Jakobson Le réalisme de A à E et la motivation linguistique
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme
- Pages : 97 à 131
- Collection : Théorie de la littérature, n° 27
Jakobson
Le réalisme de A à E
et la motivation linguistique
Jakobson
Parmi nos quatre formalistes clés, Jakobson est celui qui a écrit le moins sur la motivation littéraire. Les deux grands théoriciens de la motivation, Sternberg (2012) et Schmid (2020), ne le mentionnent qu’en passant. Les travaux de Jakobson ont pourtant été décisifs pour la compréhension des fonctions de la langue, dont la fonction poétique et la fonction référentielle concernent du moins indirectement la motivation, même si le fait de pointer sur le réel (fonction référentielle) et d’assumer une fonction artistique (fonction poétique) n’équivaut pas forcément à l’idée d’établir des rapports justificatifs entre des éléments narratifs dans une perspective artistique1. L’autre pont possible vers la motivation littéraire passe par l’idée du réalisme. Comme on le sait, Jakobson (1963, p. 62) a caractérisé le réalisme littéraire comme un art « métonymique », qu’il oppose au romantisme « métaphorique » :
La primauté du procédé métaphorique dans les écoles romantique et symboliste a été maintes fois soulignée, mais on n’a pas encore suffisamment compris que c’est la prédominance de la métonymie qui gouverne et définit effectivement le courant littéraire qu’on appelle « réaliste ».
C’est la contiguïté progressive de la prose dans un continuum spatio-temporel référentiel qui est le signe du réalisme, au contraire du romantisme, qui voit l’existence à travers des filtres symboliques du mythe et la 98logique de la similitude2. D’après cette pensée, Jakobson (1977a) analyse en détail le lien entre le personnage et son environnement dans la prose de Pasternak afin de montrer la pratique du principe métonymique lié à la prose en général et au réalisme en particulier. Ceci constitue une contribution majeure à la théorisation du réalisme et de la motivation3. La critique postformaliste a pris soin d’explorer le fonctionnement de ce principe dans le discours réaliste jusqu’au point où les notions du « réalisme » et de la « motivation » semblent désormais inséparables, voire parfois interchangeables.
Pour développer ces points sur la métonymie, le réalisme et la motivation littéraire, commentons la source principale, à savoir l’étude célèbre « Du réalisme en art » (de 1921), où le grand linguiste souhaite clarifier la notion du réalisme. Selon Jakobson (2001, p. 108), ses définitions multiples, de nature variée et de portée différente, entrent parfois, mais pas nécessairement, en rapport l’une avec l’autre, ce qui ne laisse pas de provoquer une certaine confusion : « Dans la mesure où les théoriciens et les historiens de l’art (et surtout de la littérature) ne distinguent pas les différentes notions dissimulées dans le terme “réalisme”, ils le traitent comme un fourre-tout infiniment extensible : on peut y cacher n’importe quoi. » Afin de remédier à cette imprécision, Jakobson (ibid.) identifie cinq (ou sept, si l’on compte les deux variantes des réalismes A et B) acceptions du réalisme :
A. but du projet de l’auteur, qui produit une œuvre en conformité [A1] ou non [A2] avec la tradition littéraire ;
B. résultat de la réception du lecteur, qui juge une œuvre selon sa conformité [B1] ou non [B2] avec la tradition littéraire ;
C. expression d’une école artistique historiquement définie (le réalisme du xixe siècle) ;
D. statut d’un texte fictif régi par les procédés de métonymie et de synecdoque ;
E. statut d’un texte fictif régi par une motivation conséquente.
99Ces différents réalismes peuvent se superposer ou se différencier4. Comme dans bien d’autres études, Jakobson (ibid., p. 106) rapproche ici encore la littérature réaliste du principe métonymique : « […] nous trouvons souvent D dans C. » En revanche (et contrairement aux propos qui seront ensuite répétés à satiété dans la critique postformaliste), il ne dit jamais que le réalisme E (la motivation) serait par définition un exemple du réalisme D (métonymie) ; il ne postule pas non plus que la motivation littéraire doit par définition expliquer le comportement du personnage par le milieu, l’hérédité, les facteurs socioéconomiques, etc. pour être vraiment une motivation. Tout en reconnaissant l’importance de la dimension métonymique et des chaînes causales dans le discours réaliste que signale Jakobson, il convient de noter deux aspects complémentaires dans sa présentation de la motivation et du réalisme historique, qui rendent moins absolu le lien entre ces deux notions.
Premièrement, Jakobson (ibid., p. 108) définit bien, comme le faisait aussi Chklovski, la motivation comme « la justification des constructions poétiques ». Il met ainsi l’accent sur la stratégie auctoriale qui appelle l’insertion de motifs afin de préparer les procédés littéraires. Dans son essai, tous les exemples donnés de la motivation diégétique sont des cas où elle sert de prétexte artistique. Jakobson n’insiste donc pas sur l’idée que l’auteur doit rester fidèle au réel afin de pouvoir insérer des motivations diégétiques. Certes, par le rapprochement entre motivation et réalisme, il sous-entend que les motivations doivent être mimétiques, mais il ne formule pas la problématique de manière à dire que l’emploi de la motivation aurait pour but principal de créer un texte réaliste. Son approche est plus structurelle : c’est l’accumulation des motivations qui provoque l’impression réaliste (et non le renvoi spécifique à des données particulièrement réalistes), à condition que la motivation soit employée de façon « conséquente » (ibid.). S’il se forme un discours réaliste, c’est à voir presque comme un effet secondaire de la nécessité de justifier les procédés. Ce n’est pas tant la cohérence endodiégétique qui crée cette impression, mais les renvois constants au cadre exodiégétique mimétique.
Deuxièmement, Jakobson n’écrit pas que le réalisme E (la motivation) serait toujours une sous-catégorie du réalisme ou même un procédé 100d’essence réaliste (en fait, il constate qu’on a l’habitude de confondre les réalismes C et E). Comme devait le faire Hamon plus tard (propos déjà cité, p. 72), il émet une réserve importante contre toute catégorisation trop hâtive et schématique concernant les possibles constituants du discours réaliste :
Une analyse plus serrée substituera sans doute à C une série de caractéristiques au contenu plus précis, elle découvrirait que certains procédés que nous rapportons à la légère à C sont loin de caractériser tous les représentants de l’école dite réaliste, et qu’inversement on peut également découvrir ces procédés en dehors d’elle. (ibid., p. 105)
En d’autres termes, on trouve certaines variantes de la motivation littéraire dans le courant réaliste du xixe siècle, mais ces motivations ne jouissent pas pour autant d’un statut exclusif, puisqu’elles se retrouvent ailleurs (comme l’a montré Schöch, 2015, pour la description motivée). Comme nous allons le voir, cette idée s’inscrit contre un lieu commun dans la critique postformaliste, selon lequel seule la motivation de type réaliste serait une véritable motivation.
Avant d’aborder ce point, disons quelques mots sur la motivation linguistique, autre notion analysée par Jakobson. D’après Grübel (1981, p. 121), déjà Tomachevski, dans ses écrits sur Vers et rythme, avait analysé la motivation dans la poésie d’après la forme de l’expression de la langue : cette forme, sous forme de phrase esthétique, reflèterait selon lui le message par le niveau signifiant. Le discours peut ainsi être surcodé par une manifestation textuelle qui mime le message. Dans cet esprit, Jakobson (1963) a décortiqué le fonctionnement de la motivation phonétique dans le célèbre slogan politique I like Ike, où l’appréciation de l’homme politique est comme induite par la forme des signifiants, qui crée une association entre les trois vocables, comme si la forme correspondait au fond (et qu’il fallait « naturellement » apprécier Ike). Jakobson (1966) a développé ailleurs des réflexions sur la motivation morphologique en notant entre autres que la forme plurielle dans les langues est normalement plus longue que la forme singulière : quand on ajoute des référents, on ajoute aussi un suffixe. De cette manière, le contenu multiplié et « élargi » (au pluriel) se reflète dans la forme signifiante plus développée (par la désinence ajoutée). Nous reviendrons à la question de la motivation linguistique, vue par 101rapport à l’étude de la motivation littéraire, après notre mise en point des rapports établis entre la motivation littéraire et le courant réaliste par la critique postformaliste.
(D’)après Jakobson
Dans le survol critique qui va suivre, nous tenterons de faire la différence entre deux approches voisines : la première, tout à fait légitime, tente de cerner le réalisme en tant que discours littéraire, entre autres par la perspective de la motivation mimétique et de la métonymie, qui sont deux éléments essentiels du discours réaliste ; la deuxième, qui risque d’être un peu abusive, tend à définir la motivation en tant que telle comme essentiellement mimétique, métonymique et finalement réaliste. L’objectif n’est pas de nier les jonctions entre motivation et réalisme relevées à la suite de Jakobson, mais de nuancer certaines remarques faites à ce sujet et de mettre en question, voire de déconstruire, un certain discours normatif sur la motivation et le courant réaliste caractéristique de la deuxième approche (« Puisque motivation il y a »)5. La question inévitable de la motivation linguistique, déjà évoquée en passant, fera ensuite l’objet d’une section sommaire. L’idée est d’évaluer la pertinence de son analogie éventuelle avec la motivation littéraire, suivie par la reformulation de la motivation linguistique en motivation sémiotique (« De la motivation linguistique à la motivation sémiotique »)6.
