine. L’écrivain loue Tolstoï d’être allé au-delà du rationnel pour mettre en scène le suicide d’Anna, qui n’est pas la conséquence logique et implacable de données antérieures, mais l’intrusion d’une liberté d’agir au milieu de la chaîne causale des évènements.
Comme on le voit, le jugement de la motivation nécessite beaucoup de considération de facteurs relevant de l’autofonction de Tynianov, c’est-à-dire de la fonction de la motivation considérée par rapport aux séries externes au texte. Quant à la synfonction, qui traite du texte comme un système, on pourrait se demander dans quelle mesure le jugement dans la notice reflète vraiment la composition. Selon l’étude perspicace de Laforgue (2004, p. 595), George Sand pousse peut-être un peu loin ses déclarations autocritiques : « En fait, il y a beaucoup moins d’absurdités 161et d’impossibilités que ce à quoi on aurait pu s’attendre dans un roman ainsi composé43 ».
Pour ne prendre qu’un exemple de la façon dont George Sand prépare son récit en installant une motivation opérationnelle, au lieu de simplement développer son histoire au fur et à mesure, comme la notice pourrait faire croire au lecteur, considérons le déplacement de Consuelo vers le château en Bohème. Déjà à ce point de l’histoire, il est apparent que George Sand nourrit une idée maîtresse quant à la suite du roman. Elle redirige non seulement la protagoniste, mais aussi le roman (et le lecteur) vers un autre type de narration, où elle abandonne en partie le roman d’artiste pour y incorporer le fantastique gothique. Ce travail de composition s’entame dès l’entrée dans le nouvel espace, lieu propice pour instaurer un nouveau système motivant :
Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu’elle entrait dans l’enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son âme à Dieu. (p. 190)
La modification du cadre de référence continue durant toute la scène initiale au château (p. 190-193). Lors de la première rencontre avec le comte Christian, Consuelo « crut voir le spectre d’un châtelain du Moyen Âge ». La baronne Amélie décrit le château dans les termes suivants : « Il y a ici de la magie, et le diable demeure avec nous ! » Elle finit par avertir Consuelo de ce qui pourra s’y passer : « Il faut vous préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le plus souvent, effrayantes parfois ; de véritables scènes de roman, que personne ne voudrait croire si vous les racontiez […]. » L’attente de Consuelo sera bien entendu partagée par le lecteur. De cette manière, ce qui aurait pu sembler venir d’un monde alternatif (spectres, choses inexplicables, magie, etc.), comparé au cadre de référence initial à Venise, est désormais intégré au monde diégétique. Plus précisément, conformément au genre 162du feuilleton, tout l’épisode en Bohême suit l’ordre motivé – motivant, où les épisodes bizarres (ou « fantastiques ») s’expliquent après coup de façon rationnelle, ce qui range cette partie du diptyque comme fantastique-étrange (Todorov, 1970).
Ces quelques remarques montrent comment la motivation générique, se confondant parfois avec la motivation idéologique (en ce sens que le genre « doit » véhiculer une certaine vision du monde), influence la fonction de la motivation. En suivant Tynianov, on peut s’interroger également sur l’évaluation de cette fonction dans une perspective historique. Dans la notice tardive, rédigée en 1854, c’est-à-dire une douzaine d’années après la publication des deux romans, l’autrice semble appliquer une grille de lecture influencée par le réalisme en vogue. L’autocritique artistique de George Sand est-elle un indicateur d’un déplacement esthétique, dont elle est bien consciente, vers un art romanesque plus réaliste qui commençait à s’imposer ? Sans fournir de réponse à cette question, on peut constater que l’étude de la motivation dans son diptyque romanesque indique qu’il faut considérer la [syn]fonction de la motivation dans un contexte générique, esthétique et historique.
Ce même contexte est essentiel pour apprécier la poétique de Jules Verne, qui aborde sa matière romanesque dans l’esprit positiviste de la seconde moitié du xixe siècle avec l’idée de diffuser des connaissances aux jeunes lecteurs. Son œuvre appelle des réflexions sur l’hybridité inhérente de son projet littéraire, entre aventure engageante (mythe, fantastique, fiction, romanesque) et didactisme édifiant (modernité, science, réalité, positivisme). Ce défi compositionnel concerne deux relations fondamentales de la motivation. D’un côté, la perspective téléodiégétique (créer un récit didactique, édifiant et divertissant grâce à l’emploi de procédés littéraires) fait clairement de la motivation diégétique un prétexte dans le sens de Chklovski. De l’autre, la motivation mimétique doit témoigner d’une harmonisation entre le réel expliqué par la science et le monde fictionnel obéissant à un certain romanesque. En d’autres termes, le récit doit montrer un équilibre particulier entre motivation référentielle (mimétique) et générique (artistique). Dans une telle création, que faire de la Providence et du hasard ? Ce sont des armes à double tranchant : ils échappent à la causalité objective et réglée, qui constitue un principe important de l’univers vernien ; en même temps, leurs interventions rendent la lecture plus captivante par la création 163d’attentes, de surprises et de suspense, qui sont les aspects propres du texte fictif d’après Sternberg (1992).
Pour illustrer cette problématique, Le Testament d’un excentrique (de 1899) nous semble un objet d’étude propice. L’aventure prend son départ à Chicago, où le milliardaire Hypperbone vient de mourir. Son testament stipule que sa fortune ira « au profit du plus énergique ou du plus protégé par le Dieu du hasard » (I, 6)44, plus précisément au gagnant d’un Jeu de l’Oie à l’échelle des États-Unis, où chaque case est représentée par un état américain (le déplacement concret des joueurs dans ces états permettra bien évidemment à Verne d’inclure des fiches informatives sur la géographie, la société, l’Histoire, etc.). Dans ce jeu, « le pur et seul hasard dirige ceux qui luttent sur ce champ de bataille pour remporter la victoire » (I, 2). Le roman annonce donc clairement le hasard comme hypermotivant.
