Points de départ
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
- Pages : 21 à 56
- Collection : Théorie de la littérature, n° 27
Points de départ
Phases critiques du formalisme russe
Dans cette première section, nous tracerons deux sortes de phases critiques chez les formalistes. Il s’agira d’abord de présenter leur entrée sur la scène littéraire, évènement de taille qui permet de caractériser leur approche générale et leur apport considérable à la théorie littéraire (« Entrée en matière »). La publication de l’étude de Chklovski, « La résurrection du mot », en 1914, peut être considérée comme le point de départ. Le Cercle linguistique de Moscou, animé par Jakobson, se forma l’année suivante. L’Opojaz (« La société pour l’étude du langage poétique ») vit le jour l’année après, en 1916, à Saint-Pétersbourg, avec un noyau constitué de Chklovski, Eichenbaum (qui joignit le groupe un peu plus tard), Tomachevski, Tynianov, Jakubinski et Brik. Ensemble, ces deux sociétés composent le groupe formaliste. Il sera ensuite question de suivre leurs deux phases internes, centrées sur les procédés littéraires et les fonctions de ces procédés respectivement (« Fonctions et procédés »). Ce survol schématique établira la base nécessaire pour mieux comprendre l’enjeu de la motivation littéraire, qui fera l’objet de la deuxième section de ce chapitre.
Entrée en matière
Au commencement, l’école formaliste créa la théorie littéraire. C’est en tout cas ce qui ressort de la consultation de manuels divers. Nombreux sont ceux qui adaptent la méthode employée par Jefferson et Robey (1982) dans leur introduction classique à la théorie littéraire : présenter d’abord les travaux « préformalistes », études certes intéressantes et importantes, mais qui n’avaient pas encore atteint le statut 22de science littéraire ; continuer par l’apport décisif des chercheurs russes. Or, le degré d’originalité de ces derniers reste un sujet de discussion. Considérée comme résolument novatrice, l’école formaliste aurait selon certains émergé comme un phénomène isolé dans le champ de la théorie littéraire, ou du moins comme un mouvement quasiment exempt d’influences internationales1. Selon la terminologie de Doležel (1973), ce point de vue relèverait d’une approche exclusive. Comme alternative à cette conception, le théoricien tchécoslovaque trace une piste inclusive, en signalant en particulier l’influence de l’analyse compositionnelle en Allemagne, dont les représentants s’étaient déjà interrogés sur la construction de l’intrigue (la « composition ») par rapport à l’histoire racontée (la « disposition »)2. En joignant Doležel, Espagne (2018, p. 147) énumère diverses raisons favorables à l’insertion du formalisme « dans un discours théorique européen dont on l’imagine arbitrairement coupé3 ». Pour sa part, Kristeva (1973) identifie comme source d’inspiration importante la distinction entre contenu (Gehalt) et forme (Gestalt) ainsi que l’ambition de l’école allemande de décrire les règles des constructions artistiques4.
Malgré ces rapprochements possibles, on doit certainement défendre, avec Noille (2018, p. 68-69), une certaine « exclusivité » de l’école formaliste en raison de sa conception modifiée des études littéraires :
Les rhétoriciens allemands valorisent, certes, les dispositifs de composition […], mais c’est du côté des formalistes russes qu’il faut aller pour voir s’établir une relation entre le travail artistique de la composition […] et le propre de la littérature. […] les formalistes russes inscrivent leurs analyses dans le champ de la poétique […] là où les rhétoriciens allemands en sont restés à une conception discursive de la relation de lecture.
23Les mots clés sont « propre » et « poétique » : les formalistes insistent sur la nécessité de saisir le texte littéraire à partir de ses propriétés intrinsèques pour définir sa littérarité, ce qui équivaut à « ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire », selon Jakobson (1977b, p. 16). Pour les formalistes, définir l’objet d’étude en soi est le seul moyen de justifier les études littéraires et de valider la création d’un propre champ de recherche dévoué à la littérature en tant que telle. Le propos de Propp (1970, p. 11) est ici illustratif : « Avant d’élucider la question de l’origine du conte, il est évident qu’il faut savoir ce qu’est le conte. » La littérature n’est pas réductible à autre chose qu’elle-même : si elle l’était, elle ne saurait constituer un objet de recherche propre et la science littéraire ne serait pas légitime. Le texte littéraire possède ainsi sa morphologie intrinsèque5.
Par cette approche de la littérature, les formalistes mettent en défi les approches de leurs chercheurs compatriotes, même si les critiques divergent sur la question de savoir quels sont les rapports précis qui existaient entre l’école avant-garde des formalistes et l’établissement universitaire, bien plus traditionnel. La controverse sur le statut « exclusif » ou « inclusif » du groupe formaliste revient donc aussi à propos du champ russe. D’après l’approche exclusive, les formalistes se seraient résolument opposés à leurs prédécesseurs et leurs compatriotes contemporains, impression qui a pu être renforcée par la vive polémique qu’ils menaient contre leurs adversaires dans leurs débuts, avec même une « attitude belliqueuse », selon Erlich (1980, p. 71). À en croire le bilan interne de l’école formaliste établi par Eichenbaum (2001a, p. 34-35), il faut invalider tout rapprochement entre le groupe formaliste et l’école symboliste :
Ce qui importait dans notre lutte, c’était d’opposer les principes esthétiques subjectifs qui inspiraient les symbolistes dans leurs ouvrages théoriques à l’exigence d’une attitude scientifique et objective par rapport aux faits. D’ici venait le nouveau pathos du positivisme scientifique qui caractérise les formalistes : un refus de prémisses philosophiques, des interprétations psychologiques et esthétiques, etc.
Cependant on est en droit de se demander si cette déclaration d’incompatibilité entre les formalistes et leurs « adversaires » ne s’explique 24au moins partiellement par leur désir de souligner le caractère novateur de leur approche6. Espagne (2018), qui soutient la perspective inclusive, scrute les liens entre Jirmounski et les formalistes alors qu’Erlich (1980) met en avant l’influence possible de Vesselovski, et plus généralement les liens internes existant dans le champ de théorie littéraire russe7. De son côté, Thompson (1971) avance que l’idée du linguiste Potebnia voyait, avant les formalistes, la création poétique comme un mode discursif à part pour appréhender le réel. Dans le domaine littéraire, elle note aussi que les symbolistes, et surtout Biély, ont pu inspirer les formalistes dans leurs réflexions sur les procédés poétiques8.
Il est difficile de trancher net dans cette question. Quoi qu’il en soit, l’insistance sur l’approche scientifique, bien visible dans la citation d’Eichenbaum, révèle l’intention des formalistes de s’interroger sur les formes artistiques d’une nouvelle façon. Selon la pensée traditionnelle, la forme renforce ou exprime le message ; chez Chklovski (2001a), la forme crée la dimension artistique de l’objet en se détachant du contenu. Autrement dit, selon les formalistes, il est possible d’étudier la forme même, et c’est même leur idée fondamentale. Qui plus est, l’art n’est pas seulement conçu comme un objet formalisé par l’art. Dans l’art, tout est forme. D’où l’inexactitude de reprocher aux formalistes d’avoir remplacé l’ancienne opposition entre « forme et contenu » par celle entre « procédé et matériau ». Comme l’explique Tynianov (2001a, p. 117), par le seul fait de participer d’une construction littéraire, le contenu se transforme en matériau : « La notion de “matériau” ne déborde pas les limites de la forme, le matériau est également formel ; et c’est une erreur que de le confondre avec des éléments extérieurs à la construction. » Dans 25l’œuvre littéraire, le contenu (le matériau) ne jouit donc pas, en premier lieu, d’un statut référentiel, mais d’un statut fictif ou poétique en tant qu’élément de la construction artistique. Fidèle à cette théorisation, nous utiliserons le terme de matériau pour désigner la matière (le « contenu ») investie dans le récit et le mot matière pour désigner ces données dans une perspective extralittéraire (comme dans le fameux « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte : la pipe dans le tableau est du matériau qui fait partie de l’œuvre d’art en tant qu’élément formel ; la pipe réelle, ou l’idée de la pipe réelle, à laquelle le tableau fait référence, relève de la matière).
Cette approche montre certaines affinités avec le structuralisme, fortement inspiré par les travaux formalistes, notamment dans ses manifestations dans la sphère culturelle française. Appréhender le texte comme une forme descriptible au moyen d’une morphologie objective, au détriment de l’interprétation subjective de son contenu, rappelle des propos comme celui de Barthes (1964c, p. 257), énoncé durant sa période structuraliste : « […] le critique n’a pas à reconstituer le message de l’œuvre, mais seulement son système. » Comme les formalistes, Barthes (1964b, p. 250-251) reproche à la critique universitaire de déplacer l’attention vers des paramètres externes du texte : « […] ce qui est récusé, c’est l’analyse immanente : tout est acceptable, pourvu que l’œuvre puisse être mise en rapport avec autre chose qu’elle-même. »
Cependant l’approche des formalistes n’est pas à confondre, comme on le fait trop souvent, avec celle du structuralisme. Il ne s’agit pas pour les chercheurs russes de « reconstituer un “objet”, de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les “fonctions”) de cet objet », comme chez Barthes (1964a, p. 214). Les formalistes ne se retrouvent pas non plus dans cette impasse référentielle que Jameson (1972) appelle « la prison du langage », destiné qu’ils auraient partagée avec les structuralistes selon lui, à cause de l’idée d’envisager la langue comme un système clos. Quoiqu’inspirés par Saussure, par le biais de Jakobson, les formalistes ne formulent jamais de telles théorisations de la littérature ou du langage9. Pour eux, le texte littéraire, pris dans son individualité et non comme la manifestation concrète d’une structure 26sous-jacente et génératrice, est en premier lieu le résultat de la création de l’auteur. Chklovski (2001a, p. 94) déclare que le caractère esthétique « est créé consciemment pour libérer la perception de l’automatisme ; sa vision représente le but du créateur et elle est construite artificiellement […]. » Cette inclusion de l’auteur dans la construction théorique des formalistes peut étonner si l’on établit une homologie (erronée) entre formalisme et structuralisme, par exemple en invoquant la fameuse mort de l’auteur de Barthes (1984). Jameson reproche par exemple à Chklovski d’avoir compté avec les stratégies auctoriales de Cervantès avec l’argument qu’en tant que formaliste, il n’aurait pas dû s’intéresser à la génétique du texte narratif10.