102Puisque motivation il y a
La première approche décrite inverse en quelque sorte la hiérarchie de la double fonctionnalité de la motivation établie par Chklovski. L’ancrage dans le réel était pour ce dernier un prétexte plus ou moins insignifiant qui permettait à l’auteur d’insérer des procédés littéraires pour déformer le réel (ou la littérature). Dans le discours réaliste, le rôle de la dimension mimétique dépasse cet emploi préparatoire, en particulier dans la littérature du xixe siècle. Certes, comme le montre Auerbach (1974), la littérature a toujours représenté le réel de diverses manières afin d’en donner une représentation plus ou moins fidèle. Toutefois, le courant réaliste (comme le naturalisme plus tard) ambitionne d’expliquer objectivement le réel en tant que donnée brute. Tout en déployant sa poétique et sa dimension artistique propres, la littérature réaliste impose le mode mimétique comme principe téléologique. Dès lors, on abandonne l’idée que l’auteur se réfère au réel comme un moyen afin de construire le récit (ce qui est le cas habituel de toute mise en intrigue) : son acte mimétique représente désormais l’objectif du récit7. Dans une telle perspective, l’auteur ne cherche pas à illustrer en premier lieu une certaine idée (principe, morale, thèse, message, etc.) en s’appuyant sur le réel, et encore moins à laisser le référentiel former la simple base de divers effets de lecture (divertissement, catharsis, surprises, suspenses, etc.) ; il veut exposer et expliquer le réel en tant que tel. Wellek et Warren (1971, p. 305) expriment ce fait ainsi : « Dans une œuvre littéraire, la”motivation” doit augmenter l’”illusion de réalité”, c’est-à-dire sa fonction esthétique. La motivation”réaliste” est un procédé artistique8. » C’est aussi dans ce sens que Hamon (1982, p. 123) s’interroge sur les possibilités de cerner un « discours à la fois poétique et réaliste », où les stratégies narratives visent à donner l’illusion réaliste. Dans le tableau 7, nous résumons ce mimétisme en l’articulant par rapport aux niveaux de la motivation.
103
Exodiégétique |
Diégétique |
Endodiégétique |
Téléodiégétique |
le monde réel (objectif, rationnel, plausible, etc.) |
fréquente, lisible, univoque, complète |
cohérence, répétition, chaînes métonymiques |
création d’une image fidèle au réel |
Tableau 7 – Le mode mimétique du discours réaliste.
Accepter le projet mimétique de la littérature réaliste n’exclut pas l’idée d’identifier des effets artistiques dans les textes appartenant à ce courant (ou à ce type de littérature). Déjà la volonté de créer l’illusion du réel relève d’une intention artistique, et cet effet de lecture passe nécessairement par l’appréciation de procédés divers (exposition, dénouement, élaboration de thématiques, mise en contraste, coup de théâtres dissimulés sous un masque de causalité ou probabilité naturelles, etc.). Tout au plus, on pourrait dire que l’auteur réaliste, faisant concurrence à l’état civil, prétend construire son récit comme s’il n’utilisait pas des procédés, en déclarant qu’il montre simplement le réel tel qu’il est. Même jeu pour ce qui est de la motivation téléodiégétique : c’est comme si l’auteur n’avait pas pour objectif de créer une œuvre littéraire, mais communiquer une image transparente du réel où la médiation entre le monde réel et le message verbal serait minimale9.
Pour créer cet effet de lecture, le discours réaliste déploie un certain nombre de procédés, dont la motivation littéraire. On peut à ce propos revenir aux quinze traits caractéristiques du réalisme définis par Hamon (1982). Ceux-ci répondent tous à la volonté de créer l’illusion réaliste et il pourrait être tentant de les classifier tous comme des motivations. Cependant, on serait alors de retour à l’idée que toute matière (ou toute « intégration ») est motivation, ce qui ferait de la motivation une notion insignifiante, car trop générale. Il nous semble qu’on gagne en clarté en distinguant certains traits comme relevant de la motivation (comme le fait aussi Hamon) du fait qu’ils occupent des fonctions identifiables dans la construction littéraire en tant qu’éléments justificateurs.
104Sont déjà commentés, dans la perspective de Chklovski, la justification de la narration encadrée (no 6) et la technique de la description motivée (no 8), considérées plutôt comme prétextes pour justifier l’insertion de procédés littéraires. En suivant la tradition de Jakobson, Hamon souligne aussi le principe métonymique, et surtout l’influence du milieu sur les personnages (c’est le trait no 7), en montrant entre autres comment la mention de tel type social conduit naturellement à la description de sa sphère socioéconomique ou de son travail, qui à son tour rend possible le découpage de cette sphère ou de ce travail en petites scènes rangées, hiérarchisées et ordonnées. Cela illustre parfaitement la motivation métonymique mise en œuvre dans le texte réaliste.
Les critiques ont décrit cette logique métonymique par des termes divers, à commencer par la nécessité chez Aristote. Barthes (1970) introduit la notion du « dépli » pour décrire l’enchaînement des actions appartenant au code proaïrétique. Par ce code se déploient des actions unanimement acceptées par le public comme « naturelles » ou « évidentes ». Cela se rapproche des scripts, qui n’ont pas besoin d’être motivés, puisqu’ils renvoient à une suite d’actions codée et à des comportements considérés comme allant de soi (par exemple, au restaurant, servir la nourriture sur une assiette posée sur la table et non la verser dans un seau par terre). Cela se rapproche du « scénario » chez Eco (1985, p. 100), qui est « une structure de données qui sert à représenter une situation stéréotype ». Selon Barthes (1970, p. 26), le texte transgresse ces actions codées « au prix d’un scandale », pensée qui reste toujours présente dans la narratologie postclassique. Pour Herman (2009), la rupture avec l’ordre canonique d’un évènement peut même conduire à une « révolution », dans le cas où le discours n’assimile pas l’élément discordant. On trouve une réflexion semblable chez Hühn (2016), pour qui le statut de l’évènement en tant que « déviation » de l’attendu décide de son degré d’« événementialité » (eventfulness).
C’est dire jusqu’à quel point l’auteur réaliste doit éviter d’opérer une négation de la motivation mimétique, du moins dans sa forme la plus attendue par le public, faute de quoi sa mise en récit pourrait briser l’illusion réaliste. Pour employer les termes de Nøjgaard (1996, p. 188), tout récit qui veut représenter une réalité objectivement explicable et vérifiable doit faire découler les actions de forces « internes » du récit, toutes conditionnées par les données du cadre de référence mimétique. Les forces 105« externes » peuvent être de toute sorte (psychologiques, économiques, sociales, historiques, etc.) pourvu qu’elles ne soient pas transcendantales (Providence, fatalité, etc.). De cette manière, l’histoire procède selon une logique qui donne l’impression d’exposer une causalité réelle.
La littérature réaliste entraîne alors par sa nature une certaine logique de composition, liée au principe métonymique. Ce principe fait partie de la construction du texte « plein », où l’auteur remplit les chaînes causales, ce qui peut aller dans le sens d’un excès chez Zola, selon Dufour (1998, p. 121) : « L’explication scientifique surdétermine la narration, surmotive les actions. » Cela amène l’auteur à son tour à éliminer autant que possible tout élément accidentel du récit en rattachant les détails à des actions suivies et ainsi plus complètes. Dubois (2000, p. 99-100) fournit une bonne synthèse de ces particularités du discours réaliste :
Tout récit instaure un enchaînement chronologique et logique de faits. Déterministe, le récit réaliste a tendu la chaîne et voulu que causes et effets s’engendrent de la façon la plus serrée. Mais, de plus, il fait entrer dans cette chaîne une masse de phénomènes que l’on pouvait tenir jusque-là pour contingents et qui vont ainsi participer du grand système causaliste.
À la lumière de ces remarques, on se doit de conclure qu’il est tout à fait judicieux d’inclure l’étude de la motivation, surtout dans sa forme métonymique, dans l’analyse du réalisme historique, comme le fait par exemple Čiževskij (1974)10. La variante métonymique de la motivation apparaît aussi, avec grande pertinence, dans l’ouvrage historique de Schmid (2020), qui y décèle des relations omniprésentes entre personnage, action, langage, vision du monde et ainsi de suite11. Pour mentionner quelques autres exemples, la motivation littéraire tient naturellement sa place dans les ouvrages majeurs sur le réalisme, comme chez Dufour (1998), ou sur les romanciers qui cherchent à représenter le réel plus généralement, comme chez Dubois (2000). Plusieurs présentations du réalisme, comme celles de Larroux (1995, p. 81-85), de Chatman (1978, p. 48-53) et de Fontaine (1993, p. 65-66), démontrent aussi pourquoi et comment la motivation se 106présente comme une part essentielle de sa poétique et de ses interrogations sur le réel. Parmi les applications plus spécifiquement jakobsoniennes de la motivation conséquente et de la dimension métonymique, on peut mentionner en particulier l’excellente étude de la poétique chez Balzac et Flaubert par Thorel-Cailleteau (1998, p. 46-52 et p. 73-88).
Loin de nous l’idée de désavouer ces importantes contributions à la compréhension du discours réaliste. Il s’agira par la suite simplement de « libérer » la motivation littéraire, en tant que procédé général, de sa prétendue appartenance au discours réaliste seul. Pour commencer, ne confondons ni le texte lisible avec le texte motivé ni la lisibilité avec la motivation (même mimétique). Comme l’a montré Hamon (1974), la lisibilité est un phénomène bien plus large que la motivation. Elle peut inclure l’emploi d’un vocabulaire transparent, la répétition pour insister sur des faits, le choix d’une thématique familière au public, la structuration claire des épisodes, des intertitres qui guident le lecteur, l’écart rapproché entre des éléments corrélés, etc. Il convient aussi de ne pas postuler que la motivation serait d’essence réaliste. Citons à ce propos l’observation importante de Hamon concernant la méthode d’Auerbach (1974), qui semble partir de l’idée que l’école réaliste serait par essence la plus réaliste. Hamon (1982, p. 128) montre que la méthode du philologue allemand risque d’établir des critères d’investigation qui serviront ensuite de points de comparaison normatifs pour évaluer le degré du réalisme déployé durant l’histoire littéraire :
Le danger, cependant, est de tomber dans une vision finaliste et évolutionniste d’un courant littéraire conquérant petit à petit des traits définitoires qui ont en réalité implicitement conditionné l’analyse elle-même, et dont l’archétype coïncide quasi fatalement avec l’école réaliste du xixe siècle […]. Auerbach n’y échappe pas parfois : un texte devient naturellement plus ou moins « parfait » selon qu’il s’éloigne ou s’approche de l’archétype réaliste, qu’il ne présente « pas encore », ou qu’il ne présente « déjà plus », ou qu’il a « perdu » les traits définitoires en question.