Conformément à l’approche positiviste, Verne semble enseigner au lecteur que cette force est aveugle, comme l’illustre la réaction d’une voix anonyme par rapport aux méandres du jeu : « Sait-on jamais sur quoi compter avec le hasard » (I, 11) ! Après un tour de dés qui marque un changement brusque du bonheur en malheur, le narrateur ajoute : « Cela prouve bien que, comme les jours, les coups se suivent et ne se ressemblent guère » (II, 13). Par l’emploi du hasard aveugle, Verne peut alterner les réussites et les échecs des participants du jeu tout au long du récit45. Cependant il subit aussi la contrainte de communiquer une image édifiante du monde. Dans le va-et-vient entre malheur et bonheur, le hasard ne pourra faire gagner le méchant à la fin, mais doit conduire le récit vers une justice poétique. À cet égard, il est possible de discerner une double systématisation de cet hypermotivant.
D’une part, le hasard perd en partie sa nature de force aveugle. Verne précise à un moment que « le hasard aime à se jouer des plus habiles, à leur préparer des embûches dont toute leur sagesse ne saurait les garder, et il n’est que raisonnable de compter avec lui » (I, 9). Au lieu 164de peindre un hasard neutre, sans discernement, Verne tente d’inclure cette force dans sa construction référentielle : le hasard « aime » agir d’une certaine façon. Cela fait de cette force un élément d’un monde intelligible et peut-être plus rassurant. La motivation mimétique et la motivation idéologique se confondent : le hasard veut, au fond, faire du bien. Tout cela se recoupe par la motivation générique, selon laquelle les forces majeures, à la manière d’une fatalité, « doivent » conduire le récit à une fin heureuse et prévisible. D’autre part, le hasard est parfois récupéré par des forces transcendantales pour entrer dans une certaine systématisation : un coup de dé n’est pas simplement un bon coup, mais indique que la chance favorise de nouveau tel participant ; une action ne se termine pas simplement mal, il est le fruit d’un mauvais sort ; il ne s’agit pas d’une suite aléatoire de difficultés pour tel personnage, mais du malheur qui poursuit un personnage ; tel secours est non seulement inattendu, mais providentiel.
Les forces motivantes finissent ensemble par établir la justice poétique, passablement cachée par l’apparence référentielle donnée aux évènements. Ce propos rejoint celui d’Unwin (2000, p. 128), qui constate que « dans le monde apparemment sans déités de Verne, nous avons tout de même le sentiment d’une force et d’une justice ultimes – dans la nature. » Précisons que cette nature semble dirigée par l’hypermotivant de la Providence, aspect déjà noté par Butor (1960). Ces observations sont d’autant plus notables que la critique vernienne estime en général que la Providence serait omniprésente dans l’œuvre de Verne jusqu’en 1886, mais que ses romans seraient ensuite moins optimistes et moins positivistes. Pour Evans (1988), la Providence serait même remplacée par un Dieu répressif dans les voyages tardifs. Huet (1973, p. 135) déclare que « la plus grande caractéristique […] est le hasard, parfois monstrueux, qui décide de leur déroulement » dans cette même période. Il n’en reste pas moins que la Providence, sous la couverture du hasard, semble toujours bien opérationnelle dans Le Testament d’un excentrique (de 1899).
La motivation parodiée (Mérimée et Nodier)
Dans son étude célèbre sur les mensonges et les vérités du monde fictionnel, Girard (1961, p. 30) déclare que la littérature réaliste, à partir de Cervantès, se définit par le fait de dévoiler « la vérité du désir », à la différence de la littérature romantique. Le récit doit corriger la vision 165erronée du réel chez le personnage par la mise en place du réel objectif. Cette thématique est constamment répétée dans le discours réaliste, qui excelle dans la « parodie classique » d’après Hutcheon (1978, p. 468), c’est-à-dire dans le type de parodie qui « suppose un mode littéraire ridiculisant et dévalorisant ». Comme on le sait, Madame Bovary suit de façon exemplaire cette tradition par sa dégradation de divers motifs et motivations qui auraient pu mieux fonctionner dans des récits appartenant à d’autres genres (ou apparaissant à des époques passées) : la visite au bal ne justifie pas la rencontre avec le prince charmant (conte), mais se fige dans le souvenir amer d’un état de bonheur momentané et jamais réalisable de nouveau ; le bel amour ne conduit pas à une scène intime au coin du feu du château (romanesque), mais à une course effrénée dans un fiacre ; le suicide par poison n’est plus une pose de grandeur héroïque et fataliste (drame), mais l’acte d’un personnage déchu, dépeint dans sa souffrance physique, etc.
Tout excès de caractère romanesque constitue l’objet de proie des réalistes, fait bien connu et fréquemment commenté. Il ne faut pas pour autant retomber dans le mécanisme décrit dans le chapitre précédent, qui consiste à considérer la littérature réaliste comme le modèle à partir duquel il faudrait juger d’autres types de textes, classés comme des déviations de ce modèle exemplaire. L’évolution littéraire ne commence pas avec le réalisme. C’est pourquoi il nous semble important de relever deux cas de parodies non du romantisme, mais dans le romantisme, plus précisément dans Colomba (Mérimée) et « Inès de las Sierras » (Nodier). Ces deux récits illustrent de façon admirable la présence de la parodie au sein de la littérature romantique.