Or, excepté le fait que les formalistes (et surtout Chklovski, par ailleurs) ne conçoivent pas l’œuvre en termes structuraux, Jameson semble ignorer qu’ils attribuaient une double facette à la génétique par la distinction de ses formes personnelle et artistique. D’un côté, il est vrai que la génétique ne tient pas lieu de critère satisfaisant pour expliquer l’œuvre, selon les formalistes, si elle conduit à comprendre celle-ci comme l’expression de la personnalité de l’écrivain (ou comme le résultat de son « inspiration », de son « génie », etc.11). Ils poussent ce principe jusqu’à l’extrême, surtout dans la première phase de leurs travaux, comme en témoigne cette déclaration d’Eichenbaum (2001c, p. 231-232) : « […] pas une seule phrase de l’œuvre littéraire ne peut être en soi une “expression” directe des sentiments personnels de l’auteur, mais elle est toujours construction et jeu. » Selon Eichenbaum (2001a, p. 48), cette perspective doit être rejetée puisqu’elle passe à côté de la production concrète du texte : « […] le point de vue génétique ne tient pas compte de l’existence du procédé qui est une utilisation spécifique du matériau. » De l’autre côté, si l’on désigne par l’aspect génétique le procédé créateur, l’acte auctorial, qui se traduit comme une mise en forme intentionnelle, cet aspect n’est pas seulement légitime à considérer, il est essentiel à inclure dans l’étude du texte littéraire. En effet, s’il émane quelque chose de l’auteur, c’est le produit artistique, à analyser 27exclusivement comme une forme créée par lui, et non pas à comprendre comme la traduction de son expression personnelle. Tout en voulant isoler la littérature des données extralittéraires afin de la cerner comme objet d’étude, les formalistes incluent alors une conception de l’auteur qui semble pratiquement identique à cette instance narrative que Booth (1983) devait nommer plus tard l’« auteur implicite » (angl. implied author). C’est aussi dans ce sens que nous parlerons de l’auteur dans cet ouvrage, parfois en employant le nom propre de l’écrivain.
Enfin, pour bien comprendre l’esprit de l’école formaliste, il ne faut pas se laisser tromper par l’épithète donnée aux chercheurs du Cercle linguistique de Moscou et d’Opojaz. L’appellation « formaliste » n’a pas été l’invention des membres du groupe, mais appartient à ces termes collés péjorativement à un mouvement par leurs adversaires. Dans son bilan du mouvement, Eichenbaum (2001a, p. 30) réfute fermement cet emploi pour caractériser le groupe de chercheurs auquel il appartient :
Nous sommes entourés d’éclectiques et d’épigones qui transforment la méthode formelle en un système immobile de « formalisme » leur servant à l’élaboration de termes, schémas et classifications. On peut facilement critiquer ce système, mais il n’est point caractéristique de la méthode formelle. […] Dans notre travail, nous apprécions la théorie uniquement comme hypothèse de travail […].
Malgré leur apparence dogmatique, les formalistes s’adaptent aux résultats continus : « Si la matière demande une complication ou une modification de nos principes, nous l’opérons immédiatement », explique Eichenbaum (ibid., p. 30). D’après Striedter (1989, p. 14-15), cette approche est « nomologique-empirique », ce qui veut dire que les formalistes avancent des hypothèses afin de vérifier (ou falsifier) la nature de la matière étudiée, de même que la pertinence de telle notion (on aurait aussi pu parler d’une approche hypothético-déductive).
Quel que soit le terme utilisé pour désigner l’esprit de recherche du groupe « formaliste », on se doit de constater que ses membres – des linguistes s’intéressant à la littérature et des littéraires ayant un sens aigu de la problématique du langage – montrent une évolution certaine dans leur poursuite de l’étude du texte littéraire, considéré comme une forme artistique. Comme l’explique Eichenbaum (2001a, p. 46) en 1926, cette évolution se divise schématiquement en deux phases :
28Le désir initial des formalistes de relever tel ou tel procédé constructif et d’établir son unité sur une vaste matière a fait place au désir de différencier cette image générale, de comprendre la fonction concrète du procédé dans chaque cas particulier. Cette notion de signification fonctionnelle s’est avancée peu à peu jusqu’au premier plan et a recouvert la notion initiale de procédé.
En ajoutant la fin des formalistes (qui est intervenue après la publication de ce bilan d’Eichenbaum), plusieurs chercheurs ont distingué trois périodes formalistes selon le schéma bien connu montée – maturité – déclin. Erlich (1980) propose par exemple « Luttes et polémiques » (1916-1920), « Développements et turbulences » (1921-1926) et « Crises et déroutes » (1926-1930)12. Wellek (1991) identifie les trois périodes de « définition » (1916-1921), d’« expansion » (1921-1928) et de « dissolution » (1928-1935). Quant à l’extension temporelle de Wellek de cette dernière phase, elle s’explique par le fait qu’il considère le Cercle linguistique de Prague, animé par Jakobson, comme une prolongation des travaux formalistes. Sans établir à notre tour une chronologie précise, la section suivante explorera le fondement théorique des deux phases identifiées par Eichenbaum, phases qui sont aussi le fondement des différents emplois de la notion de la motivation que nous développerons au cours du présent ouvrage.
Procédés et fonctions
Durant la première phase de leurs travaux, les formalistes se focalisent sur la littérarité en tant que forme verbale. Dans la poésie, ils cherchent à définir le langage poétique (rimes, allitérations, vers, rythmes, etc.) pour distinguer cet art verbal de l’emploi commun de la langue13. Pour le domaine de la prose, les traits spécifiques de la mise en forme verbale se résument en procédés, articulés à travers les relations qu’entretiennent la fabula et le sjužet, deux notions clés pour comprendre comment les formalistes conçoivent l’analyse littéraire.
La fabula désigne normalement l’histoire racontée, telle qu’elle est censée se passer selon le récit, mais dénote parfois la matière extralittéraire que l’auteur investit dans le récit. La différence entre ces définitions 29est que la fabula en tant qu’histoire n’a aucune existence extratextuelle préalable à sa création14. Dans cet ouvrage, nous suivrons la définition commune de la fabula, c’est-à-dire comme le terme qui désigne le contenu événementiel qui forme l’histoire racontée, à reconstruire à partir de la lecture du récit, qui peut contenir ellipses, histoires parallèles, anachronies, paralipses, etc. Dans la perspective formaliste, la fabula est constituée d’une matière qui est investie dans la composition et qui se transforme par là en matériau.
L’élaboration du récit se nomme sjužet. La dialectique entre la fabula et le sjužet a fait l’objet d’un certain nombre de polémiques théoriques, allant d’une approche relative et pratique chez Eco (1985) jusqu’à la tentative de sa déconstruction chez Culler (2001). Il n’y a pas lieu ici d’approfondir ce débat15. Il suffit pour nos propos de retenir que le fait de construire un enchaînement fictif d’évènements et d’actions qui forment une histoire relève d’un acte artistique par lequel on doit représenter la transition d’un état en un autre16. Le sjužet dénote surtout cet aspect de la composition littéraire : l’arrangement de l’histoire (angl. story) en récit. Les formalistes ajoutent l’idée d’inclure dans ce terme les procédés parsemés tout au long du récit. Dans cette perspective supplémentaire, Chklovski conçoit le sjužet comme la « somme des procédés » utilisés, c’est-à-dire comme une accumulation de phénomènes textuels. Enfin, le terme de sjužet est souvent rendu par intrigue ou récit en français et par plot en anglais, du fait que la disposition d’évènements doit véhiculer certaines valeurs thématiques, qui forment ensemble l’enjeu du texte, pour engager le lecteur. C’est d’après cette dernière définition que Diengott (1993) traduit le niveau du sjužet comme l’axe de la communication installée entre l’auteur implicite et le lecteur implicite.
Par cette théorisation du récit, les formalistes restent proches d’Aristote. Les formalistes interprètent, eux aussi, la mimésis comme la représentation d’une action, et non comme une imitation plus ou moins fidèle d’éléments 30réels (ce serait plutôt une conception platonicienne)17. Quant à l’analyse du récit, on sait qu’Aristote explique dans La Poétique que la séquence d’évènements (début – milieu – fin) doit par sa composition former une histoire. Cette histoire serait la fabula chez les formalistes. L’arrangement de cette matière en récit, ou la mise en intrigue (le muthos), recoupe partiellement le sjužet. Tout comme la mise en intrigue transforme la séquence d’évènements en une histoire (car toute séquence d’évènements ne forme pas, bien entendu, une histoire), le sjužet articule la fabula.
Les formalistes ont noté eux-mêmes leur dette au philosophe grec. Dans une lettre à Chklovski, citée par Depretto (2018, p. 110), Tomachevski qualifie son ouvrage Théorie de la littérature, de façon un peu dévalorisante peut-être, comme « tout simplement la vieille théorie de la littérature d’Aristote18 ». La parenté entre la poétique formaliste et La Poétique d’Aristote n’a pas échappé aux deux spécialistes actuels de la motivation littéraire, Schmid et Sternberg. Schmid (2020, p. 12) affirme que les formalistes ne cachent nullement leur penchant aristotélicien ; Sternberg (2012) revoit quant à lui la théorie entière de la motivation à la lumière de la mimésis. Les deux théoriciens montrent que l’héritage d’Aristote chez les formalistes dépasse l’idée générale de la littérature comme forme verbale, créée par l’écrivain afin de provoquer certaines réactions du lecteur, pour inclure également la conception de la représentation littéraire et de la construction du récit.
Les procédés du sjužet sont variables : retardement, structure à tiroirs, oralité narrative, jeu verbal, mise à nu, ostranenie… Comme on le sait, cette dernière notion joue un rôle primordial dans la théorisation de l’art chez les formalistes. C’est invariablement la notion mise en relief dans les manuels littéraires et dans les dictionnaires terminologiques qui incluent des passages sur le formalisme russe. Pour Jameson (1972), toute l’activité critique de Chklovski serait même une variation sur ce thème ; tous les autres procédés artistiques, selon les formalistes, auraient aussi pour seul but de justifier ce procédé spécifique ; enfin l’idée de l’ostranenie 31aurait engendré, toujours selon Jameson, toute la théorie formaliste sur la littérature19. Sans partager ces jugements, passablement biaisés, nous allons nous aussi commenter l’ostranenie en particulier, en raison de ses rapports importants avec la motivation littéraire.