Dans certaines études sur le réalisme, cette conscience méthodologique semble absente en ce qui concerne la motivation littéraire. C’est la motivation de type réaliste qui sert de modèle pour définir la motivation en général. Par conséquent, le texte réaliste est considéré comme un texte motivé, comme chez Reuter (1991, p. 127) : « [l]’effet réaliste s’appuie encore sur un grand souci du vraisemblable et de la motivation. » Si 107cela n’est pas faux, il faudrait préciser qu’il s’agit d’un certain type de vraisemblance et d’un certain système motivant mis en œuvre, faute de quoi on pourrait comprendre que d’autres récits littéraires seraient dépourvus de motivation solide ou acceptable.
Nous sommes ici passé à la deuxième approche annoncée, d’après laquelle le réalisme semble s’emparer de la motivation pour l’incorporer comme un de ses traits exclusifs. L’univers narratif du réalisme impose les critères pour cerner la motivation, comme dans cette autre citation de Reuter (2000, p. 106) sur l’esthétique réaliste : « La motivation des actions exclut encore l’excès : événements extraordinaires ou trop inattendus (voir la place du hasard et des coïncidences dans le roman-feuilleton), passages trop brusques de scènes euphoriques à des scènes dysphoriques… » En lisant cette citation, il est aisé de voir que la normativité associée au discours réaliste pour ce qui est de sa capacité de fournir des motivations « correctes » (pas excessives, pas trop inattendues, pas trop brusques, etc.)12. Reuter étend le raisonnement sur la motivation jusqu’à concerner la progression du récit, avec le discours réaliste comme modèle (avec ses morceaux préparatifs et explicatifs bien développés et judicieusement situés dans le récit).
Le hasard s’affiche pour Reuter comme une force motivante inacceptable, de même que la narration romanesque. Prise de position semblable chez Gendrel (2012, p. 128-129), pour qui l’aspect romanesque serait « le négatif de l’aspect explicatif, puisqu’il ne propose aucun recours à la motivation et se sert uniquement des coïncidences et du hasard […] ». Gendrel conçoit la motivation entièrement d’après son aspect mimétique, rationaliste et objective. D’où l’idée que seule la motivation réaliste compterait comme une « vraie » motivation : « […] doit-on motiver les actions des personnages en ayant recours à une maxime psychologique ou sociale, ou doit-on nier toute motivation ? », se demande Gendrel (ibid., p. 23). En d’autres mots, la motivation exprime la métonymie rationnelle ou bien elle n’existe pas.
Effectivement, si l’on conçoit la motivation comme étant d’essence réaliste, le hasard et le romanesque ne sont plus valables comme forces 108motivantes. Čiževskij (1974) offre un exemple emblématique de cette approche de la motivation, selon laquelle on rejette toute discursivité non réaliste. Certes, note-t-il, il existe une causalité dans la littérature romantique, mais les motifs d’agir, comme les mouvements d’âme ou la force du destin, ne sont pas crédibles, à la différence des motifs qui fleurissent dans le réalisme. Pour Čiževskij, les auteurs romantiques ne s’occupaient en rien de la plausibilité du récit, voire faisaient exprès de doter le récit d’une dimension improbable. La motivation réaliste, comme contrepoint, serait l’état final et suprême de la composition du roman13. C’est comme si l’écriture réaliste, qui est aussi une construction, un artifice, une convention, profitait d’un statut de corrigé, de discours bien fait ou comme il faut14.
C’est encore selon une logique semblable que Pennanech (2009) emploie la notion de la démotivation. Ce concept de Genette (1982, p. 457) décrit une transformation textuelle qui consiste à « supprimer ou élider une motivation d’origine ». Si le chercheur utilise cette notion en dehors du domaine de la transtextualité, il est obligé d’établir un « sjužet zéro » en comparaison duquel le texte analysé ne contiendrait pas assez de motivations (que l’auteur aurait pu ou aurait dû inclure dans sa composition). Ce modèle imaginé semble être le discours réaliste (ordonné, cohérent, causal, etc.), étant donné que le texte démotivé introduirait, selon Pennanech, « une forme de romanesque, en créant des tensions, du suspense, en rétablissant le hasard et en ouvrant le texte à ses multiples possibles » (p. 3)15.
109Il n’est pas dans notre intention de prétendre que les propos de ces chercheurs seraient erronés ni de nier les qualités de leurs ouvrages. Seulement il nous semble qu’ils poussent leur raisonnement trop loin, et qu’ils mènent celui-ci de façon trop catégorique pour ce qui est de la motivation. À cet égard, Sternberg (2012) et Schmid (2020) montrent qu’il est parfaitement possible d’étudier la motivation dans toutes sortes de récits sans partir de l’idée qu’il faudrait la valoriser d’après son degré de réalisme. On peut aussi, comme Schöch (2015), s’inspirer des modèles réalistes sans les suivre à la lettre. Inspiré par les écrits de Hamon sur la description motivée dans le réalisme, il étudie ce procédé dans le roman du xviiie siècle. Constatant que la motivation « apparaît souvent comme partielle, asymétrique, voire incohérente […] lorsqu’on la juge par rapport au modèle de Hamon » (p. 42), Schöch choisit de façon exemplaire d’adapter son modèle à la poétique historique au lieu d’évaluer son corpus par des critères façonnés d’après les particularités du discours réaliste.
Pour faire un point rapide des deux approches de la motivation par rapport au réalisme, on peut dire que la première approche utilise la notion de la motivation (mimétique) pour mieux cerner le réalisme alors que la deuxième considère que la motivation est un outil réaliste par définition et qu’elle doit être de nature mimétique et métonymique. Quant à la deuxième approche, le danger consiste à confondre les réalismes B, C, D et E de Jakobson de manière à tourner en rond : ce que le lecteur rationnel et objectif considère comme réaliste est conforme au réel, et la motivation de type réaliste est par conséquent la bonne motivation, car celle-ci doit représenter une image rationnelle et objective du réel. Suivant un tel raisonnement normatif, Fludernik estime que le réalisme du xixe siècle présenterait par définition une psychologie « raisonnable » et une « présentation convaincante » du réel ; de même, Ryan (2009, p. 60) constate la réduction patente d’« astuces simplistes d’intrigue » (cheap plot tricks) au xixe siècle16. Mais la passion de Charles 110Bovary est-elle vraiment objectivement plus raisonnable et convaincante que celle du chevalier des Grieux ? Et selon quels critères objectifs pourrait-on valider un tel jugement ?
En même temps, nous tenons à souligner que le fait de réfuter le principe que la motivation littéraire devrait être réaliste par définition, comme nous venons de le faire, n’exclut pas l’idée d’étudier la référentialité du discours littéraire. Le système motivant est clairement susceptible de tendre davantage vers le référentiel (c’est le cas du roman réaliste), l’imaginaire (contes merveilleux, allégories, légendes, science-fiction, etc.), le fictionnel (genres romanesques, farce, mélodrame, etc.) et ainsi de suite. Tout en gardant une réserve bien forte contre la pertinence forcément limitée de toute catégorisation schématique, vu la multitude de mondes possibles et de réponses possibles que chaque catégorie pourrait contenir, on pourrait ainsi proposer une échelle de référentialité sommaire (tableau 8).
Monde diégétique |
Exemple |
Réalité contemporaine (ou presque) |
Le Rouge et le Noir |
Réalité historique |
Salammbô |
Réalité future (projetée à partir de la situation actuelle) |
Paris au xxe siècle |
Réel futur (imaginé) |
L’Île à hélice |
Réel alternatif |
Le Horla |
Réel imaginaire |
Cendrillon |
Tableau 8 – La référentialité du monde diégétique.
Du plus proche du monde réel (en haut) vers le plus éloigné (en bas).
Le récit qui se base sur la réalité contemporaine devrait être le plus conforme à la réalité commune, suivi par les récits historiques (pour lesquels il est possible de se documenter) et les récits sur une réalité projetée de l’avenir, considéré comme une prolongation du présent. Suivent les récits qui proposent une autre vision de la réalité. Le mode le plus référentiel est l’avenir, avec la science-fiction fantaisiste (car on ne saura rejeter catégoriquement un scénario de l’avenir d’après l’idée qu’il ne correspondra pas à un réel qu’on ne connaît pas encore). Suit le récit qui met en défi notre appréhension du monde. Enfin, tout récit qui 111propose un monde supplémentaire (imaginaire) au nôtre, sans mettre le fonctionnement du monde réel en cause, s’écarte le plus du réel. Pour l’appréciation définitive de ces catégories jouent bien entendu plusieurs paramètres, comme la compétence du public. Si celui-ci ne connaît pas le monde contemporain dépeint (par exemple parce que l’histoire se déroule dans un endroit exotique), cela pourrait certainement lui sembler moins référentiel qu’une épopée qui se déroule pendant une période bien documentée de l’Histoire. De même, si le récit est conforme à l’attente générique, il peut sembler plus vraisemblable, car correspondant à l’image du réel propre à la forme narrative en question, etc.
De la motivation linguistique à la motivation sémiotique
Venons-en maintenant à la question supplémentaire de ce chapitre, celle qui concerne les associations qu’on pourrait établir entre les motivations littéraire et linguistique. Soulignons d’abord que ni Jakobson ni les formalistes ne développent une véritable analogie entre ces deux motivations, malgré les suggestions de Genette (1968, p. 19)17. Sur un plan général, elles occupent pourtant une fonction similaire : celle de rendre moins arbitraire un lien entre deux éléments. En pratique, leur emploi diffère de façon considérable, et c’est ce que nous allons essayer de démontrer.