Dès l’incipit de Colomba, récit publié en 1840, Mérimée annonce son intention de jouer sur la notion romantique de la couleur locale, déjà périmée : « Explique qui pourra le sens de ces mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que je n’entends plus aujourd’hui » (p. 37), dit le narrateur par rapport aux attentes déçues de miss Lydia après avoir parcouru l’Italie. Selon la jeune Britannique, la qualité suprême de l’expérience est son originalité. Elle veut voir « des choses que personne n’aurait vues avant elle » et faire des découvertes, « désespérant de rencontrer rien d’inconnu » (p. 37-38). Son père constate d’une réplique laconique, où ressort l’ironie de l’auteur : « Ma fille […] aime tout ce qui est extraordinaire ; c’est pourquoi l’Italie ne lui a guère plu » 166(p. 52). Cette quête du nouveau sert de motivation à leur déplacement en Corse : « Le capitaine raconta fort bien à miss Lydia une histoire de bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement aux histoires de voleurs dont on l’avait si souvent entretenue sur la route de Rome à Naples » (p. 39).
La Corse attire miss Lydia en raison de son statut de terra incognita, ce qui doit lui promettre de vivre des expériences authentiques. Cependant, lors de la publication de Colomba (donc en 1840), ce territoire exotique et original aux yeux de Lydia était déjà un topos de la littérature française, que ce soit en fiction, au théâtre ou dans les récits de voyage. Comme le rappelle Berthier (1992, p. 22-38), ce lieu appelait la présence d’un certain nombre de motifs obligés : la vendetta, la Corse sauvage, le peuple hospitalier, les bandits dans le maquis, etc. La fonction interprétative de cette vision préprogrammée d’une Corse fictionnalisée, image véhiculée à miss Lydia par le capitaine, ressort de la première perception de l’île de beauté :
Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque insulaire, vêtu de drap brun, armé d’un fusil, monté sur un petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la mort de son père ; mais Orso assurait que c’était quelque paisible habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires ; qu’il portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode, de même qu’un dandy ne sort qu’avec une canne élégante. (p. 63)
Mérimée illustre ici comment une grille de lecture déforme le réel et comment la fonction de la motivation occupe un rôle prépondérant dans la parodie et l’évolution littéraires. En laissant le lecteur naïf, représenté ici par Lydia, confronter le réel, Mérimée met à nu les fonctions usées de la motivation. Au lieu de rester à l’arrière-plan en tant que motivation acceptée ou naturelle, la motivation devient « trop perceptible » (Eichenbaum) et un conflit s’installe d’emblée entre le cadre référentiel (censé être fidèle au réel) et générique (qui annonce une fictionnalisation du réel). C’est ce qui se passe ici avec la couleur locale de la Corse, épithète déjà disqualifiée par le narrateur au début du récit. Le comportement du paysan observé est interprété de deux manières (aller au bourg/venger son père) à partir de son identité présumée (paisible habitant/fils). Incapable de voir le réel directement, sans filtre romanesque, miss Lydia 167y applique un scénario surexploité en faisant interférer des motivations tout aussi usées. Lorsque le lecteur identifie un tel processus, il prend conscience de la fabrication du récit et du poncif littéraire à modifier, à remplacer ou à parodier. Le lecteur averti pourra donc comprendre que Mérimée parodie ici un certain romanesque.
Ce faisant, il faut aussi mentionner que l’auteur se place dans une position esthétique finalement assez ambiguë. Tout en ironisant sur la couleur locale de la Corse, il offre au lecteur un récit où les attentes romanesques de Lydia, bien qu’elles soient constamment l’objet d’ironies énonciatives, se réalisent les unes après les autres (entendre des histoires originales, vivre la couleur locale, rencontrer des bandits dans le maquis, assister à une vendetta, etc.). Mérimée se moque-t-il au fond de la couleur locale, du lecteur naïf, de la médiation du réel par la littérature, voire de la fuite du réel par le biais de la littérature ? Ce serait une sorte d’ironie double : une narration ironique d’un sujet sur lequel il faut ironiser. On n’est pas loin de vouloir appliquer sur ce récit l’idée qu’avait Flaubert en composant son Dictionnaire des idées reçues, à savoir celle de se demander si l’intention de Mérimée était de créer un texte face auquel le lecteur doit rester finalement sans repères définitifs46. Quoi qu’il en soit, il n’est pas de doute que l’auteur expose dans Colomba une ironie « interne » du romantisme, marqueur d’une certaine évolution esthétique en train de s’imposer.
« Inès de las Sierras » de Nodier, nouvelle composée quelques années plus tôt, en 1837, en offre un exemple similaire. Le récit est divisé en deux parties, qui relatent chacun un récit encadré raconté par un narrateur intra- et homodiégétique. Dans la première partie, qui correspond à environ deux tiers du texte, trois officiers (dont le narrateur) et un régisseur de comédie croient voir, au château de Ghismondo, le fantôme d’Inès de las Sierras, qui y reviendrait la veille de Noël pour se venger de son amant qui l’y a poignardée en compagnie de deux amis. Dans la deuxième partie, le narrateur revoit cette femme bien plus tard sur la scène d’un théâtre à Barcelone. C’est en réalité la cantatrice la Pedrina, descendante d’Inès et portant le même nom que son ancêtre, qui s’était réfugiée au château.