Pour rendre ce terme en français, on a proposé des traductions diverses, qui saisissent chacune une nuance de son emploi : « estrangement », « estrangisation », « singularisation », « défamiliarisation », « défacilitation » et « désautomatisation ». Nous allons garder le terme original tout en priant le lecteur de garder en esprit les équivalences proposées. Plus que toute autre notion, l’ostranenie indique la littérarité du fait que son emploi détrompe l’attente du lecteur en offrant une perception de l’objet qualitativement différente de son aperception commune et automatique. Dans les mots de Chklovski (2001b, p. 187), l’artiste doit, à l’aide de l’ostranenie, « extraire l’objet de son enveloppe d’associations habituelles ». Il faut à ce propos remarquer que cette désautomatisation se définit non seulement par rapport au réel, mais aussi – et peut-être surtout chez Chklovski – par rapport au domaine de la littérature20. La désautomatisation résulte d’une représentation originale et novatrice de l’objet narratif, qu’il s’agisse de la présentation déstabilisante d’une image figée du réel (une idée reçue, une réalité familière, etc.) ou d’un poncif littéraire (un usage commun de la langue, un scénario typique, etc.).
C’est en premier lieu l’effet de lecture provoqué au sein de la construction artistique qui intéresse Chklovski, et non l’image du réel en tant que telle ou les conséquences existentielles de telle nouvelle représentation du réel21. Cette absence de problématisation du contenu a rendu l’ostranenie la bête noire des chercheurs d’inspiration sociologique ou marxiste. Nous venons de voir la perception quasi hostile 32– et injuste – de l’ostranenie chez Jameson (1972). Moins tendancieuse, la critique de Medvedev et Bakhtine (1978) concerne la préoccupation de la forme seule chez Chklovski. Pour eux, l’analyse de l’ostranenie doit aboutir à une réflexion sur les valeurs véhiculées ou provoquées (comme l’implique l’emploi de son procédé voisin, le fameux Verfremdungseffekt de Brecht, qui doit créer une sorte de catharsis idéologique) au lieu de rester un simple signe de littérarité.
Cette concentration sur le procédé artistique, approche emblématique de Chklovski, a pour conséquence un manque sensible d’attention accordée aux facteurs externes, comme la société ou l’histoire littéraire, dans la première phase des formalistes. Cela changera avec les travaux de Tynianov, principalement, et de Jakobson, qui pousse Tynianov vers une approche préstructurelle et qui écrit avec lui des propos sur l’évolution littéraire considérée par rapport à des facteurs à la fois internes et externes au texte22. En passant, mentionnons aussi Propp (2001, p. 248), dont la morphologie semble avoir fait oublier ses réflexions sur la syntaxe du conte et les éléments référentiels qui forment la thématique du récit : « […] le rôle de la réalité dans les transformations du conte est très important. »
Néanmoins, c’est Tynianov qui est le représentant le plus important de cette deuxième phase des formalistes. D’après Depretto-Genty (1991b) et Weinstein (1996), ses premières interrogations sur l’évolution littéraire se situent au début des années 1920 et se concrétisent entre autres dans son article « Le fait littéraire » de 192423. D’après Tynianov (2001b, p. 127), ce terme identifie ce que le public accepte comme élément littéraire (ou non littéraire) pendant une époque, d’après la dynamique complexe de sa fonction : « […] l’existence d’un fait comme fait littéraire dépend de sa qualité différentielle (c’est-à-dire de sa corrélation soit avec la série littéraire, soit avec une série extralittéraire), en d’autres termes, de sa fonction. »
Pour cerner la fonction, Tynianov élabore une approche selon laquelle le procédé doit son effet artistique à sa place et à son rôle dans des contextes divers. Il reprend ainsi l’opposition paradigmatique et syntagmatique 33de Saussure – probablement sous l’influence de Jakobson – en appelant ces dimensions la synfonction (la fonction de tel élément narratif par rapport à l’ensemble du texte) et l’autofonction (la fonction comprise plus généralement par rapport aux séries externes au texte, littéraires et extralittéraires)24. Par la synfonction, l’œuvre se présente davantage comme un système à décrire que comme une mine de procédés à repérer. Par l’autofonction, ce système s’étudie dans une perspective diachronique (par rapport à la tradition littéraire), synchronique (par rapport à d’autres genres actuels) et hiérarchique (par rapport au statut des genres), pour mentionner quelques angles d’approche possibles.
Les conséquences de cette pensée sont importantes, même si elles reçoivent normalement moins d’attention de la part des chercheurs que les « slogans » initiaux des formalistes25. Pour commencer, entreprendre une réflexion sur le rapport entre le texte et ses paramètres externes présuppose l’idée d’inclure dans l’analyse la réaction du récepteur. Du lecteur implicite de Chklovski, on passe au lecteur réel et à ses appréciations changeantes durant l’histoire26. Le résultat est une approche où l’on conçoit la forme en relation avec l’époque, principe résumé par Tomachevski (2001, p. 303), qui s’inspire fortement de Tynianov : « Chaque époque littéraire, chaque école est caractérisée par un système de procédés qui lui est propre et qui représente le style (au sens large du terme) du genre ou du courant littéraire27. »
La littérature change donc selon les époques, et avec cela la fonction du procédé. Mais Tynianov (1991, p. 219) va encore un pas plus loin en voyant (de façon étonnamment moderne, bien avant le poststructuralisme) la littérature elle-même comme un objet dynamique : « C’est uniquement dans l’évolution que nous pourrons analyser la définition de la 34littérature28. » Aussi l’objet d’étude, que les formalistes voulaient définir à partir de sa littérarité, change-t-il de nature à travers l’histoire, tout comme la perception de ce qui est littéraire. Suivant cette idée, le propos de Vinogradov (2001, p. 110), associé au groupe formaliste, est à nuancer :
Connaître le style individuel de l’écrivain indépendamment de toute tradition, de toute autre œuvre contemporaine, et dans sa totalité en tant que système linguistique, connaître l’organisation esthétique, cette tâche doit précéder toute recherche historique.
Pour Tynianov, on ne saurait comprendre le style individuel sans avoir recours à ces paramètres que Vinogradov souhaite écarter de l’étude primaire du texte afin d’aborder celui-ci comme un objet scientifique. C’est par les mouvements de l’histoire, tout comme par les rapports multiples du texte avec ses facteurs externes, que le style, notion à prendre dans un sens large (modification d’un genre particulier, permutations hiérarchiques entre les genres, exploration de nouveaux champs mimétiques, etc.), devient analysable. Selon Tynianov (2001b, p. 139), le chercheur doit tenter de comprendre la littérature en envisageant aussi les séries extralittéraires : « […] l’étude de l’évolution de la littérature n’est possible que si nous la considérons comme une série, un système mis en corrélation avec d’autres séries ou systèmes et conditionné par eux. » Ce rôle important des facteurs externes est encore souligné dans son étude écrite avec Jakobson (2001, p. 140) : « L’histoire de la littérature (ou de l’art) est intimement liée aux autres séries historiques. »
On aurait donc tort à prêter aux formalistes une absence d’intérêt pour des considérations idéologiques ou historiques. En même temps, l’ouverture méthodologique de Tynianov n’équivaut pas à l’adaptation d’une approche sociologique de la production littéraire. Comme pour les autres formalistes, la littérature reste la série principale : c’est elle qui incorpore et commande en fin de compte les autres séries. C’est ce qu’illustre clairement cette déclaration de Propp (2001, p. 248) : « La vie réelle ne peut pas détruire la structure générale du conte. On y puise la matière des différentes substitutions qui se produisent dans l’ancien 35schéma. » Aussi Eichenbaum (2001a, p. 31) n’exclut-il pas l’idée d’intégrer d’autres perspectives à l’étude scientifique de la littérature, pourvu qu’elles y occupent une position secondaire : « Diverses méthodes peuvent prendre place dans le cadre de cette science, à condition que l’attention reste concentrée sur le caractère intrinsèque de la matière étudiée29. »
Cette hiérarchisation entre art et réalité, qui renverse celle de l’infrastructure et de la superstructure postulée par la théorie marxiste, s’attira une critique virulente par Trotski en 1923, dans Littérature et révolution. Deux approches « objectives » de la production et de la valeur littéraires s’y affrontent dans un conflit idéologique inévitable. Les formalistes placent le mécanisme générateur de la littérature au sein de l’art et veulent étudier (surtout dans leurs débuts) la littérature comme pure forme verbale et artistique ; les marxistes placent le mécanisme générateur dans la base socioéconomique et prônent surtout l’utilité édifiante de la production artistique30. Pour Trotski, seul le marxisme est capable d’expliquer la naissance et la formation des mouvements esthétiques, conséquences en dernier lieu des facteurs socioéconomiques.
Cette critique politique s’ajoute aux attaques des institutions littéraires, qui dénonçaient depuis plusieurs années, et violemment, l’approche « formaliste ». Elle est complétée par celle de Bakhtine ([1924] 1978a, p. 28), qui tente d’invalider la conception « matérialiste » de l’œuvre d’art chez cette école formaliste qui « tend à comprendre la forme artistique comme celle d’un matériau donné, et rien de plus31 ». Tout comme Trotski, Bakhtine admet que l’approche des formalistes peut être utile, mais seulement comme outil auxiliaire, non pour saisir l’essence de l’œuvre littéraire comme objet esthétique, étant donné que l’école formaliste veut étudier les aspects formels du texte per se. Or, il est impossible, déclare Bakhtine, d’isoler ou même de comprendre ces aspects, comme l’écart 36entre le langage commun et le langage littéraire cher aux formalistes, sans contextualiser historiquement et socialement l’emploi de la langue. Encore, tout effet « estrangisant » doit être compris également d’après sa place dans la création elle-même32. Vu cette critique, dont le fondement reste proche des pensées de Tynianov sur la verbalité sociale et les fonctions narratives, tout porte à croire que Bakhtine n’avait pas une connaissance précise des travaux de la deuxième phase des formalistes.
Sévèrement vilipendé par le pouvoir communiste, par la critique universitaire traditionnelle et par la critique socio-idéologique naissante de Bakhtine, le groupe formaliste se dissout vers la fin des années 1920, « peut-être sous l’effet de tensions internes, mais surtout sous le poids de pressions externes », d’après la formule nuancée de Depretto-Genty (1991b, p. 10). Déjà parti pour Prague, Jakobson y avait formé un autre Cercle linguistique en 192633. Chklovski renonce officiellement à la doctrine formaliste en 1930 en reconnaissant la supériorité du système marxiste, ce qui peut servir de marque pratique de la fin de l’école formaliste (et de pendant à l’article inaugural de Chklovski, datant de 1914). Dans l’Union soviétique des années 1930 et 1940, les notions de « formalisme » et de « formaliste » seront utilisées pour dénoncer toute activité bourgeoise dans les arts ou les sciences. On va jusqu’à classifier les formalistes, au fond véritables représentants de l’avant-garde (ils entretenaient des liens proches avec les poètes futuristes), comme un mouvement rétrograde, décadent, somme toute un reste réactionnaire de la Russie czarienne, reproche qui avait déjà été articulé par Trotski ([1923] 1960, p. 163).