Comme on le sait, la motivation du signe désignait au départ, d’après l’acception saussurienne, l’idée que le lien entre le signifiant et le signifié n’était pas arbitraire, mais motivé par une relation plus ou moins naturelle, car imitative (ou cratylique)18. Plus tard, on a précisé que ce lien devait s’établir entre le signifiant et le référent (puisque le lien entre le signifiant et le signifié, étant comme les deux côtés d’une feuille, d’après la métaphore célèbre, est nécessaire et non arbitraire). Sans se prononcer sur la validité de cette prémisse, on peut constater que la motivation 112linguistique concerne une relation entre une forme d’expression dans un système et un référent dans le réel, où entre en compte un nombre assez limité de paramètres. La problématique de la motivation nécessite des réflexions multiples sur le rapport entre l’élément narratif avec ses cadres exodiégétiques, ainsi que sur ses effets de composition et ses relations avec le cotexte. Les motivations littéraires sont de natures diverses et se retrouvent à différents niveaux par rapport à la construction textuelle. Elles sont aussi évaluées par le public à travers l’Histoire alors que le propre du système de la langue, d’après Saussure, est sa stabilité, résultat des relations internes qui décident de la place de chaque unité dans ce même système19. Enfin, la motivation diégétique n’est pas un fait innocent, simple produit du système de la langue, mais facteur essentiel dans l’analyse de la portée idéologique du récit : qu’est-ce que signifient l’absence, la présence, la figuration et la fonction des motivants20 ?
L’analogie avec l’arbitraire du signe est tout aussi bancale. En absence de motivation, le signe linguistique est arbitraire (c’est le statut ordinaire du signe, à moins qu’il ne soit demi-motivé21). Comme le rappellent Sternberg (2012, p. 343) et Schmid (2020, p. 34), l’absence de motivation dans le texte littéraire n’implique pas que le lien entre les éléments textuels serait arbitraire, puisque le lecteur peut inférer des motivations implicites, comme l’avaient déjà montré Propp et puis Genette. Inversement, la présence de la motivation n’implique pas que le lien paraîtrait non arbitraire aux yeux du lecteur. Par ailleurs, la dimension arbitraire du récit peut s’apprécier différemment. Pour Chklovski, elle dénote une valeur positive (rien de mieux, et de plus artistique, que les mises à nu désinvoltes dans Tristram Shandy) ; pour Tomachevski, comme nous le verrons plus loin, l’arbitraire doit être évité puisqu’il nuit à la création d’un texte cohérent et organique.
En somme, la problématique de la motivation littéraire ne trouve pas son équivalence dans l’étude de la motivation du signe linguistique. 113L’analogie entre ces deux domaines, même si elle est possible à formuler, n’offre donc pas d’entrée décisive pour mieux analyser la motivation littéraire. L’intérêt de la motivation linguistique, et plus généralement celle de la motivation sémiotique, réside ailleurs, à savoir dans les cas où elle occupe une fonction narrative. Dans sa manifestation la plus voyante, la motivation sémiotique prend la forme d’un jeu onomastique, comme dans la nomination des nains dans « Blanche-Neige ». Cela n’expose pas, normalement, une causalité diégétique, mais une corrélation dans le monde diégétique (ce n’est pas parce que Dormeur s’appelle Dormeur qu’il est somnolent ; ce nom signale ou renforce simplement ce trait caractériel, ou se superpose à ce trait). Cela constitue un parallèle avec le motif du clair de lune. Or, dans ce cas-ci, c’est le système de signes qui fonctionne comme cadre exodiégétique : la logique des signes crée comme une couche supplémentaire et complémentaire de signification, un cadre de référence figuratif qui est subordonné au cadre de référence mimétique. Dans le cas où l’on peut détecter un rôle justificateur de cette dimension dans la mise en intrigue, il y a lieu de parler de motivation. Comme cette motivation fonctionne par corrélation avec l’histoire racontée sans représenter une causalité diégétique, elle se présente comme une deuxième variante artistique (voir le tableau 9).
Mode |
Variantes |
|
Mimétique |
causalité du réel ou d’un réel, transposée au (et opérante dans le) monde diégétique |
|
Artistique |
modèle extérieur non médiatisé par le monde diégétique, mais avec lequel la fabula montre une corrélation suivant l’élaboration du sjužet |
|
sémiotique |
système de signes |
|
auctoriale |
autorité de l’auteur implicite |
Tableau 9 – Cadres exodiégétiques, deuxième variante artistique.
En renouant avec la question du réalisme, on pourrait penser que cette variante serait absente dans ce courant littéraire, qui vit largement sur la logique métonymique (objective, rationnelle, référentielle, etc.). Par exemple, pour Schmid (2010, p. 125), le signe linguistique semble par définition jouir d’un statut arbitraire dans le texte réaliste. 114Néanmoins, Hamon (1982) place parmi les quinze caractéristiques du discours réaliste le jeu onomastique et le surcodage du signifié grâce au signifiant (ce sont les traits no 4 et no 5). Par des analyses qui descendent jusqu’au niveau phonématique, Hamon (1998, p. 110-135) illustre aussi comment le signe linguistique établit une logique opérante dans les Rougon-Macquart, soit en s’harmonisant soit en contrastant avec telle donnée narrative. Il n’y a donc pas lieu d’écarter le discours réaliste de l’étude de la motivation sémiotique.
Dans ce contexte, mentionnons aussi que Greimas (1976) et son disciple Courtés (1991), sans se limiter à l’approche référentielle, excellent dans leurs analyses (dont celle de Greimas a été très controversée) des liens sémantiques dans les nouvelles de Maupassant. À partir d’oppositions comme haut/bas, intérieur/extérieur, vie/mort ou être/paraître, Greimas et Courtés y dégagent des structures signifiantes qui dotent les textes d’une certaine dimension symbolique. Par exemple, la logique du récit peut stipuler que tout ce qui est en haut est euphorique alors que tout ce qui est en bas est dysphorique (ou bien le contraire). Cela crée certainement des réseaux endodiégétiques au niveau sémantique. La question est de savoir si l’on peut réellement parler de motivation littéraire pour cerner ce phénomène. Il nous semble que la motivation doit apparaître plus clairement aux niveaux figuratif et discursif (« Dormeur », clair de lune, ironie discursive), être plus corrélée au déroulement de l’histoire pour qu’on puisse dire qu’elle occupe un rôle justificateur dans l’élaboration du récit.
Ceci ne doit pas obscurcir l’importance des travaux de la sémantique structurale, en particulier pour les études maupassantiennes. Sa poétique se prête admirablement à leur méthodologie du fait qu’il excelle en introduisant dans les récits des motifs et du vocabulaire qui ne sortent pas du cadre référentiel tout en suggérant des significations connotées. De cette manière, il se crée une harmonisation entre déroulement (métonymique) et configuration (métaphorique), ce qui serait d’ailleurs le propre du récit court, et de la nouvelle du xixe siècle en particulier, selon May (1989)22. C’est donc une problématique à poursuivre dans 115d’autres cadres théoriques, par exemple celui des principes métonymique et métaphorique de Jakobson ou celui des genres littéraires. Cependant elle n’a pas sa place entière dans cet ouvrage centré sur la motivation.
À la Jakobson
Dans cette section, les applications portent sur différentes manifestations du réalisme, à placer sur une échelle qui va de « la motivation métonymique » (mimétique, causale, référentielle, contextuelle) dans Madame Bovary à « la motivation mythique » (artistique, symbolique, corrélative) dans Le Colonel Chabert23.
La motivation métonymique (Flaubert)
Il peut paraître superflu d’entreprendre une étude de l’emploi de la motivation dans Madame Bovary, tant on a souligné la logique des actions et la cohérence du récit, et cela depuis le compte rendu classique de Duranty, dans Le Réalisme du 15 mars 1857, où le théoricien considérait le roman comme « une application littéraire du calcul des probabilités ». À sa suite, Bopp (1951, p. 29) apprécie la solidité du roman, « tant ses diverses parties s’appellent, se conditionnent les unes les autres » et Gothot-Mersch (1966, p. 90) estime que l’auteur « fait porter son effort sur la création de caractères qui justifient les actes et l’évolution des personnages », pour mentionner seulement quelques voix critiques qui font l’autorité dans les études flaubertiennes. Pour notre part, nous allons illustrer les principes de cette motivation métonymique en nous appuyant sur la visite au théâtre d’Emma et de Charles, qui nous a déjà servi d’exemple dans notre section méthodologique du premier chapitre. Voici le passage explicatif entier :
Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary ; car aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d’abord, alléguant la fatigue, le dérangement, 116la dépense ; mais, par extraordinaire, Charles ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable. Il n’y voyait aucun empêchement ; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n’avaient rien d’énorme, et l’échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu’il n’y fallait pas songer. D’ailleurs, imaginant qu’elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage ; si bien qu’elle finit, à force d’obsessions, par se décider. (p. 329)
La motivation justifie la décision d’aller au théâtre sur plusieurs plans. Flaubert balaie d’éventuels obstacles liés à la situation financière, entre autres grâce à l’argent inespéré de la mère, qui vient fort à propos. Cela exemplifie le remplissage des chaînes causales si caractéristique du discours réaliste et dont l’accumulation correspond à cette « motivation conséquente » dont parlait Jakobson (2001). L’auteur articule aussi deux motivations pseudo-objectives qui indiquent une logique discursive : « Charles ne céda pas, tant il jugeait […] » ; « Charles insista davantage ; si bien qu’elle […] ». Quant à la motivation psychologique, la réaction initiale d’Emma, qui peut paraître étonnante étant donné qu’elle adore la musique et lutte constamment pour échapper à l’ennui quotidien, s’explique par le fait qu’à ce point de l’histoire, elle reste toujours prise d’une certaine résignation, se rétablissant péniblement après sa rupture avec Rodolphe. Le paragraphe établit aussi une cohérence endodiégétique avec l’histoire, à travers les références explicites ou implicites à d’autres personnages (la mère, Lheureux, Rodolphe) et aux thématiques du récit (argent, famille, adultère).
C’est seulement le syntagme « par extraordinaire » qui ne semble pas obéir à la logique métonymique du récit, car cet aspect (le hasard, la chance, la coïncidence, l’exception, etc.) se présente comme une force motivante qui ne devrait pas avoir sa place dans le discours réaliste. Comme le rappelle Maupassant (1980a, p. 102), en parlant du romancier réaliste : « On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains et en déduire une philosophie générale, ou plutôt dégager les idées générales des faits, des habitudes, des mœurs, des aventures qui se reproduisent le plus généralement24. » Or, au fond, le comportement 117de Charles relève d’une double régularité à lier à la motivation endodiégétique du récit.