168D’après la définition de Todorov (1970, p. 49), cette nouvelle appartient, dans son ensemble, au fantastique-étrange : « Les événements qui paraissent surnaturels tout au long de l’histoire, y reçoivent à la fin une explication rationnelle. » Cependant la structure caractéristique du fantastique-étrange ne s’y manifeste pas de façon exemplaire. L’explication occupe une longue partie, environ un tiers du récit. Elle ne devrait pas, normalement, nécessiter autant d’espace textuel et surtout pas être si faible. Pour Castex (1961, p. 471) : « […] le mystère est péniblement éclairci, au prix d’une incroyable accumulation de coïncidences. » En fait, le lecteur saura seulement qu’Inès monte le spectacle de la revenante à cause d’une « préoccupation étrange de son imagination malade » (p. 85). De son côté, Todorov (1970, p. 51) conclut : « De fait, les solutions réalistes que reçoivent le Manuscrit trouvé à Saragosse ou Inès de las Sierras sont parfaitement invraisemblables ; les solutions surnaturelles auraient été, au contraire, vraisemblables. »
Tout en partageant l’avis de Todorov, nous ajouterions que sa description des deux solutions correspond plutôt au fantastique pur et non pas au fantastique-étrange, qui impose par définition une solution rationnelle à la fin du récit. Ce n’est que dans le fantastique propre que demeure l’indécidabilité entre les deux modes mimétiques, qui se placent effectivement sur une échelle allant du vraisemblable à l’invraisemblable. L’explication surnaturelle doit y être plus logique et plus vraisemblable que l’explication naturelle pour que ces deux options de lecture provoquent l’hésitation du lecteur. Le récit doit pencher vers la solution surnaturelle, car si les indices du naturel et du surnaturel ont un statut égal, le mode naturel l’emporte. Par exemple, si une personne devait choisir entre l’idée qu’un mari a été tué par (a) une statue jalouse ou (b) un Aragonais insulté, elle pencherait évidemment pour l’option (b). Cependant « La Vénus d’Ille » est un récit truffé d’indices et de circonstances qui s’harmonisent avec la première solution au détriment de la deuxième, ce qui invite le lecteur à envisager l’évènement comme surnaturel.
À la différence de « La Vénus d’Ille », où le mystère et l’hésitation demeurent, puisque l’assassinat de M. Alphonse reste sans explication rassurante, « Inès de las Sierras » est un récit qui appartient au fantastique-étrange. En revanche, si l’on réduit cette nouvelle à sa première partie, la structure du fantastique pure est encore de mise. Après le spectacle mystérieux d’apparence surnaturelle, les témoins cherchent à 169l’expliquer rationnellement, sans trouver de solution satisfaisante. Les narrataires poursuivent cette discussion, avec le même résultat. À ce stade, le lecteur pourrait caractériser le récit de « classique histoire de revenants », comme le fait Castex (1961, p. 471) : le lecteur reste dans le doute sur le statut du phénomène vécu (l’évènement semble surnaturel et l’explication rationnelle fait défaut). C’est aussi l’avis du narrateur, qui se défend contre les réactions déçues des narrataires en déclarant ceci (p. 65) : « – Cette histoire est très complète dans son genre, répondis-je. Vous m’avez demandé une histoire de revenant, et c’est une histoire de revenant que je vous ai racontée, ou bien il n’en fut jamais. »
Or, de façon tout à fait conforme à la construction théorique de Todorov, le narrateur ajoute ensuite (ibid.) : « Tout autre dénouement serait vicieux dans mon écrit, car il en changerait la nature. » Comme il fournit effectivement un autre dénouement par la suite, par la longue partie explicative, il change la nature du récit, qui entre finalement dans la catégorie du fantastique-étrange. De ce fait, on ne saurait conclure qu’« Inès de las Sierras » serait seulement une histoire de revenants, comme le voulait Castex (1961). On ne saurait pas non plus adhérer à l’interrogation rhétorique de Bozetto (1998, p. 92), qui cite un propos dévalorisant de Nodier sur le roman gothique (« Nous tirâmes d’Angleterre ces histoires monstrueuses, ces rhapsodies incroyables, ces lugubres fantasmagories qui ont rendu le nom d’Anne Radcliffe et de ses imitateurs ridiculement immortels ») pour ensuite demander : « Et que trouvera-t-on d’autre dans Inès de las Sierras ? » Il nous semble qu’on trouve effectivement autre chose, en suivant Nelson (1972, p. 120), qui estime le récit difficile à classer. Plus précisément, il est possible de voir « Inès de las Sierras » comme une reprise parodique de lieux communs du fantastique gothique, à condition de considérer l’ensemble du récit, et surtout la façon dont l’explication de la deuxième partie influence notre perception de la première partie.
Très tôt dans le récit, la narration expose des motivations appartenant à la variante gothique du fantastique. Un des officiers, Boutraix, s’emporte contre le dernier voiturier en vue, qui lui semble dans l’indisposition de les conduire : « Malédiction sur ta carriole et sur tes mules ! […]. Que tous les diables d’enfer, s’il y en a, se déchaînent sur ton passage, et que Lucifer lui-même te donne le couvert » (p. 23) ! Une fois en route, emmenés par ce même voiturier, les voyageurs voient le temps se brouiller en accord avec cette malédiction :
170[…] les blanches vapeurs qui flottaient, depuis le lever du soleil, au sommet des collines, en draperies molles et légères, se développèrent avec une rapidité surprenante, embrassèrent tout l’horizon, et nous pressèrent de toutes parts comme une muraille. Bientôt elles se résolurent en pluie mêlée de neige et d’une extrême finesse, mais si intense et si pressée, qu’on aurait cru que l’atmosphère était convertie en eau, ou que nos mules nous avaient entraînés dans les bas-fonds d’un fleuve heureusement perméable à la respiration. L’élément équivoque que nous parcourions avait perdu sa transparence au point de nous dérober les lisières et les points les plus rapprochés du chemin […]. (p. 24)
Par cette soudaine manifestation des forces naturelles, les éléments semblent animés, agissant d’une rapidité surprenante, changeant leur forme en gaz (vapeurs), en liquide (eau) et en matière ferme (muraille), se mêlant et se confondant jusqu’à effacer tout repère spatial. Cela crée un lien évident avec la sortie de Boutraix, qu’on pourrait appeler un indice ou une motivation endodiégétique artistique : il existe un rapport entre la réplique et le changement du temps, ce qui ne saurait relever d’une causalité référentielle. De plus, l’officier évoque la force surnaturelle par excellence du fantastique gothique : le diable.