37La motivation littéraire
À partir de la définition de la motivation littéraire par Chklovski (2008), nous jetterons dans cette section la base méthodologique de la présente étude en présentant la double fonctionnalité de la motivation comme élément du récit (« Motivirovka ») et en précisant ses rapports avec les cadres de référence externe et interne (« Motivacija et motivation compositionnelle »).
« Motivirovka »
Dans la tradition allemande, bien avant l’émergence de l’école formaliste, on utilisait déjà le terme de motivation pour décrire la causalité du récit et son effet esthétique, sans procéder à sa théorisation systématique ni à l’élaboration d’une véritable poétique du récit34. D’après Grübel (1981, p. 119), le symboliste Biély utilisait aussi la motivation, appelée motivacija, pour désigner une sorte de logique intérieure de l’imagerie dans un poème. Mais ce sont les formalistes qui font entrer définitivement la motivation littéraire, nommée motivirovka, dans la théorie littéraire. Comme nous n’avons pas trouvé d’étude élaborée des formalistes sur cette notion (le meilleur résumé se retrouve dans le bilan d’Eichenbaum, 2001a, p. 50-54), nous allons partir de la qualification sommaire de Chklovski, qui définit la motivation comme (1) l’explication « quotidienne » dans l’histoire et (2) la justification sémantique de la structure artistique35. C’est cette double fonctionnalité qui définit l’essence de la motivation littéraire.
Pour expliquer la différence entre ces deux fonctions, prenons l’exemple d’un personnage qui va au théâtre. Le motif d’agir pourrait être qu’il est persuadé par quelqu’un d’y aller et qu’il consent à cette proposition. L’explication établit un lien causal entre deux éléments dans l’histoire (la fabula). En nous inspirant de Schmid (2020), nous allons appeler 38ces éléments le motivant (la persuasion ou l’envie d’aller au théâtre) et le motivé (la visite au théâtre)36. Cette motivation repose entièrement sur la causalité qui gouverne le monde diégétique. Dans les termes de Sternberg (2012), la motivation est médiatisée par l’histoire : le récit est composé de façon à ce qu’elle semble se produire par et dans le monde diégétique seul.
Or, dans ce cas-ci, la visite au théâtre sert aussi à un but dans l’intrigue : le personnage rencontre au théâtre, de manière propice, une ancienne connaissance, ce qui fait revivre leur ancienne passion jamais assouvie, car jusque-là platonique (notre lecteur aura reconnu ici la rencontre entre Emma et Léon au théâtre de Rouen dans Madame Bovary). C’est cette deuxième perspective de composition que Chklovski appelle « justification de la structure artistique » et qui s’ajoute pour ainsi dire à l’explication qui figure dans l’histoire racontée ; elle se présente comme sa fonction dérivée, analysable seulement au niveau métalittéraire (dans notre exemple de Madame Bovary, comme un élément qui fait progresser l’intrigue). C’est ce que Chklovski (2008, p. 61) veut dire quand il parle de la structure artistique comme un « phénomène secondaire ». Cela n’implique nullement que cet aspect serait moins important (c’est en fait le contraire, comme nous le verrons dans le chapitre consacré à Chklovski), c’est simplement une description du mécanisme de la motivation. Ce mécanisme ressemble à celui du mythe moderne analysé par Barthes (1957), où la dimension supplémentaire apparaît comme une connotation à ce qui est montré ou raconté au premier plan. Cette parenté entre la double fonctionnalité de la motivation littéraire et la mythologie barthésienne ressort dans le tableau 1, où l’on prendra soin de distinguer les deux niveaux de la motivation tout en notant que la différence principale entre eux ne réside pas dans le choix de vocabulaire (explication, justification, élaboration, composition, préparation, etc.), mais dans leur nature et leur fonctionnement.
En considérant l’utilité (l’effet, l’intention, la fonction) de l’explication discursive à l’arrangement du récit dans une perspective artistique (poétique, littéraire, métalittéraire, etc.), on passe de l’analyse de la fabula à l’analyse du sjužet. L’insertion de la motivation résout un défi 39compositionnel en dotant le récit d’un lien entre des éléments narratifs afin d’achever un but ou effet artistique. Selon telle approche théorique, on verra ce but comme le résultat de l’intention de l’auteur (Chklovski), des stratégies de l’auteur implicite (Booth), des relations textuelles (approche structuraliste) ou de l’interprétation du lecteur (approche constructiviste). Toutes ces perspectives seront abordées au fur et à la mesure dans cet ouvrage. Pour l’instant, constatons simplement qu’il est possible de décrire l’emploi de la motivation dans l’histoire racontée ou par rapport à l’histoire racontée. Dans le premier cas, on repère la causalité et les liens établis dans l’histoire ; dans le deuxième cas, on décrit par des termes métalittéraires (résolution d’un conflit, sanction d’une épreuve, instauration du nœud, conduite au dénouement, insertion d’une description, justification de la narration d’un récit encadré, etc.) l’effet artistique produit. La motivation est donc intimement liée autant à la mimésis, dans le sens aristotélicien d’une représentation d’une action humaine qui a lieu dans un continu temporel, qu’au muthos, c’est-à-dire à la mise en intrigue des actions et des évènements qui forment l’histoire. Dans cette perspective, on ne saurait voir une mise en intrigue de la matière mimétique sans motivation37.
« Explication » dans la fabula |
« Justification » du sjužet |
|
Motivant |
Motivé |
Motivé |
Charles insiste sur la visite au théâtre |
Emma accompagne Charles au théâtre. |
Tournant de l’histoire, progression de l’intrigue |
Motivant |
||
Rencontre avec Léon |
Tableau 1 – La double fonctionnalité de la motivation.
Pour cerner ces deux fonctions de la motivation (la motivirovka), les formalistes utilisent l’adjectif chudožestvennaja (qui veut dire « artistique ») pour désigner la perspective de l’élaboration du récit et (le plus souvent) l’adjectif bytovoe pour décrire l’explication causale dans l’histoire. Si le premier terme ne pose guère de problème de compréhension, le deuxième 40terme, bytovoe, est bien plus difficile à traduire. Il dérive du substantif byt, traduit par « verbalité sociale » par Weinstein (1996). Quant à sa forme adjectivale, les ouvrages consultés proposent une panoplie de solutions : « relatif à la vie quotidienne », « commun », « trivial », « prosaïque », « mœurs », « rassemblant au réel », « relatif aux pratiques de la vie », « la vie telle qu’elle est38 ». Suite à cette théorisation, les critiques ont proposé différentes nomenclatures pour cerner la double fonctionnalité de la motivation39. Nous les listons dans le tableau 2, qui reprend uniquement des termes qui se réfèrent explicitement à la motivation littéraire40.
Chercheur |
Explication (fabula) |
Élaboration (sjužet) |
Chklovski (1923) |
commune (bytovoe) |
artistique (chudožestvennaja) |
Genette (1968) |
motivation |
fonction |
Hamon (1973) |
énoncive |
énonciative |
Sternberg (1978) |
[quasi-]mimétique |
artistique |
Ryan (1991) |
horizontale |
verticale |
Martínez (1996) |
causale |
finale |
Bal (2005) |
intradiégétique |
extradiégétique |
Riis (2010) |
intrafictionnelle |
extrafictionnelle |
Pennanech (2012) |
interne |
externe |
Schmid (2020) |
causale |
artistique (künstlerische) |
Tableau 2 – La terminologie binaire de la motivation.
On voit par le tableau 2 que certains théoriciens désignent des niveaux (Bal, Hamon, Riis, Ryan), tandis que d’autres désignent ce que Sternberg 41(2012, p. 364) appelle des modes (Chklovski, Genette, Martínez, Schmid, Sternberg). Il est fort possible d’employer ces schémas binaires, qui reposent sur l’idée d’équivalence entre niveaux et modes. Il est vrai que ces aspects ou dimensions de la motivation se recoupent à des degrés variés, et parfois entièrement. Or, l’originalité du présent travail est de proposer une méthodologie plus précise de la motivation littéraire. Cette entreprise n’entre nullement en conflit théorique avec (la plupart de) nos prédécesseurs, d’autant plus qu’elle repose sur leurs résultats, mais se présente comme une tentative de mettre en place une terminologie plus analytique au niveau méthodologique. Les trois choix principaux opérés afin de mettre en place cette synthèse sont les suivants : (1) séparation des niveaux et des modes en des catégories différentes ; (2) conservation des modes mimétique et artistique pour rendre compte du fond conceptuel de la motivation ; (3) récupération de tous les niveaux identifiés par les formalistes pour mieux cerner les rapports qu’entretient la motivation avec le récit et avec des paramètres externes au récit. Nous développerons et défendrons cette méthodologie en dialogue avec la recherche antérieure. Pour l’instant, nous allons préciser la nature des deux modes pour ensuite présenter nos premières options terminologiques pour cerner la double fonctionnalité de la motivation littéraire formulée par Chklovski.
Le mode mimétique expose une relation de causalité. Dans l’histoire, il désigne la représentation d’une action ou d’un évènement qui se comprend d’après sa référentialité et sa correspondance possible au réel. Les termes « mimétique », « référentiel » et « réel » doivent être pris au sens large. Chklovski (2001b, p. 196-197) note par exemple que l’histoire de l’Odyssée est motivée par les dieux. Il admet aussi les sortilèges et la magie comme des sortes de motivation (2008, p. 61). La causalité de l’histoire ne copie donc pas forcément celle du réel (objectif, scientifique, rationnel, etc.), mais règle parfois les actions et les évènements dans et selon un réel (comme dans le merveilleux, le fantastique ou la science-fiction)41.
Le mode artistique expose une relation d’adéquation ou de corrélation42. Dans la composition littéraire, il désigne des éléments qui n’entretiennent 42aucun lien causal entre eux dans une perspective référentielle. Pour prendre un exemple de Tomachevski (2001, p. 288), le motif du clair de lune peut encadrer et renforcer une scène d’amour. Le topos (clair de lune) correspond au thème (amour) par « analogie psychologique », selon Tomachevski43. Cette motivation n’instaure pas de relation causale qui serait transposable au monde réel (ce n’est pas parce qu’il y a clair de lune que des couples tombent nécessairement amoureux), elle tend plutôt à indiquer au lecteur à quoi s’attendre dans la scène qui vient. En d’autres mots, il se crée une certaine harmonie ou correspondance entre le cadre et l’histoire, sans que le motif soit parfaitement intégré à l’image du réel que présente le monde diégétique44. De cette manière, l’auteur motive la scène en ce sens qu’il la rend plus cohérente et (peut-être) plus conforme à l’attente du public.