La première régularité est d’ordre mimétique. Dans notre section méthodologique, nous avions déjà remarqué que le désir ardent de voir sa femme heureuse sous-tend pratiquement toutes les actions conjugales de Charles. Le côté extraordinaire répond donc, dans une certaine mesure, à un comportement ordinaire, selon laquelle Charles est en fait « conforme à lui-même » dans cette scène. L’aspect inhabituel réside dans la persistance de Charles face à la résistance d’Emma. Cette particularité s’explique par une deuxième régularité, d’ordre artistique. Comme l’a montré Culler (1974), les deux protagonistes agissent constamment sous le signe de l’« ironie syntagmatique » (Hamon, 1996). Celle-ci anime un réseau déceptif où le résultat ne correspond pas aux intentions des personnages (annulation de projet, renversement de situation, illusion perdue, etc.). Par cette logique discursive, le récit ne « peut » réaliser les désirs d’Emma (fuite avec Rodolphe, naissance d’un fils, réussite de l’opération du pied-bot, etc.), parce que cela désavouerait le statut du récit comme un roman de mœurs pessimiste, contrepoint au récit romanesque. La structure révèle un projet auctorial, traduit ici par une sorte de logique énonciative25.
Cela veut dire que la motivation téléodiégétique impose une cohérence textuelle qui dépasse la causalité référentielle, au cœur même de sa manifestation éminemment métonymique. En s’inspirant de la lecture de Culler, on pourrait proposer le néologisme d’« ironie proportionnelle » pour rendre compte de cet aspect de la narration de Madame Bovary : plus le personnage ironisé espère que tel évènement se réalise, plus cet évènement s’avèrera fatal. Dans une telle perspective, les conséquences négatives de la visite pour Charles répondent à son degré d’enthousiasme. D’où cette insistance sur le comportement « extraordinaire » de Charles, qui s’explique par son idée que la soirée sera tant « profitable » à Emma (elle lui sera profitable, effectivement, mais pas dans le sens que l’entend Charles). D’où aussi le manque d’enthousiasme d’Emma, qui ne s’attend à ne rien vivre d’extraordinaire : nulle prévision ou espérance d’une amélioration de la situation ne pourrait se réaliser selon la logique du récit.
118En considérant la rencontre au théâtre comme une étape du récit, préparée par Flaubert, on voit donc que s’active la dimension endodiégétique, liée aux motivants et aux motivés : la cohésion mimétique (Charles veut toujours faire du bien à Emma), la cohésion artistique (toute entreprise de Charles doit échouer ; si tel évènement s’avère positif, cela ne peut être prévu ou voulu par Emma), la possibilité (Charles et Emma ont les moyens d’aller au théâtre) et la plausibilité (la rencontre dans le lieu spécifique du théâtre semble crédible puisqu’Emma et Léon apprécient tous les deux la musique). Cependant, l’art de la motivation chez Flaubert ne se limite pas au remplissage des chaînes causales et à l’instauration d’une logique discursive. Il existe un autre aspect fondamental, qui nous semble moins éclairé par la critique, quoique bien mis en relief par Reverzy (2017) et Pellini (2020). C’est sa faculté de « défictionnaliser » (plutôt que de « démotiver ») le récit26. Certes, la motivation reste d’habitude à l’arrière-plan d’après l’idée qu’elle est ou qu’elle semble naturelle, évidente, logique, probable, etc. La particularité chez Flaubert est le mode de dissimulation employé.
Apprécions d’abord la façon dont Flaubert insère la suggestion d’aller voir la pièce de l’opéra au milieu d’un passage consacré à Bournisien. Après quelques paragraphes centrés sur le curé, le lecteur apprend ceci sur son caractère : « Il était brave homme, en effet, et même, un jour, ne fut point scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l’illustre ténor Lagardy » (p. 326). L’homme ecclésiastique est le sujet grammatical et thématique de la phrase. La soirée au théâtre figure à peine comme virtualité narrative ; elle ne semble être qu’un motif (parmi d’autres) qui aide le lecteur à mieux comprendre Bournisien. De plus, au lieu de provoquer une réaction immédiate de Charles, la proposition est suivie d’une discussion sur les beaux-arts qui a pour but d’ironiser sur les idées reçues des personnages, et surtout de ridiculiser Homais. Le passage semble ainsi confirmer la configuration du monde diégétique 119plutôt que d’annoncer un changement de l’intrigue. Pourtant, par une « transition savante et dissimulée », pour emprunter la formule de Maupassant, la composition développe subtilement la progression de l’intrigue27.
Le roman entier suit ce schéma, selon lequel les points forts de l’intrigue sont dissimulés par des procédés ironiques, dégradés et « défocalisateurs » : la mort de la première femme de Charles est présentée avec une pointe d’ironie (« Elle était morte ! Quel étonnement ! », p. 84), la première rencontre entre Charles et Emma est mentionnée en passant (« Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary », p. 77), la grossesse d’Emma est mentionnée après coup et en passant (« Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary était enceinte. », p. 141), la rencontre entre Charles et Léon à l’opéra s’articule à travers la ridiculisation du mari (incompréhension de l’opéra, gaucherie et étourderie dans les couloirs du théâtre), Emma apprend où se trouve l’arsenic dans le capharnaüm de Homais lors d’une scène comique et théâtrale entre le pharmacien et son fils, etc.
Si Flaubert excelle dans le remplissage métonymique, la cohérence discursive et la dissimulation de l’intrigue, il semble rencontrer plus de difficultés à motiver la vie en couple d’Emma et de Charles. En lisant les multiples passages où Emma s’exaspère à la vue de son mari, on peut difficilement répondre à sa question : « Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée » (p. 113) ? Les critiques ont soit désapprouvé la liaison entre Charles et Emma (par exemple Furst, 1984 et Durey, 1993) soit fait leur possible pour la justifier. Faute de mieux, Desprez (1884, p. 30) suggère que Charles et Emma seraient séduits « peut-être par leurs contrastes » ; Levin (1907, p. 75) dit qu’Emma se contente de Charles à défaut de rencontrer le héros dont elle avait rêvé ; pour Brombert (1966, p. 60), Emma concevrait par principe tout changement comme un pas vers le bonheur, ce qui inclurait aussi le mariage avec Charles.
120Ces propositions diverses, plus ou moins convaincantes, indiquent que la motivation diégétique du récit est insuffisante (si la motivation était clairement articulée, l’analyse des critiques serait plus ou moins unanime). Pourtant Flaubert énonce (au moins) cinq arguments pour voir se réaliser le mariage entre Charles et Emma :
1. L’insistance sur le délaissement total d’Emma quand Charles apparaît : « […] elle se considérait comme fort désillusionnée, n’ayant plus rien à apprendre, ne devant plus rien sentir » (p. 107).
2. La réaction provoquée par Charles qu’elle ne peut comprendre et encore moins analyser : « l’anxiété d’un état nouveau, ou peut-être l’irritation causée par la présence de cet homme » (p. 107)28. Le mot irritation doit sans doute être pris ici avant tout dans le sens de « sensibilité exacerbée » (avec une possible nuance de sexualité éveillée). En même temps, le vocable s’accorde parfaitement aux réactions ultérieures d’Emma.
3. La compagnie d’abord agréable (!) de Charles. Ceci est d’autant plus remarquable que le futur médecin est d’emblée stigmatisé, dans le roman, comme une personne qui ne sait même pas prononcer son nom. Une des premières (et des plus fortes) plaintes d’Emma est la conversation banale de Charles29. Pourtant les échanges initiaux entre les futurs époux coulent sans trop d’encombres : « […] elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent » (p. 87).
4. L’intervention médicale chez le père Rouault, qui est de loin la plus réussie par Charles dans l’histoire entière, grâce à des circonstances particulièrement bénéfiques : « La fracture était simple, sans complication d’aucune espèce. Charles n’eût osé en souhaiter de plus facile » (p. 78).
5. Les raisons suffisantes additionnées par le père Rouault qui doivent compenser les côtés faibles du futur beau-fils : « […] ce n’était pas là un gendre comme il l’eût souhaité ; mais on le disait de bonne conduite, économe, fort instruit, et sans doute qu’il ne chicanerait pas trop sur la dot » (p. 89)30.
121Nonobstant tous ces motifs accumulés, dont certains relèvent de l’accidentel (l’intervention médicale réussie) ou de l’incohérence (la compagnie agréable de Charles), Flaubert choisit d’insérer une ellipse narrative d’une cinquantaine de minutes pendant que le père persuade Emma d’accepter le mariage31. Ce choix de composition semble révélateur de la difficulté de justifier le mariage par la motivation endodiégétique. Car, au fond, Emma a toujours nourri des rêves d’une existence supérieure et Charles a toujours été tout aussi médiocre. Comme l’exprime Gothot-Mersch (1966, p. 98) : « Charles est exactement le mari qu’il ne fallait pas à cette Emma. » Dans la perspective de la motivation, et celle de Crouzet évoquée dans le chapitre précédent (p. 78), cette remarque est à la fois correcte et incorrecte. Au niveau de la fabula, Emma mène une existence malheureuse qu’elle désespère de fuir parce qu’elle est clouée à un homme qui ne correspond nullement à ses attentes et qui est incapable de mériter son estime. Au niveau du sjužet, Emma doit être clouée à cet homme pour qu’elle soit malheureuse.
Après le mariage, c’est le statu quo de Charles qui pose le défi majeur de motivation. C’est d’abord un problème générique. Depuis l’étude classique de Watt (1957), on associe le roman réaliste au développement du personnage par l’interaction continue de celui-ci avec le milieu, ce qui n’empêche pas que Charles reste le même de la scène inaugurale, qui pose le futur mari comme un homme médiocre, jusqu’à la fin du récit. Les critiques ont tenté de justifier cette position statique de Charles de diverses façons : pour Desprez (1884, p. 30), « Charles reste trop bête pour s’apercevoir du mépris qu’on lui témoigne » ; selon de Cormenin (1857), « Bovary est né sous une étoile fâcheuse » ; d’après Johnson (2000, p. 89), il est le mâle castré ; aux yeux de Maraini (1998, p. 135-138), il faut faire un détour biographique et considérer la situation familiale de Flaubert pour s’identifier avec Charles.