Dès lors, le système motivant instaure une causalité qui se détache du monde objectif et rationnel pour déployer un monde régi par des forces surnaturelles. L’orage serait « motivé » par une sorte de conspiration des forces extérieures, supposant un monde réel alternatif (et une autre motivation exodiégétique mimétique). Le fait que la dernière auberge est encombrée de voyageurs, ce qui justifie le déplacement au château, pourrait être considéré comme un élément supplémentaire de cette logique surnaturelle : tous les éléments semblent concourir pour entraîner les voyageurs au château. Le récit accumule en effet les lieux communs du fantastique gothique : circonstances mystérieuses, rapports disproportionnés, manifestation de forces extérieures, château abandonné, nature équivoque, malédictions, présages, morts-vivants, schèmes diaboliques, apparitions nocturnes… Dans la première partie, cette généricité semble créer un réseau endodiégétique conforme aux contraintes génériques, parfaitement cohérente avec l’apparition d’Inès et le manque d’explication rationnelle. Cela forme bien « une histoire très complète dans son genre », comme l’avait dit le narrateur.
En même temps, la narration affiche par certains côtés la mise à nu des procédés. En voyant le temps détériorer, l’autre officier, Sergy, revient sur le propos de Boutraix :
171– J’ai réellement peur, disait Sergy en souriant, que le ciel n’ait pris au mot la terrible imprécation dont Boutraix a ce matin accueilli le malheureux arriero. Tous les diables de l’enfer semblent s’être déchaînés sur notre passage, comme il l’avait souhaité, et il ne nous manque plus que de souper avec le démon en personne pour voir son présage accompli. (p. 24)
Sergy expose ici le schéma qui devait rester implicite, annonçant à ses camarades (et au lecteur) comment on pourra lire (et composer) le récit. Lors du passage au château, Nodier inclut un autre clin d’œil métapoétique. Le narrateur y décrit un corridor « long, étroit et obscur » (p. 38), où entrent les officiers. La même description apparaît plus loin dans la bouche d’Inès/La Pedrina, qui décrit pour Sergy « un corridor long, étroit, obscur » (p. 57). Comme le narrateur raconte l’histoire en rétrospective, cela veut dire qu’il répète la description du milieu qui lui avait été fournie par le personnage qui fait semblant d’être une revenante, dans une sorte de métalepse énonciative. De plus, le narrateur intradiégétique annonce aux narrataires qu’il leur a servi un récit exemplaire dans un certain genre (histoire de revenants) et qu’il modifiera le statut (ou « la nature ») du récit par sa suite. On trouve donc déjà dans la première partie une certaine dimension métalittéraire qui concerne la narration du fantastique gothique.
Dans la deuxième partie, Nodier montre ensuite, à travers le long récit explicatif, que les motivations parsemées dans la première partie n’étaient que des astuces pour fabriquer le récit, car dépourvues de tout statut fantastique. Cela nous amène à différencier deux types de composition : d’un côté, un récit qui prépare soigneusement l’évènement d’apparence surnaturelle pour ensuite laisser demeurer le mystère, ce qui accorde aux motivations le statut d’être les possibles et véritables causes de cet évènement ; de l’autre côté, un récit qui disqualifie tout ce travail préparatoire en exposant les motivations comme des lieux rhétoriques, incompatibles avec la structure dominante du récit.
Il faut ici être particulièrement attentif au thème de la répétition, déjà commenté dans l’exemple de l’orage (où Sergy rappelle au lecteur la réplique de Boutraix) et la description du couloir (reprise par le narrateur). D’autres exemples ne manquent pas. La réplique « Il n’y a de logement vacant qu’au château de Ghismondo » est énoncée par le muletier, le voiturier et l’hôtesse de l’auberge ; Boutraix et Sergy répètent machinalement « Cela est vrai » quatre fois en écoutant les arguments 172du régisseur de comédie pour expliquer l’évènement. À cela s’ajoute le thème de la reproduction : le drame tourne autour de la représentation d’un spectacle, qui se reproduit chaque année ; le voiturier répète l’histoire d’Inès pour informer les officiers, reproduisant la légende qui lui avait déjà été retransmise par son père ; Boutraix propose que le voiturier ait dû voir une autre représentation, par des aventuriers ; les officiers, à l’image de ces aventuriers, reproduisent le spectacle entre eux ; Inès/la Pedrina apparaît pour rejouer la même scène ; plus tard, le narrateur voit la Pedrina représenter un autre spectacle.
Il s’agit au fond d’une constante reproduction de certains lieux communs, thématique déjà annoncée dans le récit encadrant, où la narrataire Anastase (dont le nom signifie en grec résurrection) demande ceci au futur conteur : « Et toi, dit Anastase, ne nous feras-tu pas aussi un conte de revenans ?… » (p. 19). Notons le mot « aussi », qui indique la reproduction du même type de récit que lecteur a déjà pu entendre maintes fois. Nodier indique ce statut générique par la réaction d’un autre narrataire : « […] y a-t-il quelqu’un aujourd’hui qui croie aux apparitions » (p. 19) ? La situation initiale est semblable à celle de Colomba : le topos littéraire usé requiert un lecteur naïf (qu’il s’agisse de la couleur locale de la Corse ou de la croyance aux histoires de revenants) pour être réalisé.
Or, la reproduction des mêmes lieux rhétoriques et des mêmes motifs ne saura continuer à l’infini, puisqu’elle sera arrêtée par l’évolution inévitable de l’histoire littéraire qui rend la motivation diégétique perceptible. Dans la perspective de Tynianov, la narration ironique d’« Inès de las Sierras » signale ainsi, par la mise à nu des procédés, les poncifs littéraires à renouveler. Selon notre terminologie, la motivation téléodiégétique (l’ambition esthétique de Nodier) vise à dénoncer la fonction périmée des motivations diégétiques (les motifs concrets) qui appartiennent à la motivation générique (le fantastique gothique), notamment en faisant semblant de construire une motivation endodiégétique (une cohérence interne) qui est disqualifiée par le changement de nature du récit, opération annoncée par le narrateur lui-même. Sur le plan historique, cette déconstruction du fantastique gothique s’explique par la réaction face à ce genre surexploité que Castex (1961, p. 81-92) situe chez Nodier vers 183347.