Passons maintenant aux différents « niveaux » de la motivation. Nous parlerons du niveau diégétique pour désigner les motivations qui figurent concrètement dans l’histoire. Par cette définition, nous élargissons le champ diégétique afin d’y incorporer également ses manifestations artistiques (comme le motif du clair de lune), au lieu de délimiter la motivation diégétique à ses manifestations référentielles ou mimétiques, comme on le fait d’habitude. Cela veut dire que la motivation diégétique peut être mimétique, entièrement médiatisée par la causalité de l’histoire (comme les raisons pour aller au théâtre), ou artistique, corrélée avec l’histoire (comme le motif du clair de lune)45. En mode mimétique, le terme « diégétique » renvoie donc à la fabula ; en mode artistique, il renvoie au sjužet. Précisons ici qu’il nous semble bien lourd – et inutile – d’expliciter pour chaque cas individuel s’il s’agit d’une « motivation diégétique mimétique » ou d’une « motivation 43diégétique artistique ». Dans nos exemples et nos analyses, le contexte nous autorisera le plus souvent à écrire simplement « motivation », sans expliciter le mode, ou bien « motivation mimétique » ou « motivation artistique » sans expliciter qu’il s’agit du niveau diégétique.
Notre niveau diégétique désigne ce que d’autres chercheurs ont appelé motivation intradiégétique (Bal), intrafictionnelle (Riis) ou interne (Pennanech). Il nous semble que l’appellation « diégétique » est plus adéquate qu’« intradiégétique », qui désigne au fond un niveau métadiégétique inférieur au niveau extradiégétique (ce qui pourrait prêter à confusion si l’on analyse la motivation dans un récit encadrant/encadré). Elle est aussi plus neutre qu’« intrafictionnelle ». Quant à l’idée des relations « internes », nous reviendrons à cet aspect dans la sous-section suivante. Au-delà des considérations terminologiques, l’essentiel est de faire la différence entre le niveau diégétique et ce que nous appellerons le niveau téléodiégétique. Celui-ci désigne l’effet compositionnel d’une motivation dans la perspective de la composition du récit, comme le tournant de l’intrigue dans Madame Bovary obtenu grâce à la rencontre entre Emma et Léon. Le terme « métadiégétique » aurait sans doute été plus simple à utiliser, mais il désigne déjà, d’après Genette (1972), les niveaux diégétiques du récit par rapport à leur narration (récits encadrants, récits imbriqués, etc.). Par ailleurs, Genette (1968, p. 18) utilise bien le terme de telos pour raisonner sur la finalité des motivations diégétiques, ce qui pourrait justifier le terme de « téléodiégétique ».
Transperce déjà à ce stade de la présentation l’avantage méthodologique de séparer modes et niveaux. En effet, d’après la nomenclature binaire, le « mode artistique » désigne soit les motivations artistiques qui apparaissent dans le monde diégétique (comme le motif de clair de lune) soit les effets de composition qu’on traduit par des termes métalittéraires (nœud, péripétie, ostranenie, etc.). Selon cette nomenclature, l’emploi du mode artistique conduit à un effet qu’on doit aussi appeler mode artistique. Au moyen de nos distinctions nominales, le critique précisera, sans ambiguïté, s’il se centre sur un motivant qui intervient pour justifier une action dans l’histoire (au niveau diégétique) ou sur un motivé qui s’analyse en termes poétiques (au niveau téléodiégétique). Au lieu de désigner ces deux cas par « motivation artistique », nous dirions que le mode artistique opère au niveau diégétique dans le premier cas (encadrer une scène par le clair de lune) et qu’il concerne 44la perspective téléodiégétique dans le deuxième cas (faire progresser l’intrigue). Précisons aussi qu’il ne s’agit pas pour autant d’attribuer au motif du clair de lune une dénomination exclusive, avec l’idée qu’elle serait soit diégétique soit téléodiégétique. L’idée de Chklovski, rappelons-le, est que la motivation littéraire exerce cette double fonction, étant à la fois diégétique et téléodiégétique.
Tous les cas de motivation diégétique sont par définition conditionnés par la motivation téléodiégétique, concevable comme résultat (intention, effet, analyse, interprétation, etc.) de la composition. Ce niveau est donc hiérarchiquement supérieur au niveau diégétique : ce sont les nécessités de la composition qui appellent les motivations concrètes dans l’histoire. Cela veut aussi dire que la motivation diégétique peut être absente. En commentant des actions peu liées dans Anna Karénine, Chklovski (2001b, p. 190) conclut : « seule la nécessité esthétique peut expliquer la liaison. » L’idée que l’effet artistique aurait toujours besoin d’une motivation, cultivée par certains chercheurs, est erronée46. En fait, la hiérarchie entre effet téléodiégétique et causalité diégétique est l’inverse : la motivation diégétique n’a pas d’autre fonction que de faciliter l’introduction d’un procédé. C’est ce qu’exprime aussi Eichenbaum (2001a, p. 73), qui considère la motivation « comme un élément qui participe à la construction, tout en dépendant de la dominante constructive47 ». L’ordre linéaire entre le motivant et le motivé ne change pas cette relation hiérarchique. Il est vrai qu’Emma veut d’abord aller au théâtre et qu’elle y rencontre ensuite Léon, mais cette séquence narrative est bien entendu conditionnée par la logique à rebours de la composition, celle qui conditionne « la détermination des moyens par la fin », selon Genette (1968, p. 18), qui utilise aussi l’expression illustrative « déterminations rétrogrades ». D’où la formule prégnante de Hamon (1993, p. 173), selon laquelle la motivation « tend […] à la regressivité », c’est-à-dire qu’il y a toujours une idée téléodiégétique « finale » qui conditionne la présence et la nature de la motivation diégétique, même si celle-ci apparaît plus tôt dans le récit.
45Nous touchons là au statut discursif de la motivation diégétique. Pour la visite au théâtre, Flaubert indique les raisons pour lesquelles le couple se déplace à Rouen. On peut résumer cette motivation schématiquement (car elle est développée dans le récit, nous y reviendrons) en citant cette phrase sur l’insistance du mari : « Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. » La motivation est donc présente. Elle est censée rendre le récit plus naturel, plus soudé, plus cohérent, enfin plus acceptable aux yeux du lecteur. La visite aurait aussi pu être introduite sans explication, comme ceci : « Un jour, Emma et Charles allèrent au théâtre de Rouen. » La motivation aurait en ce cas été absente. Cela n’implique pas que le lecteur trouve le récit arbitraire ou peu crédible. Il peut inférer une motivation implicite ou sous-entendue qui semble raisonnable (par rapport à la situation présentée, à un comportement « normal », à des informations données antérieurement, etc.48). C’est dans ce sens que Margolin (1995, p. 290) estime que « […] l’absence ou présence de motivation dépend de la configuration du répertoire culturel à disposition. » Tout en partageant le fond de cette pensée, il nous semble préférable de réserver le terme de motivation présente au cas où elle se repère concrètement dans le récit et de motivation absente quand elle fait concrètement défaut. Ces termes sont donc à prendre dans leur sens concret de manifestation textuelle (même s’il existe naturellement des cas limites, où la motivation n’est pas si clairement articulée comme le cas cité de Madame Bovary).
Il nous semble important de distinguer cette manifestation discursive de l’appréciation du public49. La motivation peut être présente ou absente textuellement, et elle peut, dans les deux cas, être acceptée ou non par le lecteur, qui doit se demander s’il considère le déroulement comme naturel (logique, justifié, probable, etc.) ou non (artificiel, exagéré, improbable). Comme c’est le cas pour la manifestation concrète de la motivation, on doit aussi, bien entendu, compter avec toute une échelle d’appréciations : la motivation peut être considérée comme plus ou moins 46plausible, crédible, acceptable, suffisante50. Les schémas de la morphologie de la motivation que nous allons présenter dans les tableaux 3 et 4 sont donc simplificateurs, et servent uniquement de points de repère sommaires. Nous commençons par le mode mimétique, qui repose sur une causalité référentielle médiatisée par l’histoire, tout en priant le lecteur d’y suppléer une gradation aux adjectifs choisis (« plus ou moins » invraisemblable, plausible, implicite, etc.) et de compter avec des cas limites, difficiles à placer dans une catégorie fixe51.
Diégétique (perspective de la fabula) |
Téléodiégétique |
|||
Présente |
Absente |
Rencontre avec Léon (progression de l’intrigue) |
||
« Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. » |
« Un jour, Emma et Charles allèrent au théâtre de Rouen. » [texte inventé] |
|||
Invraisemblable |
Plausible |
Implicite |
Arbitraire |
|
Le lecteur n’accepte pas l’explication donnée. |
Le lecteur accepte l’explication donnée. |
Le lecteur infère une explication. |
Le lecteur ne peut suppléer aucune explication. |
Tableau 3 – Statut de la motivation (mode mimétique).
Présente ou absente, la motivation diégétique sous mode artistique se décline de manière semblable. En mode artistique, le lecteur n’a pas tant à évaluer la probabilité ou la plausibilité de la motivation par rapport à la causalité référentielle, mais son adéquation avec l’histoire comme « fait littéraire » (cette problématique, simplement annoncée ici, sera traitée plus en détail dans le chapitre sur Tynianov) par rapport à d’autres cadres de référence. Il peut par exemple inférer une motivation artistique en voyant telle scène comme un topos qui mérite sa 47place dans l’histoire, même si elle est pauvrement justifiée. Les mêmes réserves émises contre la pensée trop binaire de notre schéma du mode mimétique valent naturellement pour notre présentation de la motivation artistique (tableau 4).
Diégétique (perspective du sjužet) |
Téléodiégétique |
|||
Présente |
Absente |
Le couple tombe amoureux (progression de l’intrigue) |
||
clair de lune |
– |
|||
Naturelle |
Artificielle |
Implicite |
Arbitraire |
|
L’emploi « se fond » dans le récit. |
L’emploi est « trop voyant ». |
Stade « obligé » du récit, accepté ou non |
Le lecteur ne peut suppléer aucune explication. |
Tableau 4 – Statut de la motivation (mode artistique).
La manifestation concrète de la motivation concerne aussi, plus matériellement, le type d’élément textuel qui figure comme motivant ou motivé, ses occurrences dans le texte, son ordre, son nombre, sa portée, etc. Illustrons ceci par la justification du long récit rétrospectif qui occupe la majorité de la deuxième partie de La Peau de chagrin. La nuit après une grande fête, au moment où les invités somnolent, Raphaël de Valentin trouve soudainement la faculté de raconter, de minuit jusqu’au matin, une énorme tirade chronologique et détaillée qui rend compte de ses années précédentes dans tous leurs aspects. Balzac (p. 120) motive cet acte narratif en laissant le protagoniste déclarer la réflexion suivante :
Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues.