Mais c’est encore plus un problème de l’intrigue. Dans sa fonction de mari sans valeur et pourtant profondément attaché à son épouse, il doit rester avocat du diable plutôt que médecin de campagne, c’est-à-dire garder sa passion pour Emma et ignorer son état véritable, quoi qu’il 122arrive et quoi qu’elle fasse. C’est surtout son ignorance de l’adultère qui nuit à la crédibilité du récit. Pour Privat (1994, p. 69), l’histoire présente « mille indices qui passent inaperçus ». Or, même si l’on suppose que Charles aurait une certaine personnalité crédule, bête, etc., il n’en reste pas moins qu’il fréquente régulièrement les habitants dans sa qualité de médecin ainsi que les lieux publics. Comme les liaisons d’Emma sont connues dans le village (« […] ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l’Hirondelle », p. 266), la société paysanne traditionnelle, jugeant de façon rigoureuse les actes d’autrui en raison du bon fonctionnement de la communauté d’après Privat (1994), aurait dû dénoncer Emma. Dans ce contexte, Bopp (1951, p. 239) émet des réserves importantes à la crédibilité du récit : « […] il nous paraît assez peu vraisemblable qu’ayant vu Mme Bovary s’afficher avec Léon, et plus encore avec Rodolphe, un des Yonvillais, client ou ami de Charles, n’ait pas dessillé les yeux à ce candide, à cet homme si trompable… »
En somme, il est possible d’identifier, à côté de l’enchaînement métonymique, une certaine tension compositionnelle dans Madame Bovary entre le monde diégétique représenté (qui se veut mimétique) et la fonction de Charles (qui doit rester dans l’ignorance)32. Dans notre perspective, et selon notre terminologie, cette tension concerne les rapports entre la motivation diégétique (qui se veut référentielle), endodiégétique (qui se veut cohérente) et téléodiégétique (qui se veut fonctionnelle) et elle concerne en particulier cet homme qu’il fallait et qu’il ne fallait pas à Emma, aux niveaux respectifs du sjužet et de la fabula. La section suivante explorera une autre tension narrative, toujours au sein de la littérature réaliste, occasionnée par l’insertion d’un autre élément problématique à adapter à la structure du récit.
123La motivation mythique (Balzac)
Comme bien d’autres romans de La Comédie humaine, Le Colonel Chabert (de 1832) présente une intrigue pleinement conditionnée par les rouages sociaux, historiques et juridiques, où les intérêts et les actions des personnages, qui se rapprochent de types sociaux, illustrent l’évolution historique de la société. Le protagoniste représente le parvenu durant l’ère de Napoléon qui a perdu sa place dans la société lorsqu’il y retourne durant la Restauration. Par son apparition et sa présence comme élément dérangeant, il met en question les valeurs de l’Empire rejetées par la nouvelle société en train de se former, avec le retour de l’ancienne noblesse et la montée de la bourgeoisie. La dominante du récit affiche donc ce système clos du réalisme où les différents niveaux de motivation semblent relever solidement de l’ordre mimétique : l’histoire doit progresser selon une causalité (diégétique) transposable au réel comme il est (exodiégétique) afin d’illustrer correctement la marche de l’Histoire (téléodiégétique).
Cependant, dans le roman s’infiltre un certain nombre de références à la mythologie grecque, et donc à un ordre intertextuel ou artistique. Le protagoniste, parti pour la guerre, revient après une dizaine d’années et fait son entrée sous l’apparence d’un mendiant qui cherche à entrer de nouveau dans sa maison pour regagner ses droits, ses biens et sa femme. Pour Vachon (1994, p. 141), Agamemnon serait la référence principale ; Citron (1961, p. xxx) remarque que « c’est un peu celle d’Agamemnon, et c’est aussi celle d’Ulysse33 ». Le récit contient aussi une scène où Chabert, enterré avec les morts, remonte de la fosse commune après la bataille d’Eylau. La narration de cette scène remplit tous les critères de la catabase (« le fait de descendre [aux Enfers] ») : le héros revient de son voyage parmi les morts pour raconter son expérience tout en souffrant du souvenir de l’épisode et de la difficulté même de narrer son aventure. La scène expose aussi des caractéristiques de la catabase, comme l’ambiance onirique, le mode grotesque et l’état d’emprisonnement34.
124La présence du mythe, c’est aussi la présence d’un autre système textuel, ce qui a des conséquences patentes pour l’analyse de la motivation. Le genre fonctionne comme régulateur central du monde diégétique puisqu’il instaure un cadre particulier à partir duquel les actions sont mesurées35. Dans les mots d’Eco (1985, p. 207), « l’hypothèse formulée sur le genre narratif détermine le choix constructif des mondes de référence » ; selon Ryan (1991), le « paysage générique » règle le champ mimétique en même temps qu’il hiérarchise l’information donnée36 ; d’après Jouve (2019, p. 28), « [t]out genre est en effet fondé sur un ensemble de conventions qui dessinent un horizon d’attente et que le lecteur assimile comme faisant partie des règles du jeu. » Chaque genre élabore ainsi plus ou moins sa motivation spécifique37. Déjà Chklovski (1990) analysait le roman policier, ce genre qui crée sa propre vraisemblance selon Todorov (1968, p. 146) : « En s’appuyant sur l’anti-vraisemblable, le roman policier est tombé sous la loi d’un autre vraisemblable, celui de son propre genre » ; Bermel (1990, p. 26) montre que la farce prévoit des actions accomplies par des personnages qui ne maîtrisent pas la situation et qui agissent en partie inconsciemment ; Sternberg (2012, p. 331) identifie un « besoin générique » d’un « méchant » dans la tragédie ; Propp (1970) constate que la motivation pouvait faire défaut dans le conte merveilleux, etc.
Étant donné que le genre, en tant que cadre de référence, ne relève pas d’un réel, mais d’un modèle qui modifie le réel d’après ses propres lois, sans reprendre entièrement la causalité référentielle, il s’agit d’une troisième variante du mode artistique. On aurait pu parler plus généralement d’une motivation littéraire, puisque certains aspects compositionnels (différents topoï, usage de paratexte, etc.) sont communs à plusieurs genres. Cependant cette épithète désigne déjà chez nous la double fonctionnalité de la motivirovka (diégétique et téléodiégétique). Nous optons 125alors pour l’épithète de motivation générique, en y incluant également des éléments littéraires qui dépassent tel genre isolé (voir le tableau 10).
Mode |
Définition |
|
Mimétique |
Causalité du réel ou d’un réel, transposée au (et opérante dans le) monde diégétique |
|
Artistique |
Modèle extérieur non médiatisé par le monde diégétique, mais avec lequel la fabula montre une corrélation suivant l’élaboration du sjužet |
|
Générique |
Conventions littéraires |
|
Sémiotique |
Système Des Signes |
|
Auctoriale |
Autorité de l’auteur implicite |
Tableau 10 – Cadres exodiégétiques, troisième variante artistique.
Pour Le Colonel Chabert, c’est donc la généricité mythologique qui nous intéresse. Si l’allusion aux destinées d’Ulysse et d’Agamemnon se retrouve sur un niveau bien général, sans vraiment affecter la narration du récit, la scène de la catabase est relatée en détail. Or, l’imaginaire du mythe impose un autre système de motivation que celui qui est opérationnel dans un roman de mœurs, où elle est fondée sur la psychologie et le contexte sociohistorique, selon Gendrel (2012). Le mythe vit, selon la formule heureuse de Gould (1981), sur un « écart ontologique » entre l’action et sa signification, écart que le mythe comble en proposant un modèle d’interprétation du monde38. Sa causalité est à imputer à une réalité supérieure et transcendantale (le destin, Dieu, le cosmos, la nature, etc.), alors que l’auteur réaliste, en rappelant les propos de Nøjgaard (1996), ne saura recourir à ce genre de « forces externes » pour expliquer le déroulement de l’histoire. Il doit au contraire articuler son histoire par métonymie et l’ancrer solidement dans un cadre mimétique.
Dans cette perspective, la scène de la catabase ne laisse pas de poser un défi de composition à Balzac par le simple fait que l’auteur doit « déplacer » le topos mythique dans le discours réaliste39. Dans un 126récit à dominante mythique, son insertion n’aurait pas causé de souci de composition particulière. La catabase instaure une étape naturelle dans le « voyage du héros » (Campbell et al. 1988) : le héros doit affronter des difficultés tout au long de son chemin ; il doit aussi les surmonter, comme part de sa formation. En d’autres termes, le topos se justifie par la motivation générique. En revanche, dans un récit qui se veut réaliste, c’est la motivation mimétique qui doit conduire le récit à la descente aux Enfers (motif qui se transforme forcément en lieu référentiel). Notons ici que Balzac aurait pu illustrer la bravoure énergétique de Chabert, sa confrontation avec la mort et sa renaissance symbolique (qui est la fonction de cette scène très symbolique40) en esquissant une scène dramatique sur le champ de bataille, ce qui aurait été parfaitement en accord avec le cadre référentiel du roman. Inspiré du gothique, il a choisi de présenter un exemple macabre d’ostranenie, c’est-à-dire une image étrange et défamiliarisante du réel.
Selon notre approche descriptive, il importe assez peu de décider si Balzac a réussi ou non à relever son défi de composition41. Nous constatons simplement que l’effet poétique est de taille, tout comme la tâche de justifier ce procédé poétique par l’emploi de la motivation mimétique. Cette entreprise se complique tout d’abord par l’aspect extraordinaire de l’évènement : le fait d’avoir jeté un homme vivant dans une fosse commune sans remarquer qu’il était « non-mort » (comme l’aurait écrit Greimas) et sans que le personnage s’en rende compte. Le fondement même de la scène répond alors à ce qui est difficilement imaginable42. Le côté insolite de l’évènement fait aussi que Balzac ne pourra recourir à sa stratégie fréquente de renvoyer à une norme ou à une maxime afin de récupérer le cas individuel par une motivation « généralisante » (c’est-à-dire qu’on imagine mal des phrases explicatives comme « c’était une de ces fosses communes où 127l’on se réveille… », ou « comme tous les soldats enterrés morts par inadvertance, Chabert… »)43.