173Bilan
Avec Tynianov, l’approche de la motivation devient plus équilibrée, dynamique et relative. La motivation diégétique n’est plus un simple prétexte qui puise dans les répertoires exodiégétiques disponibles (la réalité commune, l’image du réel ou la tradition littéraire) grâce auxquels l’auteur insère des procédés artistiques qui confèrent au texte sa littérarité. En développant (plutôt qu’en s’opposant à) cette conception de Chklovski, Tynianov accorde un poids égal aux rapports qu’entretient la motivation diégétique avec le fond externe qui fournit les cadres de référence (exodiégétique), avec le texte comme système (endodiégétique) et avec l’effet artistique à produire (téléodiégétique). Il ne s’agit pas non plus de repérer comment une « motivation conséquente » contribue à créer nécessairement l’impression du réel ni de se focaliser sur (et valoriser positivement) la variante métonymique de la motivation.
L’analyse de la motivation s’appréhende chez Tynianov à travers la synfonction, par laquelle on aborde tel procédé par rapport au texte considéré comme système, et l’autofonction, qui fait entrer en compte les paramètres externes au texte. En ceci, il s’éloigne de Chklovski (qui pourtant note également certains facteurs externes) et s’approche plutôt des pensées de Jakobson, influencé à son tour par la linguistique naissante de Saussure. Les fonctions s’analysent toujours dans une perspective poétique, où la fabrication du récit est au centre. Mais, étant donné que le fait littéraire se comprend par rapport à la totalité du texte et se modifie durant l’Histoire, la poétique de Tynianov devient celle de la relativité (Weinstein, 1996).
Selon cette approche, la motivation fonctionne comme outil d’analyse pour cerner des « styles et périodes », comme le montrent les études de Flaker (1964) et de Schmid (2020). Si le théoricien allemand explore l’évolution des deux modes de la motivation, son collègue croate se centre sur le mode mimétique et la vision du monde que révèle son emploi en identifiant un bon nombre de systèmes motivants. Nos analyses ont suggéré l’importance des paramètres générique et idéologique à la fois pour analyser le système motivant et pour réfléchir sur l’évolution littéraire à travers la parodie d’un système périmé. On peut même se 174demander s’il est vraiment faisable de concevoir les « maximes » du public dans sa perspective idéologique, comme le voulait Genette, sans faire intervenir le paramètre générique.
Selon Tynianov, tout récit construit au fond son propre système de motivation, dans une perspective générique et historique, ce qui nous a incité à inclure un passage sur la théorie des mondes possibles, en passant par l’école structuraliste et sémiotique. En effet, sous la dominante préstructurelle (du texte) et non-essentialiste (de la littérature) de Tynianov, différents modèles génériques et référentiels problématisent la fonction et la valeur de la motivation sans postuler l’existence d’un modèle représentationnel figé de la littérature comme reflet du réel ou soumis au réel objectif et univoque. Tomachevski, qui semble très inspiré par Tynianov, insiste aussi sur la cohérence du récit obtenue grâce à l’emploi de la motivation, mais il dirige davantage son raisonnement vers l’idée et la nécessite de créer l’impression de la vraisemblance auprès du public. Cette modification de l’étude de la motivation, poursuivie par Genette (1968) et Culler (2002), nous conduira jusqu’à l’approche constructiviste actuelle, centrée sur le motif d’agir du personnage et l’implication du lecteur dans l’appréhension du récit. Cela constitue notre dernière dominante à explorer.
1 Liveley (2019, p. 112) représente l’extrême : dans les vingt-six pages consacrées aux formalistes russes dans son étude sur la narratologie, elle ne mentionne Tynianov qu’une seule fois, dans une note (« Tynyanov also deserves a brief mention here »).
2 Cf. Tynianov (1978, p. 130) : « Motivation in art is the justification of some single factor vis-à-vis all the others, the agreement of this factor with all the others […]. »
3 Il faut ici faire l’abstraction du dernier film, No time to die, qui est sorti dans la phase de la rédaction finale du présent ouvrage. En effet, le héros y meurt à la fin, contre toute attente générique (que la motivation endodiégétique prend par ailleurs soin d’affaiblir au cours du film). Entre parenthèses, cela suit la logique narrative des films avec Daniel Craig comme l’agent britannique, dans lesquels les producteurs ont modifié le genre Bond de sorte à pouvoir mettre un terme à ses aventures, entre autres par le simple fait qu’il évolue entre les films.
4 Cf. Striedter (1989, p. 42-43) : « […] whereas for Shklovsky parody serves principally to probe into and reconfirm his previously formulated premise of art as defamiliarization, for Tynjanov the literary-historical analysis of parodic texts and the outline of a theory of parody he derived from it are the starting points for a theory of literary evolution. »
5 Thompson (1971, p. 100) : « […] deformation, or making something strange, is for Tynjanov not a means to cognize the world outside the work of art (as it was for Shklovsky) but a phenomenon occurring when various constructional factors are deformed by one another. »
6 Jameson (1972, p. 92) : « The new model remains profoundly dialectical in the manner in which the foregrounded or dominant techniques are perceived in a tension with the secondary or backgrounded ones. »
7 McHale (2005, p. 65) fait partie des rares chercheurs, dans des ouvrages généraux sur la narratologie, à adopter cette perspective : « The concept of motivation thus allows historical contingency to be drawn into the very fabric of formal structure ; the historical is placed at the service of the device. »
8 Son analyse de la motivation dans le réalisme et le modernisme croates (1964b), également éclairante, sera aussi résumée succinctement. Les quelques remarques sur la motivation qu’il émet dans les chapitres sur le réalisme (1964c) et le modernisme russe (1964d) recoupent les idées générales de son premier chapitre (1964a).