Le motivant s’identifie aisément (« fumées du vin et du punch, l’espèce de lucidité ») de même que le motivé (« embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues »). Au centre se trouve la faculté de raconter, ce qui met en relief le défi compositionnel au lieu de le dissimuler. Le motivant est indécis (« je ne sais », « s’il ne 48faut pas », « l’espèce de lucidité ») et isolé dans le discours (ni préparé par des mentions antérieures ni commenté ultérieurement). La narration doit s’accomplir d’emblée (« en cet instant »), reprendre un sujet énorme (« toute ma vie ») et maîtriser parfaitement sa tâche (« comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues »).
Dans leur ensemble (indécision, isolation, portée, effet immédiat, prestation parfaite), ces propriétés peuvent donner l’impression d’une certaine disproportion entre le motivant et le motivé. Ce jugement éventuel présuppose cependant que l’analyse « morphologique » se complète par des réflexions sur le cadre qui sert de référence. Même si l’on cherche à aborder le texte comme une forme artistique close, dans laquelle on tente d’analyser la double fonctionnalité de la motivation, celle-ci se mesure forcément à l’aune de deux perspectives supplémentaires : le cadre de référence externe (cela pourrait être le réel objectif, la psychologie humaine ou la tradition littéraire) et le cadre de référence interne (qui équivaut à la composition même). Cela ajoutera deux autres « niveaux » de la motivation.
« Motivacija » et motivation compositionnelle
Il est presque inévitable que le lecteur cherche à comprendre les motifs d’agir d’un personnage en ayant recours à un modèle référentiel et psychologique52. Or, quoique tel motif d’agir dans une histoire puisse être au fond identique à celui qu’on pourrait trouver dans la vraie vie, les formalistes établissent une distinction nette entre le monde fictif et le monde réel. Dès qu’on sort du monde diégétique pour identifier une motivation qui se manifeste en dehors du récit, il n’est plus question de la motivirovka, mais de la motivacija. Voici comment Hansen-Löve (1988, p. 633) résume la différence entre ces termes :
L’ordre causal qui règne dans les « séries » extra-artistiques (modèle de vraisemblance d’une culture, prémisses ou présuppositions psychologiques, sociales, noétiques) est qualifié de « motivacija » ; sa déformation et transformation en système de relations immanentes à l’œuvre d’art […] sont 49qualifiées de « motivirovka ». Ce sont donc les procédés […] qui transforment la motivacija en motivirovka […]. C’est ainsi que les motivations (motivacija) psychosociales et autres, par le simple fait de leur intégration à l’œuvre d’art, se trouvent « démotivées » et déformées : elles passent sous la domination de lois spécifiquement artistiques […].
La notion de transformation employée ici se réfère au mécanisme de l’art décrit par les formalistes, celui qui dote la matière extralittéraire d’une forme artistique. Elle n’implique pas que la causalité réelle disparaîtrait. Plutôt que d’être « démotivées53 » ou « déformées », comme le dit Hansen-Löve, il serait sans doute mieux de dire que les motivations de nature référentielle deviennent remotivées et formalisées, enfin doublement motivées par un mécanisme où les niveaux référentiel et fictionnel se superposent. Au-delà du choix de vocabulaire, l’essentiel est de voir que Hansen-Löve cerne une autre opposition binaire de la motivation littéraire par sa mise en relief de sa référentialité à la fois interne (au texte) et externe (au cadre de référence). Pour revenir à notre exemple de Madame Bovary, la volonté d’aller au théâtre relève de la motivirovka (Chklovski dirait motivirovka bytovoe, nous disons motivation mimétique)54. L’action est transformée en matériau littéraire par le seul fait d’être intégrée au récit. Dans la vie, on qualifierait la même action comme de la motivacija, qui fournit à l’auteur de la matière extralittéraire. C’est ce qu’explique encore Hansen-Löve (1988, p. 637) :
La séquence spatio-temporelle « normale » d’une « fable » est dissociée […] par les « inversions » qui constituent le sujet ; cette séquence est recomposée dans le but d’accroître le contraste entre la « structure de fable » attendue (et son système de motivations – motivacija – psychologiques, sociologiques, idéologiques) et la « structure de sujet » proposée (et sa propre « logique » de motivation – motivirovka).
Nous avons déjà remplacé les deux dimensions de la motivirovka par motivation diégétique et motivation téléodiégétique. Le terme de motivacija, qui désigne le cadre de référence externe au récit, sera remplacé selon le même modèle narratologique par le terme de motivation exodiégétique. La 50préférence donnée au préfixe « exo » au lieu de celui d’« extra » s’explique par le souci de ne pas confondre le cadre de référence du récit avec le niveau extradiégétique, qui décrit plutôt un positionnement narratif eu égard au récit raconté. En termes linguistiques, si la motivation téléodiégétique est la connotation de la motivation diégétique, la motivation exodiégétique est bien son référent, entièrement extralittéraire. Par la distinction des niveaux exodiégétique (le cadre de référence externe) et téléodiégétique (l’effet de la composition), nous désignons tout simplement deux aspects de la composition littéraire par deux termes différents.
En ce qui concerne le cadre de référence externe, le mode mimétique puise dans le cadre réel objectif ou dans un réel alternatif. Le mode artistique puise dans d’autres cadres, que nous présenterons de façon plus détaillée dans les chapitres à suivre (le clair de lune a déjà suggéré les topoï littéraires comme répertoire exodiégétique). En attendant ces précisions, le lecteur trouvera nos résultats préliminaires résumés dans le tableau 5.
La motivation se construit aussi en établissant des cadres de référence internes. Si le comportement de Charles renvoie à une certaine psychologie humaine « externe » (exodiégétique), il se justifie aussi par la cohésion narrative : chaque intervention conjugale de sa part s’explique du moins en partie par sa volonté de vouloir tout faire pour Emma. De ce fait, le personnage ne correspond pas seulement à un modèle référentiel possible, mais se construit aussi d’après son portrait spécifique et son comportement continu dans l’histoire. Quand les éléments du récit établissent des liens narratifs qui reposent avant tout sur une logique interne, construisant et annonçant pour ainsi dire son propre « horizon d’attente » (Jauss, 1972), nous désignons ceci par le terme de motivation endodiégétique.
Ce dernier niveau motivant se retrouve lui aussi dans les écrits formalistes, plus précisément chez Tomachevski (2001, p. 287), qui présente une motivation compositionnelle, troisième variante de motivirovka (à côté de ses variantes réaliste et artistique). Pour comprendre le fonctionnement de cette variante supplémentaire, il faut savoir que Tomachevski analyse la motivation à travers l’étude des éléments narratifs du récit, qu’il appelle « motifs », libres ou associés, dynamiques ou statiques55. Parmi ses exemples 51de motifs qui occupent un rôle motivant et « compositionnel », on trouve la mention désormais classique d’un revolver mentionné au début du récit qui sera utilisé plus tard (c’est l’exemple type d’un motif associé et dynamique) et le cas déjà cité du motif du clair de lune qui renforce une scène d’amour. Cette variante motivante contribue donc à la mise en intrigue soit directement (par la mention du revolver) soit indirectement (par le motif du clair de lune). Transposable au réel, le mode mimétique participe de la causalité du monde diégétique : le fait d’avoir accès à un revolver rend possible une scène où un personnage utilise cette arme. Si le motif fait partie plutôt de la mise en scène, sans exprimer une causalité référentielle, il relève du mode artistique : le clair de lune montre une adéquation avec la situation, sans établir une véritable chaîne causale56.
Pour être endodiégétiques, et pas seulement diégétiques, les motifs doivent construire des réseaux justificateurs dans le texte. Les exemples du motif de revolver et du comportement de Charles montrent clairement, pensons-nous, comment le texte établit ses propres conditions de fonctionnement durant le récit. L’autre exemple de Tomachevski, le motif du clair de lune, est en fait « seulement » diégétique, car isolé à une seule scène. Pour devenir endodiégétique, il faut que la mise en scène se répète dans le récit, de sorte à créer sa propre logique configurative. C’est le cas, par exemple, d’un personnage ou d’un type de situation sur lequel l’auteur ironise de façon continue. Comme le remarque Hamon (1996, p. 32), cela crée une normativité indicielle, car consistante : « Cette norme représentée et incarnée dans des personnages et des lieux oriente l’opération de lecture du lecteur, de même que le contexte précédent ». C’est-à-dire que le lecteur aborde le texte moins comme une histoire, dans laquelle le personnage est d’une façon qu’il aurait pu être dans le réel, mais comme un récit construit, dans lequel le personnage doit montrer un certain comportement selon le travail de composition57.
52
Exodiégétique |
Diégétique |
Téléodiégétique |
||
Définition |
Cadre de référence externe (motivacija) |
Causalité ou corrélation opérante dans le monde diégétique (motivirovka) |
Niveau métalittéraire, effet compositionnel (motivirovka) |
|
Exemple (mode mimétique) |
La visite au théâtre correspond à une certaine psychologie humaine |
Motivant (fabula) |
Motivé (fabula) |
Moyens de l’auteur pour faire progresser l’intrigue (sjužet) |
« Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. » |
Emma rencontre Léon au théâtre |
|||
Exemple (mode artistique) |
Le clair de lune fait partie du répertoire littéraire |
Motivant (sjužet) |
Motivé (fabula) |
|
Clair de lune |
Le couple tombe amoureux |
Tableau 5 – Niveaux diégétiques et modes de la motivation.
53À ce point de notre raisonnement, nous avons peut-être causé des confusions ou des interrogations chez le lecteur quant au classement des motivations : l’intention chez Charles de persuader Emma d’aller au théâtre est-elle finalement diégétique, exodiégétique, endodiégétique ou téléodiégétique ? Pour éviter tout malentendu, répétons que la motivation entretient des rapports pluriels avec le récit et le réel. Ceux-ci ne s’excluent pas mutuellement, mais se complètent et se superposent. L’insistance de Charles relève d’une causalité référentielle explicitée dans l’histoire (diégétique) ; cette action renvoie aussi à un cadre de référence externe au récit (exodiégétique) ; elle peut sembler d’autant plus convaincante du fait qu’elle est cohérente avec son comportement antérieur dans l’histoire (endodiégétique) ; enfin, elle occupe certainement une place importante dans la progression de l’intrigue, étant conditionnée par le besoin de faire rencontrer de nouveau Emma et Léon (téléodiégétique)58.