Pour résoudre ce défi compositionnel, Balzac insiste sur la confusion de Chabert, qui annonce le récit de son expérience unique à l’avoué Derville de la façon suivante :
Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés […] Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. (p. 324)
Balzac introduit ici un premier doute quant à l’exactitude du récit. Il laisse aussi le colonel souligner ses possibles défauts comme source primaire : « Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus » ; « J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais » (p. 325). Au cours de la montée interviennent ensuite les motivants romanesques du hasard et de la chance44. Le héros se retrouve dans un espace « laissé par un hasard dont la cause [lui] était inconnue » et il reçoit du « secours inespéré » sous forme d’un bras détaché qu’il trouve « fort heureusement » (p. 325). Comme on le voit, Balzac abandonne petit à petit la narration réaliste. À la fin, Chabert renonce même à l’idée d’expliquer l’évènement : « […] je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi » (p. 325), annonçant donc une motivation « incomplète », variante déjà analysée (p. 88-90). Il est judicieux par Balzac de faire admettre ceci par Chabert, car la scène relate une montée physiquement irréalisable. Le colonel décrit comment il fraye son chemin à travers les cadavres durant une montée considérable. Au départ, il doit donc être solidement enterré par un bon nombre de corps, dont le poids accumulé devrait logiquement rendre tout mouvement impossible.
128Cette scène nous offre un cas intéressant quant à la perspective méthodologique à adopter pour rendre compte de la place de ce topos mythologique au sein d’un roman de mœurs. La solution n’est pas de faire du Colonel Chabert un récit fantastique, avec l’idée d’y voir deux modes mimétiques en opposition (le naturel et le surnaturel). Même l’idée de qualifier ce roman de « texte presque fantastique », comme le fait Mozet (1990, p. 51), ne se défend pas, malgré le mystère initial concernant l’identité de Chabert (qui est censé être mort) et la scène nocturne entre Chabert et Derville. La dominante du roman est clairement référentielle ; elle n’instaure aucune hésitation entre deux systèmes de causalité, comme c’est le cas du fantastique selon Todorov (1970). La dimension mythique s’insère en marge de l’analyse de la société, sans miner le mode mimétique dans l’ensemble.
Pour aborder cette dualité, nous écartons d’emblée la position critique qui date de Brunetière (1913, p. 121), pour qui seul le côté réaliste compterait dans l’œuvre balzacienne : « […] ce qu’elle contient de plus”romantique” pourrait bien être aussi ce qu’elle contient de moins”balzacien”. » Selon ce point de vue, on pourrait ignorer les éléments mythiques du récit, simples anomalies qui ne proviendraient pas du « vrai » Balzac. C’est de cette façon que Schehr (2009, p. 8) considère le côté romanesque, gothique, mystique, etc. de Balzac comme des déviations du réalisme (conformément à l’idée de voir le discours réaliste comme norme)45. Nous préférons nous inspirer de la remarque de Fernandez (1980, p. 282), pour qui le dualisme de Balzac « consiste en ce dédoublement que son intuition de l’être humain évoque : d’un côté la destinée réelle de cet être, de l’autre sa destinée figurée, héroïque, mystique, mythologique […] ». Comme le propose aussi Prendergast, ce n’est qu’en acceptant ce deuxième côté de Balzac qu’on arrive à cerner sa poétique contradictoire46.
C’est donc en embrassant Balzac comme « l’écrivain de tous les paradoxes », pour reprendre la formule de Dubois (2000, p. 170), qu’il semble préférable d’observer son emploi de la motivation. Comme la 129présence du topos de la catabase appelle un cadre exodiégétique transcendantal, où c’est son adéquation symbolique avec l’histoire racontée qui décide de sa présence et de son rôle dans le récit, le cadre référentiel à dominante métonymique s’efface pour laisser temporairement sa place à un système à dominante métaphorique. Selon Brooks (2010, p. 159), ceci serait une tendance fréquente chez Balzac : « L’excès du signifié par rapport au signifiant nous place une fois de plus devant l’entreprise essentiellement métaphorique de Balzac, par laquelle les gestes représentés du réel […] sont à la fois ce qu’ils sont et affirment être davantage. » Dans nos termes, l’articulation de la catabase illustre la tension entre deux systèmes exodiégétiques auxquels a recours l’auteur : l’un mimétique (référentielle), l’autre artistique (générique)47.
Bilan
Partant de l’exigence de justifier l’emploi des procédés poétiques, Jakobson constate, tout comme Chklovski, que la motivation mimétique occupe la fonction d’être le [dé]pendant de la motivation téléodiégétique. Dans sa tentative de créer un texte (et monde diégétique) plein, l’auteur réaliste accumule ce type de motivation du fait qu’il s’efforce d’expliquer le déroulement en substituant la causalité référentielle et métonymique (psychologique, sociale, historique, scientifique, etc.) aux finalités transcendantales et métaphoriques (mythe, symbole, Providence, fatalité, etc.). Jakobson appelle « réalisme E » le récit qui démontre une motivation conséquente et « réalisme D » la construction du récit par le principe de la métonymie et de la synecdoque.
La critique n’a pas eu tort de privilégier la motivation mimétique et métonymique dans le « réalisme C » de Jakobson, c’est-à-dire dans la littérature du courant réaliste du xixe siècle. Il nous a cependant 130semblé important de noter d’autres aspects du texte réaliste, au lieu de cimenter l’idée d’un discours parfaitement motivé, crédible, plausible, vraisemblable, etc. La présence et l’importance de la motivation métonymique dans les textes réalistes n’empêchent pas d’y déceler d’autres dimensions. L’art du remplissage causal et de la dissimulation de l’intrigue chez Flaubert s’accompagne d’un possible trouble de motivation pour justifier les tours et les détours du couple Bovary. Madame Bovary illustre une philosophie pessimiste de la vie et s’inscrit de façon critique contre la tradition romanesque, ce qui rend épineuse la tâche de fournir une motivation endodiégétique adéquate quant à cet aspect du récit. Chez Balzac, l’inspiration mythique crée une couche motivante supplémentaire. Sans ébranler la dominante réaliste, elle affiche la présence et la problématique d’un topos de nature métaphorique déplacé dans un discours à dominante métonymique.
Au niveau théorique, ce chapitre a exploré la motivation dans des textes réalistes sans établir de rapport figé entre l’emploi d’un certain type de motivation et certains effets de composition ou de lecture (vraisemblance, crédibilité, lisibilité, etc.). La motivation n’est pas réaliste par définition. Par cette prise de position, on évite de tomber dans l’amalgame des cinq réalismes de Jakobson. Nous souhaiterions réfuter l’idée essentialiste selon laquelle l’auteur (A) doit créer une motivation conséquente (E) qui est par définition de nature métonymique (D), modelée d’après la littérature du courant réaliste (C), qui constitue la référence de ce que le lecteur (B) trouve vraisemblable.
Le fait d’établir une équivalence entre la notion de la motivation en général et les types particuliers de motivation qui apparaissent souvent dans les textes réalistes crée une méthodologie peu fructueuse, car logocentrique, normative et réductrice. Le texte motivé et le texte réaliste se confondent d’après des suppositions théoriques où la définition de chacune des deux notions dépend de celle de l’autre, relation qu’il est possible de dénoncer et de déconstruire. Le rapprochement entre la motivation et le réalisme conduit encore à une disqualification de la motivation dans le discours non réaliste. D’où l’évaluation de la motivation, chez certains chercheurs, comme insuffisante, exagérée, non convaincante, extrême, subjective, etc. dans d’autres formes ou genres littéraires (notamment dans le romanesque ou dans le romantisme). Enfin, la confusion entre les réalismes C, D et E (et peut-être B) de Jakobson réduit les possibilités 131d’utiliser la notion de la motivation comme un outil d’analyse neutre, apte à éclairer la construction de toutes sortes de récits. En revanche, si l’on adapte une méthodologie descriptive, sensible aux mouvements de l’histoire littéraire et aux particularités génériques, la notion de la motivation atteint une tout autre potentialité. Son emploi devient plus riche, plus large, plus varié, plus dynamique, enfin plus relatif. Cette dernière perspective, qui est celle de Tynianov, sera l’objet du chapitre suivant.
1 Pour la différence entre motivation et intégration, voir la section sur Culler, p. 193-195.
2 Cf. Frye (1976, p. 37) : « The realistic tendency moves in the direction of the representational and the displaced, the romantic tendency in the opposite direction, concentrating on the formulaic units of myth and metaphor. »
3 Cf. Striedter (1989, p. 67), qui commente ainsi le principe métonymique de Jakobson: « This state of affairs makes it clear why Realism as a particularly highly motivated art was to a great extent a school of prose, and of emphatically metonymic prose at that. »
4 Voir l’analyse de Dufour (1998, p. 72), opposant le courant réaliste au xixe siècle, qui veut briser les conventions (réalisme A1 de Jakobson), à l’attente d’une vraisemblance traditionnelle chez le public (réalisme B2).
5 La problématique de la vraisemblance (lisibilité, cohérence, référentialité, naturalisation, effet de réel, etc.) entretient bien entendu des rapports étroits avec toute forme de réalisme. Dans cette section, nous nous limiterons cependant à la question de savoir comment on a conçu la motivation par rapport au courant réaliste en particulier. Nous reviendrons à la problématique plus générale de la vraisemblance dans notre chapitre sur Tomachevski.
6 C’est bien l’article de Jakobson sur le réalisme et la motivation littéraire comme possible trait définitoire de la littérature réaliste qui constitue le noyau théorique du présent chapitre. Nous profitons simplement du statut de Jakobson comme grand linguiste pour insérer, de façon assez arbitraire (!), la partie sur la motivation linguistique sous sa dominante.