9 Dans le domaine terminologique, Skwarczynska (1954, p. 121-122, 138-140 et 264-265) reprend la tripartition de Tomachevski (2001) en distinguant la motivation « compositionnelle », « réaliste » et « littéraire ». Elle cite aussi à un moment Tomachevski et sa Théorie de la littérature.
10 Nous n’avons trouvé qu’une seule reprise (partielle) de ces termes, dans Sierotwiński (1986). Parmi les systèmes qui se rapprochent le plus de la typologie de Flaker, on peut mentionner la classification par Nøjgaard (1996, p. 188) des « forces du récit » internes (psychologie, nature humaine, données physiques ou biologiques) ou externes (métaphysique, économie, Histoire, culture).
11 Voir le tableau 8, p. 110.
12 Schmid (2020, p. 36-40) fournit une explication nuancée de ces deux variantes. Lowe (2004, p. 77) introduit des termes latins pour parler de la même chose : ante eventum / post eventum.
13 Chklovski (1973, p. 62) : « A task is given : to come not on foot, not an a horse, not naked, not dressed and so forth. […] Here the structure comes form the end, the narrative is created to motivate the necessity for a successful solution. »
14 Schmid (2020, p. 40) : « Die “Motivierung von hinten” und die “finale Motivierung” sind nicht kategorial andere Typen als die kausale Motivierung. Die narrativen Welten, in denen sie vorkommen, haben zwar eine andere Ontologie als die kausal “von vorne” motivierten Welten, aber zwischen der finalen und der kausalen Motivierung besteht werkstrukturell nicht der kategoriale Unterschied wie zwischen kausaler und künstlerischer Motivierung. »
15 Haferland (2016, p. 49) note une évolution semblable de la motivation du point de vue historique, mais s’appuie davantage sur la causalité et la psychologie du personnage : « In Korrelation mit einer Lockerung der Plotdetermination und einer Entzauberung der erzählten Welten gewinnen kausale und psychologisch kausale Motivierungen einen immer größeren Spielraum. »
16 Sternberg (1978, p. 251) : « A functionally oriented review of historical developments in terms of shifts from one dominant mode of motivation to another or from one device or variation or degree of consistency to another within the same basic mode […] may serve to redress a considerably disturbed balance in our view of aesthetic ends in relation to quasi-mimetic means. »
17 Schmid (2020) analyse « La Vénus d’Ille » de Mérimée (p. 93-98) et La Jalousie de Robbe-Grillet (p. 176-181).
18 Schmid (2020, p. 2) : « Ein wichtiges Anliegen der vorliegenden Studie ist nicht nur die Betrachtung der historischen Entwicklung des Konzepts der Motivierung, sondern auch und vornehmlich die zumindest skizzenartige Darstellung der Evolution des Verfahrens. »
19 Cf. Ryan (2009, p. 57) ; « […] an event that is poorly prepared, that looks forced, that seems to be borrowed ready-made from a bag of tricks and whose function for the plot as a whole is too obvious; in short, it is a narrative cliché ». Comme bien des chercheurs poststructuralistes, Ryan ne cite ni Chklovski ni Tynianov.
20 Pour cerner une réponse modifiée du public, l’exemple de Hühn (2016) semble plus convaincant. En analysant le mariage avec une servante et un noble dans Pamela de Richardson (de 1740), il suggère que le « degré événementiel » (eventfulness) doit être nettement plus élevé pour le lecteur contemporain de Richardson comparé à celui vécu par un lecteur contemporain.
21 Cf. Prince (1992, p. 47) : « Yet rather than drawing attention to its plausibility, the text repeatedly emphasizes its unlikeliness, its strangeness, its singularity. »
22 Curieusement, Ryan (2015, p. 7) assigne de façon quelque peu gratuite une qualité supérieure à ce type de récit : « La plupart des bons récits gardent les motivations et les croyances qui expliquent le comportement des personnages largement implicites. »
23 Cf. Tjupa (2014, p. 567) : « The degree of eventfulness motivating the possibility and justifiability of a story […] depends on the idea of event formed in the given epoch, the literary genre in question, the model of eventfulness put forward by the work itself and the reader’s position […]. » Cela reprend les trois acceptions du vraisemblable chez Todorov (1968), avec la différence que Tjupa semble faire la différence entre l’idée générale de l’évènement pendant une époque et la position du lecteur.
24 Parmi ces forces, le désir a été mis en avant par Bersani (1982) dans son étude du réalisme en tant que propriété du héros ou du personnage en conflit avec les normes de la société. Pour Brooks (1984), le rôle du désir gouverne à la fois la création et la consommation de toute littérature.
25 Hamon (2020) propose le terme d’« archi-sujet ». Dufour (1998, p. 207) parle d’« une loi des lois, le parfait sésame capable de rendre compte de tout ». Hrushovski (1983) établit une distinction entre motivations globales, intermédiaires ou locales.
26 Le « superobjectif » de Budniakiewicz (1992, p. 71), fidèle à la tradition greimasienne, serait selon notre terminologie l’« hypermotivé » : « […] a hierarchy or network of minor and major objectives which organizes actions and other events into a signifying and coherent whole ».
27 Cf. Riffaterre (1990, p. 10) : « narrative must contain features that are self-verifiable » ; « truth is nothing but a linguistic perception » (ibid., p. 13) ; « the ultimate truth of the narrative depends on semiosis » (ibid., p. 17).
28 Ronen (1994, p. 178) : « […] ontologically speaking, in fiction we do not assume that world components exist prior to or independently of the perspectives arranging them. »
29 Chez Richardson (1997, p. 62), pour ne mentionner qu’un exemple, ils sont du nombre de quatre : le naturel, le surnaturel, le hasard et le métafictionnel.