Bilan
D’une originalité incontestable, les formalistes, véritables « instaurateurs de discursivité » (Foucault, 1969), s’introduisent avec une force sans précédent dans le champ de la théorie littéraire, ce qui n’exclut pas d’identifier certaines influences russes ou européennes dans leurs travaux. Parmi leurs principes centraux se trouve l’ambition de définir la littérature comme objet scientifique par la distinction de ses propriétés uniques, à savoir ce qui relève de la littérarité, au lieu de voir la littérature comme un objet secondaire qui exprime autre chose qu’elle-même (la vision de l’auteur, l’image du réel, une pensée philosophique, etc.). En poésie, c’est le langage lui-même qui prend une forme artistique ; dans la prose, c’est le sjužet, la composition, qui assure cette tâche. Contrairement à ce qu’on a souvent reproché aux formalistes, Trotski et Bakhtine en tête, cette concentration sur la forme littéraire n’exclut pas l’idée d’étudier 54des circonstances extralittéraires ni de réfléchir sur la matière investie dans l’œuvre d’art ; cependant ces dimensions ne pourront jamais, aux yeux des formalistes, détrôner la supériorité de la littérarité en tant que critère scientifique pour définir la littérature ni occuper le centre de leurs intérêts, qui est d’analyser la construction des textes individuels.
Pour les formalistes, le sjužet n’équivaut pas à la manifestation concrète d’une structure sous-jacente. Quant à l’auteur, il n’est pas un pôle absent, mais abordé plutôt comme un auteur implicite, c’est-à-dire comme l’image de l’auteur formée par les stratégies narratives du texte. L’influence qu’exerceront les formalistes sur le structuralisme, entre autres à travers le Cercle linguistique de Prague (avec Jakobson comme médiateur), ne rend pas légitime l’application rétrospective des principes structuralistes sur l’école formaliste. Ce n’est que vers la fin du mouvement, notamment par le biais de Tynianov et de Jakobson, que se forme une pensée plus structurelle (mais non encore structurale, à l’exception de Propp, de qui part une ligne directe vers Greimas).
Quant aux formalistes et au formalisme, les critiques opèrent souvent des renvois collectifs et synchroniques pour rendre compte de leurs travaux, c’est-à-dire qu’ils traitent ce groupe de chercheurs comme une unité figée, sans présenter leurs pensées individuelles et sans considérer l’évolution pourtant manifeste. Ainsi, telle idée qui relève par exemple des premiers écrits de Chklovski peut être exposée comme un principe de l’école formaliste, considérée comme un ensemble homogène et statique. Pourtant, avec Eichenbaum, on peut distinguer deux phases essentielles de l’aventure formaliste, qui dura une quinzaine d’années (environ 1915-1930). Partis pour montrer comment le sjužet donne une forme artistique à la fabula, les formalistes s’interrogent de plus en plus sur la fonction du procédé dans le texte et sur le renouvellement des formes à travers l’évolution littéraire.
Enfin, pour notre notion clé, la motivation littéraire, voici les trois points essentiels de notre synthèse méthodologique, qui systématise les théorisations existantes sur la motivation littéraire :
1. La terminologie analytique de la motivation, obtenue grâce au retour aux sources formalistes et à la séparation des niveaux et des modes, n’entre pas en opposition théorique avec la recherche antérieure, dont la plupart des représentants ont recours à une terminologie binaire. Elle vise seulement à créer davantage de clarté méthodologique.
552. Les modes rendent compte du fond conceptuel de la motivation littéraire. Le mode mimétique renvoie à un cadre référentiel (du réel ou d’un réel). Il instaure des relations de causalité dans l’histoire (fabula), relations qui sont transposables du cadre référentiel au récit (et du récit au cadre référentiel). Le mode artistique renvoie à des cadres non référentiels (qui restent à définir dans les chapitres qui viennent). Il expose des relations de corrélation entre le sjužet et la fabula. Comme nous le verrons, ces modes se détectent dans tous les niveaux de la motivation.
3. Les niveaux de la motivation reprennent essentiellement les distinctions des formalistes, basées sur la motivirovka et la motivacija. Leurs variantes sont reformulées en termes narratologiques, partant du terme « diégétique », qui se rapporte à la fois à la fabula et au sjužet. Les niveaux désignent la fonctionnalité de la motivation et les rapports généraux qu’elle entretient avec le récit et ses cadres de référence.
–La motivation diégétique renvoie à la motivation concrète dans le monde diégétique. Elle peut être présente ou absente, acceptée ou rejetée par le lecteur. En utilisant le terme de « motivation » ou de « motivation littéraire », nous désignons dans cet ouvrage normalement la motivation diégétique. S’il en est besoin pour la clarté du raisonnement, nous détaillerons sa morphologie ou son mode.
–La motivation téléodiégétique dénote la finalité de la composition. Elle peut être considérée comme intention de l’auteur, effet textuel ou interprétation du lecteur. Elle conditionne la présence (éventuelle) des autres motivations et décrit leurs effets par des termes métalittéraires (exposition, ostranenie, dénouement, suspense, fausse piste, etc.). Les relations entre la motivation téléodiégétique et la motivation diégétique recoupent le terme de motivirovka chez Chklovski.
–La motivation exodiégétique appartient à un cadre de référence externe au récit auquel renvoie la motivation diégétique (ou dans lequel puise l’auteur). Ce cadre, qui correspond au terme russe de motivacija, fournit la matière extralittéraire ou extratextuelle à la création littéraire individuelle. Il est soit mimétique (c’est 56–le cadre référentiel qui règle la causalité du monde diégétique) soit artistique (ce sont les autres cadres, à préciser par la suite).
–La motivation endodiégétique, inspirée par la motivation compositionnelle de Tomachevski, qui est une troisième variante de la motivirovka, construit la logique interne du récit, soit par la cohérence de la causalité opérante dans la fabula (mode mimétique) soit par l’adéquation de sjužet avec la fabula (mode artistique).
Les niveaux de la motivation créent des rapports superposables par les relations qu’ils permettent de détecter dans le récit et par rapport au récit. La perspective téléodiégétique peut toujours être inférée par le lecteur, même si elle n’est pas indiquée dans le texte. La motivation diégétique occupe par définition un rôle téléologique – c’est la double fonctionnalité de base de la motivation littéraire – et elle renvoie toujours à un cadre exodiégétique. De plus, elle peut établir un réseau endodiégétique. Il ne s’agit donc pas de décider si telle motivation est extradiégétique, endodiégétique ou téléodiégétique, mais de voir quelle pourrait être la pertinence de quel niveau ou de quel rapport pour la compréhension et l’interprétation du récit. Par conséquent, le chercheur a la possibilité de privilégier un certain aspect de la motivation littéraire au détriment d’un autre. Les quatre chapitres qui vont suivre clarifieront les positions critiques majeures par rapport à la motivation, chez les formalistes et dans le paysage postformaliste, en théorie et en pratique. Pour Chklovski, c’est la fabrication du récit et donc la finalité artistique de la motivation (téléodiégétique) qui est mise en relief. Comme ce sont les procédés poétiques qui garantissent la littérarité du texte, la motivation diégétique n’occupe qu’une fonction auxiliaire. Cette approche, emblématique de la première phase des formalistes, constitue notre première « dominante » à explorer.
1 Erlich (1980, p. 40) : « […] the number of non-Russian studies which had noticeable repercussions on the “Formalist School” was limited indeed. »
2 Doležel (1973, p. 79) : « It is apparent that German “compositional analysis” was known in Russia and that the works of of its representatives were put in direct connection with the Formalists’ work on plot-construction. »
3 Idée partagée par Sherwood (1973, p. 26) : « […] some of the essential Formalist ideas were generated not purely from reaction to preceding ideas, but also from partial agreement with them, a fact sometimes ignored in studies of Russian Formalism. »
4 Pour cette question d’influence de l’école allemande, bien trop vaste pour s’intégrer dans le cadre de la présente étude, le lecteur se reportera à l’anthologie de Pier (2008). Pour la différence entre l’approche de l’école allemande et celle de l’école formaliste, voir Schmid (2020, p. 6-11) et Noille (2018).
5 On reconnaît surtout ce terme grâce au célèbre l’ouvrage de Propp (1970), Morphologie du conte, mais c’est aussi la notion choisie par Chklovski (2008, p. 61) pour désigner l’approche formaliste.
6 Cf. Erlich (1980, p. 23) sur Potebnia : « The affinity […] was considerably greater than the formalist spokesmen have ever cared to acknowledge. » C’est ce même Potebnia que Chklovski (2001a) attaque dans son article emblématique « L’art comme procédé », où il réfute sa thèse que l’art consisterait à « penser en images ».
7 Cf. Erlich (1980, p. 20) : « Formalism was […] the first critical movement in Russia which attacked in systematic fashion the problems of rhythm and meter, of style and composition. But the interest in literary craft was not in itself a novel phenomenon in Russian critical thought […]. »
8 Cf. Thompson (1971, p. 65) : « Thus the Formalists inherited from Belyj their meticulous devotion to the study of cencrete linguistic forms appearing in a literary work. At the same time, they took from him the slogan “content equals the sum-total of forms”, which sprang from the idealistic view on the nature of reality and art, entailing the belief in the realities outside the empirical and rational world, cognized through intuition and symbols. »
9 Kubícek (2018) explique en détail les rapports entre les principes de l’école formaliste (dont surtout ceux de Tynianov et Jakobson vers la fin des années 1920) et les idées de Saussure. – Pour un bilan excellent de la dimension formaliste dans la Nouvelle critique, voir Pennanech (2008).
10 Jameson (1972, p. 71) : « As true as this may be, it comes with all the force of the genetic criticism which Shklovsky had just devoted his energies to refuting: for the origins of Don Quixote, its “making,” ought not to have anything to do with its unity and with whatever makes it feel like a complete thing. »
11 Erlich (1980, p. 172) : « The Formalist theoreticians would brush aside impatiently all talk about “intuition,” “imagination,” “genius,” and the like. »
12 En anglais : The Years of Struggle and Polemics, Turbulent Growth et Crisis and Rout.
13 Les travaux (pourtant très importants) des formalistes dans le domaine de la linguistique et de la poésie ne seront pas traités dans cet ouvrage.
14 Todorov (1973, p. 18) : « […] the fable is not a phenomenon which is logically prior to the subject ; rather it follows after it. »
15 Pour des discussions plus développées, le lecteur se reportera surtout à Sternberg (1978), Brooks (1984), Eco (1985) et Culler (2001).
16 Sternberg (2012, p. 334) : « For existents to change from one state or phase (e.g., birth, sunrise, happiness) to another, even to its opposite (death, sunset, unhappiness), nature doesn’t require any external mover—so-called efficient cause—the way literary art requires a maker […]. » Cf. La Poétique d’Aristote et les mimésis I et II chez Ricœur (1983).