7 Cf. Booth (1983, p. 57) : « There is a radical difference between those who seek some form of realism as an end in itself […] and those for whom realism is a means to other ends. »
8 Sternberg (2012, p. 354) : « Even the pursuit of convincing motivation, just like its exposure or abandonment, may itself form a “device” (function, end) […]. And this, of course, is what happens throughout the illusionist practice in all media, realism and its rhetoric of authenticity included. »
9 Cf. la métaphore de l’écran chez Zola (1864), qui est selon lui plus ou moins transparent selon les courants littéraires : « L’écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. »
10 Cf. Čiževskij (1974, p. 6-7) : « The metonymical quality of realism led writers to try to explain the personality and actions of their characters. […] It is assumed that a character is determined or at least influenced by his childhood, education, and heredity […]. »
11 Cf. Schmid (2020, p. 170) : « In der realistischen Poetik […] bestehen feste, geradezu als unumstößlich geltende Koppelungen von Charakter und Sprechweise, Bewusstsein und Weltwahrnehmung, Stimmung und Handeln […]. »
12 Cf. Fludernik (1996, p. 172) sur le roman du xviiie siècle : « The genre’s concentration on consciousness is therefore supported thematically by plots which authenticate excessive emotion and render the depiction of such emotion necessary despite, or maybe because of, its very extremity. »
13 Cf. Čiževskij (1974, p. 7-8) : « Characters [in romanticism] are capricious and are driven by the mysterious “night side of the soul,” by factors of which they are not conscious, and by fate and the destiny of their families. In realism, motivation must be credible above all else […]. That is the final step in the development of the novel […]. The romanticists did not think, of course, that plausibility mattered. They gave fantastic explanations—something is described as being the devil’s fault, for instance—or they gave no explanation at all […], or deliberately improbable explanations are offered […]. »
14 Cf. l’observation de Brooks (2005, p. 5) : « Once a radical gesture, breaking with tradition, realism becomes so much the expected mode of the novel that even today we tend to think of it as the norm from which other modes […] are variants or deviants. » Déjà Flaker (1964c, p. 213) notait l’usage d’évaluer tout discours d’après le réalisme comme point de référence de ce qu’on considère comme vrai.
15 Selon Pennanech (2012, p. 133-134), les formalistes auraient introduit le terme de démotivation. À notre connaissance, eux parlent seulement de texte motivé ou non motivé (ou encore de la mise à nu). L’idée de démotiver un hypotexte, ce qui implique une relation transtextuelle, vient de Genette (1982). – Pennanech (ibid., p. 137) a aussi utilisé le terme de démotivation pour désigner l’activité critique de dénoncer le caractère arbitraire du texte par une « lecture contrauctoriale ».
16 D’après Fludernik (1996) : reasonable (p. 172) et convincing presentation (p. 131). Cf. Murfin et Ray (1997, p. 330) sur les romans réalistes : « […] they establish convincing motivation for the thoughts, emotions and actions of the characters as well as for the turns and twists of the plot. » Voir aussi l’emploi du terme de « motivation réaliste » chez Cohn (1978, p. 175).
17 Herman et Vervaeck (2007, p. 218) sont les seuls, à notre connaissance, à poursuivre l’analogie linguistique de Genette, toutefois sans vraiment reprendre son analyse : « Story elements are arbitrary because they derive their meaning from their links with the other elements, and not from a connection with the logic of the real world […]. » Cependant, pour Genette, l’arbitraire peut aussi concerner la relation avec le monde réel (c’est même son point central).
18 L’exemple classique reste l’onomatopée, qui « imiterait » le référent par son signifiant : la transcription d’un rire par [a a a], [i i i] ou [e e e] est motivée tandis que l’utilisation de l’image sonore [dis] pour désigner le chiffre « 10 » est arbitraire (Cf. ten, zen, dieci, tio, etc.).
19 Cf. Pavel (1986, p. 3) : « […] within the Saussurean framework semantic stability constitutes a universal trait of semiotic systems. »
20 Pour une discussion sur l’idéologie comme signe absent de la création littéraire, voir Hamon (1984, p. 10-19).
21 D’après Jakobson (1966). Par exemple le signe « dix-huit » : « dix » et « huit » sont des formes d’expression gratuites, mais une fois que ces signes sont établis comme part de la langue comme système, leur combinaison en « dix-huit » pour désigner le chiffre 18 est demi-motivée.
22 Cela serait même, selon Mitterand (1994, p. 8), de façon assez paradoxale, « la tendance naturelle du paysage réaliste, par une dérive de son caractère nécessairement métonymique (qui le fait apparaître en contiguïté avec les personnages et avec l’action) vers une fonction métaphorique ».
23 Les textes analysés ont déjà fait l’objet de publications dans Bulletin Flaubert-Maupassant (« Pour un nouvel emploi de la motivation : l’exemple du couple Bovary », 2008, no 21, p. 131-144) et Australian Journal of French Studies (« La place du déplacement – réflexions sur la dimension mythique du Colonel Chabert », 2019, vol. 56, no 3, p. 287-306).
24 Maupassant parle ici de l’esthétique réaliste en général. On sait qu’il développe des pensées complémentaires sur la vision personnelle du monde dans son étude sur le roman (souvent appelée la « Préface de Pierre et Jean »), vision qu’il met aussi en pratique notamment dans ses derniers romans.
25 Culler (1974, p. 145) : « […] if in reading Madame Bovary we feel that Emma is indeed doomed, it is not because a convincing analysis has been presented but because we have become accustomed to Flaubert’s prose. »
26 Certains lecteurs contemporains ont estimé que tout aspect romanesque disparaît dans le roman pour céder la place à la vie réelle. Voici la conviction exprimée par une certaine Marie-Sophie Leroyer dans une lettre adressée à Flaubert du 18 décembre 1856 : « Je l’ai reconnue [Emma], aimée, comme une amie que j’aurais connue. […] non cette histoire n’est point une fiction, c’est une vérité ! cette femme a existé, vous avez dû assister à sa vie, à sa mort, à ses souffrances. »
27 D’après l’art de composition du romancier « illusionniste », qui « consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer » (Maupassant, 1987, p. 708).
28 Notons la présence de « ou peut-être », qui est une motivation auctoriale incomplète. C’est seulement après coup qu’Emma se rend compte de son ignorance initiale de l’amour : « Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour […] » (p. 101).
29 Selon Knight (1985, p. 31), Charles sait à peine parler (« can barely speak at all »).
30 Dans l’esprit métonymique, Flaubert précise bien entendu les affaires du père Rouault : « Or, comme le père Rouault allait être forcé de vendre vingt-deux acres de son bien, qu’il devait beaucoup au bourrelier, que l’arbre du pressoir était à remettre : – S’il me la demande, se dit-il, je la lui donne » (p. 89).
31 Cette scène fait partie des remarquables « silences de Flaubert », trait de composition élucidé dans deux ouvrages importants : Genette (1966) et Dufour (1997).
32 Il nous semble raisonnable de parler d’une « tension » au lieu de postuler, comme le fait Culler (1974, p. 151), que la séquence d’évènements du roman serait libérée de toute contrainte interne : « […] it is not governed by laws which determine how one thing follows another in what one might call syntagmatic sequences. Its system is rather that of an immense paradigm in which everything is equivalent and could replace anything else in the syntagma of chance. »
33 Cave (1990) énonce une remarque semblable : « It is as if Odysseus had returned, almost unrecognizable, after his death had been legally confirmed, to find Penelope remarried and his goods expropriated. »
34 Cf. la définition de la catabase par Clark (1979, p. 32) : « […] a Journey of the Dead made by a living person in the flesh who returns to our world to tell the tale ». Pour les traits spécifiques de la catabase, voir Frye (1976) et Falconer (2007).
35 Cf. Yacobi (1981, p. 115) : « […] a generic framework dictates or makes possible certain rules of referential stylization, the employment of which usually results in a set of divergences from what is generally accepted as the principles governing actual reality. »
36 Cf. Ryan (1991, p. 57), sur le genre : « […] predict what will be shown and hidden in a certain type of text, what will be given or denied significance ».
37 Par sa célèbre expérience où les lecteurs ont ajusté leurs stratégies de lectures en utilisant la notion du genre comme guide directif, Fish (1980) a démontré de façon éloquente l’influence de la prédisposition générique. Walsh (2007) traite la même problématique au niveau théorique.
38 D’après Gould (1981, p. 6) : « […] ontological gap between event and meaning ».
39 Frye (1957, p. 136) : « […] realism is an art of implicit simile, myth is an art of implicit metaphorical identity » ; « The presence of a mythical structure in realistic fiction […] poses certain technological problems for making it plausible, and the devices used in solving those problems may be given the general name of displacement. »
40 D’après la narration de Chabert : « […] j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère » (p. 325). Cette scène a donné lieu à des interprétations psychanalytiques, comme chez Baron (1998), à côté des études sociohistoriques, comme chez Brooks (1982).
41 Les jugements de cette scène ne manquent pas. Morand (1964) et Barbéris (1976) l’ont estimée vraisemblable ; Gascar (1974), Vachon (1994) et Roulin (2012) la trouvent invraisemblable.
42 Cf. Roulin (2012, p. 24) sur cette scène : « […] an experience so unique that it becomes unbelievable ».
43 D’après la terminologie de Genette (1968, p. 21) qui distingue la motivation « généralisante » de la motivation « restreinte » (cette dernière est proche de la motivation endodiégétique mimétique).
44 Cela rejoint la constatation plus générale de Fernandez (1980, p. 38) sur l’art de Balzac : « […] dès que le roman historique entre dans le détail des causes, et par là dépasse les grandes lignes de l’histoire, […] il rejoint la motivation romanesque et s’enferme dans le genre. »
45 Dans son ouvrage important sur le roman de mœurs, Gendrel (2012, p. 146-162) intitule même une section « Balzac avant Balzac », sans doute avec un clin d’œil au lecteur.
46 Cf. Prendergast (1978, p. 184) : « […] we have to educate ourselves into seeing his books not as homogenous, monolithic structures, but as housing contradictions and discontinuities of various kinds. »
47 La narration intradiégétique dans La Peau de chagrin, commentée dans notre section méthodologique (p. 47), montre une problématique semblable. Par convention littéraire, le narrateur intradiégétique peut raconter son histoire avec le même souci de détail et de structuration qu’un narrateur omniscient. Or, Balzac y traite la narration comme un fait réel, et tente de justifier l’acte narratif à travers la réplique du protagoniste.
- Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN : 978-2-406-13105-2
- EAN : 9782406131052
- ISSN : 2261-5717
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13105-2.p.0097
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/08/2022
- Langue : Français