30 Trop catégorique, Fludernik (2006, p. 27) estime que la fonction des motivations serait avant tout d’assurer la modalité axiologique du récit : « Their main purpose is to arouse the reader’s sympathy or antipathy for certain characters (Ger. Sympathielenkung) and to develop a normative framework for the story world and the reader’s reception of it. »
31 Cf. Fludernik (1996, p. 32), sur la fonction des cadres modaux : « Characters who behave contrary to expectation may be capricious or mad or unconventional, but their behaviour will be recuperated within a frame that re-familiarizes the initial oddity. »
32 Au choix : rationnelle, impulsive, irrationnelle ou folle (Doležel 1998), égoïste/altruiste, consciente/inconsciente, stable/instable, cohérente/incohérente, importante/triviale (Eder et al. 2010, p. 25) ; intentionnelle/aveugle (Brandt 2015), urgente/modérée (Gerrig 2011, p. 46). Voir aussi notre section sur le constructivisme dans le chapitre suivant.
33 Voici la définition de la motivation chez Doležel (1998, p. 63) : « Action in context, in its link to the person-agent and its societal embedding, is moulded by mental factors beyond intentionality. These factors, designated by the general term motivation, determine the choice, the intensity and the persistence of activities […]. »
34 Les textes analysés ont déjà fait l’objet de publications dans George Sand Studies (« Le romanesque motivé. Programmation de lecture dans Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt », 2006, no 25, p. 4-16), L’Année stendhalienne (« Pratiques poétiques. Remarques sur la motivation dans Le Rouge et le Noir », 2007, no 6, p. 301-331), L’Image du Nord chez Stendhal et les Romantiques, vol. 4 (« Dénonciation d’énonciation. La mythification dans Colomba par Mérimée », Kajsa Andersson, éd., Örebro, Humanistica Oerebroensia, p. 190-203), Romanesques (« Motivation anti-romanesque et fantastique : l’exemple d’Inès de las Sierras de Nodier », 2014, no 6, p. 155-166) et Le Hasard dans les Arts et Lettres (« Le hasard abolira les coups de dés. De la science romanesque dans Le Testament d’un excentrique de Jules Verne », Parfait Bi Kacou Diandué et Martine Renouprez, éd., Sarrion, Munoy Moya Editores, p. 75-94).
35 Comme l’a montré notre discussion sur la motivation finale, p. 142-144, il n’est pas inconcevable de considérer ces forces, ou une partie d’entre elles, comme relevant du champ mimétique, suivant leur mise en récit et l’appréciation du lecteur.
36 Nous avons compté seulement les occurrences où ces lexèmes font clairement partie de la motivation diégétique, comme dans la phrase « Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence » (p. 70).
37 Comme le rappelle Parmentier (2020, p. 133), cela rejoint l’idée de la « passion dominante » qui devait régir l’intrigue selon Stendhal lui-même.
38 Remarque semblable chez Thompson (1982, p. 82) sur Stendhal, auteur de La Chartreuse de Parme : « Ce qui lui importe, c’est une attitude morale et esthétique, non la solution métaphysique. Par conséquent, il ne nous dira jamais s’il faut attribuer cet ordre secret, cette destinée, à l’opération de quelque force extérieure, surnaturelle ou matérielle, ou s’il faut y voir au contraire le résultat des structures intimes de notre personnalité. »
39 Dubois (2005) propose une synthèse de la complexité des systèmes motivants et du caractère du héros en voyant dans la complexité de Julien la conséquence de la complexité du contexte social investi dans le roman. Voir aussi les discussions de Boll-Johansen (1979, p. 22-29), Felman (1971, p. 89-133) et Gendrel (2012, p. 237-245).
40 Si nous n’indiquons pas explicitement le contraire, toutes les citations renvoient au premier tome, Consuelo.
41 Comme l’a remarqué Busk-Jensen (1982, p. 195), l’apparition d’Anzoleto en Bohême, peu probable, a par exemple pour fonction essentielle de signaler les hésitations ressenties par Consuelo dans son amour pour Albert.
42 C’est dans ce sens que Bal (2017, p. 29) note que l’amplitude de la motivation est arbitraire : « Precisely because these relationships are not self-evident in fictional texts, they can never be motivated enough. And, for this reason, motivation is, in the final analysis, arbitrary. »
43 Il faut se rappeler, avec Didier (1998, p. 57), que l’autocritique sévère était monnaie courante dans les préfaces de l’époque (voir aussi Noiray, 2007). À croire les préfaces de Sand, Indiana aurait été composé sans aucun plan ; Lélia présenterait des personnages impossibles ; Le Meunier d’Angibault serait le résultat plus ou moins hasardeux de quelques journées libres ; Simon serait mal conduit ; dans Mauprat et Le Château des désertes, l’autrice aurait été entraînée par la passion pour l’histoire de sorte à développer un récit trop long.
44 L’édition utilisée ne comporte pas de pagination. Les chiffres romains renvoient aux deux parties du roman, suivis par le numéro du chapitre.
45 Le seul personnage qui échappe à ce système est Hypperbone, le meneur du jeu (qui remporte en fait la partie – il avait seulement souffert d’un état cataleptique !). C’est le « grand favori de la chance » et un « favori de la fortune », dit le narrateur (I, 2 et II, 14). En remportant le jeu, il aura été « servi par cette inépuisable chance sur laquelle il comptait avec raison […] » (II, 15).
46 D’après sa lettre à son ami Louis Bouilhet du 4 septembre 1850, où il explique que cette œuvre doit être « arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non ».
47 Dans sa notice sur les contes de Nodier écrits entre 1830-1838 (1961, p. 465-469), Castex décèle de la parodie dans « Le Roi de Bohème» , de l’auto-ironie dans « L’Amour et le Grimoire » et du pastiche dans « Trésor des Fèves » et « Fleur des Bois ».
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- ISBN: 978-2-406-13105-2
- EAN: 9782406131052
- ISSN: 2261-5717
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0133
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-17-2022
- Language: French