17 Schmid (2020, p. 2) : « Darin drückt sich eine Vorstellung aus, nach der das literarische Werk nicht Bestehendes abbildet oder gar “widerspiegelt”, sondern eine eigene Welt als Modell des Möglichen hervorbringt. So verstanden die Formalisten die aristotelische Mimesis nicht als “Nachahmen”, sondern als “Darstellen”. »
18 La référence au philosophe grec émise par un chercheur « novateur » ne doit pas nous étonner : d’après Weinstein (1996, p. 17), les études aristotéliciennes étaient fort répandues en Russie depuis les années 1890.
19 Jameson (1972, p. 52-54) : « […] essentially little more than an endless set of variations on this one idea » ; « The subsidiary devices turn out in Shklovsky’s terminology to be the motivation of those essential devices which permit renewed perception in the first place » ; « Thus, from the basic notion of ostranenie an entire literary theory comes into being […]. »
20 Erlich (1980, p. 241) : « Shklovsky’s theory of prose focussed on “convention,” that is, the narrative schemes rather than on the”life” allegedly reflected or deflected in fiction. »
21 Striedter (1989, p. 24) : « The first aspect of literary defamiliarization—ethical, and directed toward cognition of the world—is unmistakable in the passages from Tolstoy discussed by Shklovsky. […] Shklovsky does not deny the importance of this, but he stresses that as a literary scholar only the second aspect of defamiliarization—the aesthetic one—is of interest to him. »
22 Pour la coopération de Tynianov et Jakobson et leur importance pour l’évolution de l’école formaliste, suivie par celle du Cercle linguistique de Prague, voir Kubícek (2018).
23 Il est donc illustratif que Tomachevski décrit la question des rapports qu’entretiennent l’art et la vie comme un « nouveau problème » dans une lettre adressée à Chklovski de 1925 (cité par Depretto 2018, p. 112).
24 Pour une explication détaillée de ces notions et de l’importance de Saussure, voir Kubícek (2018).
25 Striedter (1989, p. 12) : « Structuralist accounts, areas such as theory of narrative prose, of literary genre, and of literary evolution, which played no less a role in Russian Formalism and were regarded by many Formalists as their truly trailblazing accomplishments, receive scant attention or are dismissed as insignificant. »
26 Schmid (2020, p. 124) : « Die Zuweisung ist ja, folgt man Tynjanov, nicht im Werk fundiert, sondern folgt der evolutionsgeschichtlichen Position des Betrachtenden. »
27 Cf. Striedter (1989, p. 130) sur Tynianov et l’école de Prague : « Tynyanov, however, had already recognized that the question of which of these elements, relations, and recurrences would be perceived as aesthetically relevant in what way could only be resolved and described against the background of the literary tradition as it developed. »
28 Par les deux dernières citations, on comprend jusqu’à quel point les pensées de Tynianov ont pu inspirer l’école de la réception (Jauss, 1972). Comme les liens entre cette école et le formalisme russe sont bien documentés (voir Davis et Womack, 2002), ils ne seront pas traités dans le présent ouvrage.
29 Cf. Striedter (1989, p. 20) : « What was fixed in the formal method was merely the line of inquiry […]. To this extent it certainly allows incorporating social, psychological, and other problems—on the condition that the inquiry remain targeted at literature as such […], not simply using literature as raw material for other disciplines […]. But contrary to a widespread erroneous belief, Formalism never ignored such concerns or evaded them on principle. »
30 Trotski ([1923] 1960, p. 168) : « Materialistic dialectics are above this; from the point of view of an objective historical process, art is always a social servant and historically utilitarian. »
31 Selon Thompson (1971), les formalistes suivraient par cette prise de position la tradition kantienne, perspective explicitement rejetée par Bakhtine (1978a, p. 29).
32 Au lieu d’employer l’ostranenie, Bakhtine (1978a, p. 73) propose d’utiliser la notion cotextuelle d’isolation, qui rappelle l’anomalie de Riffaterre (1982). – Pour des bilans nuancés des rapports entre Bakhtine et les formalistes, voir Holquist (1985) et Zbinden (2003).
33 Pour les rapports entre le formalisme russe, le Cercle linguistique de Prague, l’école de Tartu et le structuralisme, voir Glanc (2018) et Kroó (2018).
34 Voir Schmid (2020, p. 6-11) pour une présentation détaillée de la motivation littéraire dans la tradition allemande.
35 Chklovski (2008, p. 61) : « By “motivations” I mean the common, “quotidian” (or bytovoe) explanation of a plot-structure. In a broader sense, our (morphological) school considers each and every kind of semantic justification for an artistic structure as its “motivation”. »
36 D’après l’allemand motivierende (motivant) et motiviert (motivé). Le « motivant » désigne ici ce qu’on appelle normalement la motivation.
37 Sternberg (2012, p. 359) : « There is accordingly no escape from mimesis as a motivating, organizing, interlinking strategy. »
38 D’après ces propositions : pertaining to everyday life, shades of meaning: common, trivial, prosaic (le traducteur Sheldon, dans Chklovski 2008, p. 61), actual mores (Erlich 1980, p. 194), reality-like (Sternberg 2012. p. 340), lebenspraktische (Grübel 1981, p. 120), actual life (d’après le traducteur Sher dans Chklovski, 1990, p. 170).
39 Il existe d’autres catégorisations auxquelles nous reviendrons, en particulier chez Tomachevski ([1925] 2001), Flaker (1964a), Hamon ([1973] 1982) et Martínez (1996).
40 D’autres notions peuvent bien entendu recouper la problématique de la motivation, comme dans la définition des deux rhétoriques par Chatman (1990, p. 203) : « In my way, there are two narrative rhetorics, one concerned to suade me to accept the form of the work; another, to suade me of a certain view of how things are in the real world. »
41 Sternberg (2012) ajoute le préfixe quasi pour ne pas réduire la représentation mimétique à un seul type de réalité. Le propos de Richardson (2019, p. 3) va dans le même sens : « We can think of a mimetic representation as a generous conception of realism. »
42 Cf. Schmid (2020, p. 206) : « In der künstlerischen Motivierung geht es dagegen nicht um kausale Beziehungen, sondern um Relationen des Zueinander-Passens, der Adäquatheit. »
43 Pennanech (2012, p. 145) propose ainsi le terme de motivation analogique pour cerner les motivations non causales.
44 Cf. la distinction de Yacobi (1981, p. 117) : « The existential operation more or less plausibly relates the experienced anomaly […] to some referential feature or law […] and thus turns it into an integral or even natural part of the fictive reality, whereas the aesthetic or formal operation explains the function of that anomaly within the structure of the text […] without necessarily integrating it with the world of the text. »
45 Sternberg (1978, p. 247) définit ainsi la motivation : « […] the explicit or implicit justification, explanation, or dissimulation of an artistic convention, device, or necessity either in terms of artistic exigencies, goals, and functionality (aesthetic or rhetorical motivation) or in terms of the referential patterns of the fictive world (realistic or quasi-mimetic motivation) ».
46 Steiner (1985, p. 32) croit identifier ce prétendu besoin de la motivation : « […] the first irony of art for Shklovsky lies in its need to justify its devices », de même que Cuddon (1991, p. 352) : « Shklovsky defined the motivation of a text as the extent to which it was dependent on “non-literary” assumptions […]. »
47 Cf. Sternberg (2012, p. 369) : « By its very rationale, therefore, motivation is incompatible with nonteleological views of art and mechanisms of artistic coherence […]. »
48 Cf. Ryan (1991, p. 265) : « A mere enumeration of physical events, without statements of mental events nor of logical connections, can be read as a narrative text if the reader is able to supply the missing links and nodes. »
49 Cf. Sternberg (2012, p. 401) : « Formal, presentational (in)explicitness is one thing, ontic (un)orthodoxy another. »
50 Cf. Ryan (2009, p. 57) : « In the reader’s aesthetic evaluation, plotting devices range on a continuum from cheap to brilliant, with a middle occupied by events that do not provoke strong reactions. »
51 Tout lecteur familier avec l’article de Genette (1968) sur la vraisemblance et la motivation peut voir que notre schéma ne reprend pas entièrement sa terminologie et ses catégorisations. Nous reviendrons à cette question bien plus loin dans « L’équation de Genette », section placée dans le chapitre sur Tomachevski, qui semble avoir fortement inspiré l’auteur des Palimpsestes.
52 Cf. Alber et Fludernik (2010, p. 12) : « […] we understand narratives by understanding the minds of the characters and narrators, that is, their intentions and motivations » et Colm Hogan (2010, p. 147) : « In simulation, we primarily experience the character’s (or real person’s) motivation as comprehensible through our imagination of his or her experiences and feelings. »
53 À ne pas confondre avec la démotivation chez Genette (1982), qui désigne un rapport transtextuel, où l’on défait des liens entre des éléments qui étaient présents dans l’hypotexte.
54 Compte tenu de la distinction qu’il faut établir entre motivirovka et motivacija, la traduction de bytovoe par « extralittéraire » (extraliterary), proposée par Steiner (1984, p. 51), prête à confusion, puisqu’elle correspond davantage à la motivacija.
55 D’après Tomachevski (2001, p. 274) : « Les motifs que l’on ne peut exclure sont appelés motifs associés ; ceux que l’on peut écarter sans déroger à la succession chronologique et causale des événements sont des motifs libres. » Et, plus loin (ibid., p. 276) : « Les motifs qui changent la situation s’appellent des motifs dynamiques, ceux qui ne la changent pas, des motifs statiques. » – Il est aisé de voir que ces motifs se trouvent à la base de l’analyse du récit chez Barthes (1966) et ses distinctions de fonctions et d’indices.
56 Sternberg (2012, p. 382) classe la motivation compositionnelle comme une sous-catégorie du mode artistique, puisqu’elle relève clairement du sjužet. Cela semble raisonnable dans la perspective de l’approche binaire, qui identifie uniquement les modes mimétique et artistique.
57 Citons le superbe exemple de Hamon (1996, p. 32) tiré du Le Bourgeois gentilhomme : « […] il n’y a sans doute pas un lecteur sur mille qui sache ce que c’est […] qu’une trompette marine. Mais tout le monde comprend que la trompette marine doit être un instrument de musique idiot, puisque Monsieur Jourdain l’aime. »
58 À comparer aux différentes compétences du lecteur qui doit déchiffrer le texte, d’après Baroni (2017, p. 78) : générales, spécifiques, endo-narratives et narratives. Cette terminologie se comprend cependant plutôt dans le sens de l’intégration que de la motivation (voir notre discussion sur ces notions, p. 193-195).
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-13105-2
- EAN : 9782406131052
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/08/2022
- Langue : Français