Prologue Les désarrois d’Éric Orpellière
- Publication type: Book chapter
- Book: La Modernisation de l’État. Une promesse trahie ?
- Pages: 11 to 14
- Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 701
- Series: Économies, n° 3
Prologue
Les désarrois d’Éric Orpellière
Éric Orpellière se réinstalle en France. Son diplôme universitaire en poche, il avait quitté le pays dans les années 1970 pour l’Amérique latine où il aura travaillé jusqu’à sa toute récente retraite.
La ré-acclimatation à son pays natal lui cause quelques problèmes du fait qu’il n’y avait pratiquement gardé aucun lien pendant ces nombreuses années. Redécouvertes et surprises, étonnements et sentiment de déjà vu alternent durant les premières semaines de son retour. Certes cela concerne tous les aspects de la vie en société, mais aussi et surtout l’État et ses services.
Lorsqu’Éric désire se faire construire une maison, se fiant à des souvenirs très anciens, il veut demander à la Direction départementale de l’équipement les documents nécessaires à l’obtention d’un permis de construire. Il apprend alors tout à la fois que la demande est téléchargeable sur internet, que ce service extérieur du Ministère de l’équipement n’existe plus, et qu’au niveau départemental, nombre de ses compétences relèvent désormais d’une direction départementale interministérielle. Il découvre également qu’au niveau national le Ministère de l’équipement a disparu, absorbé par un Ministère de la transition écologique et solidaire, et que, de toute façon, dans le cadre de la décentralisation, la délivrance des permis de construire a été transférée aux communes. En somme son expérience des guichets publics acquise avant son départ se révèle obsolète à plusieurs titres.
Qui plus est, en discutant de leurs études avec ses neveux et nièces, il est surpris d’apprendre qu’une loi de 2007 dite populairement loi Pécresse a accordé l’autonomie aux universités alors qu’il croyait que celle-ci avait été acquise par une loi dite Edgar Faure datant de 1968. Éric pense donc que la loi Faure a dû être abolie entretemps, ou alors que sous le vocable commun d’autonomie les deux législations ne devaient pas traiter de la même chose.
12Quand il s’enquiert de savoir si le vote du budget de l’État comprend pour les dépenses toujours deux grandes étapes, à savoir la reconduction en bloc des crédits correspondants à ceux qui avait été votés les années précédentes suivie d’un vote détaillé du Parlement sur les mesures nouvelles, on lui demande ironiquement s’il revient de la planète Mars. Car une loi organique votée en 2001 a bouleversé la procédure budgétaire. Cette loi exige en effet une justification au premier euro des demandes budgétaires, car elle instaure une suppression de principe de tous les acquis budgétaires.
À peine remis du choc de la découverte de cette nuit du 4 août budgétaire, Éric est admis dans un hôpital public pour un problème de santé qu’il avait trop négligé jusque là. Il fait part à ses proches de sa crainte qu’on ne le garde trop longtemps hospitalisé, car il est bien connu que la rémunération au prix de journée des hôpitaux pousse ceux-ci à garder les gens trop longtemps. Son entourage le détrompe rapidement : l’instauration d’un système de financement des hôpitaux par la méthode dite du budget global suivie par l’instauration d’une tarification à l’activité n’incite plus du tout les établissements à garder les malades trop longtemps, bien au contraire.
Bref, en permanence, Éric Orpellière constate des changements très importants à ses yeux dans le mode de gestion de l’État et des organismes publics. Il en déduit que la politique dite de rationalisation des choix budgétaires promulguée en 1968 et dont il avait suivi les difficultés de déploiement avant son départ pour l’Amérique latine, avait finalement porté ses fruits. L’insouciance, la légèreté, l’esprit velléitaire du pays avaient certainement dû céder la place à de louables qualités de persévérance et de constance grâce à la réforme de l’État. De bons amis lui rient alors au nez : la rationalisation des choix budgétaires est une vieille lune, car morte et enterrée depuis plus de trente ans ! D’autres grandes opérations de réforme lui ont succédé entretemps. D’ailleurs l’heure n’est plus à la rationalisation mais à la transformation.
Des discussions plus prolongées avec ses interlocuteurs tout comme la lecture des journaux et magazines et le suivi de débats télévisés apprennent à Éric que les changements constatés ne résolvent pas tous les problèmes antérieurement connus des administrations publiques et qu’ils peuvent même en créer de nouveaux. Les hôpitaux craquent faute d’effectifs suffisants. Les dépenses des collectivités territoriales 13ont considérablement augmenté depuis les lois de décentralisation des années 1980, et pas seulement du fait des transferts de compétences et de charges plus ou moins bien compensés de l’État. Les fonctionnaires semblent démotivés par la persistance d’une politique de blocage du point d’indice donc de leur salaire de base.
Persistance de problèmes anciens, apparition de défis nouveaux : visiblement le remède miracle n’a pas encore été trouvé. Pire, les changements réels engendrent des effets non recherchés voire pervers, c’est-à-dire contraires aux objectifs poursuivis.
Heureusement pour sa quiétude intellectuelle, Éric se voit confirmer assez fréquemment l’existence de continuités fortes dans le fonctionnement de l’État. D’abord la fameuse École nationale d’administration existe toujours. Ses anciens élèves continuent à bénéficier d’un quasi-monopole d’accès aux postes d’encadrement supérieur de l’administration. De mauvais esprits énoncent même que cette école aurait dû être rebaptisée École nationale de gouvernement. Pas moins de trois des quatre derniers présidents de la République en sont issus ainsi que de très nombreux ministres appartenant aux gouvernements des dernières mandatures présidentielles. Certes un Institut national des études territoriales est entretemps venu s’ajouter au panorama des écoles de fonctionnaires : il forme les cadres supérieurs de la fonction publique territoriale. Pourtant ses dirigeants et le Centre national de la fonction publique territoriale auquel il est rattaché ont finalement choisi le mimétisme par rapport à l’ENA plutôt que de saisir l’opportunité d’une création très postérieure pour élaborer un modèle qui aurait davantage différencié et personnalisé la fonction publique territoriale. D’ailleurs l’idée d’une formation commune aux deux fonctions publiques est périodiquement remise sur le tapis par les amateurs du jardin administratif à la française, lesquels invoquent volontiers la nécessité de la cohérence de l’action publique à tous les étages des institutions.
Soucieux de rattraper son retard, Éric suit l’actualité avec avidité. Il est convaincu par ses lectures et ses discussions que la transition écologique est et sera un enjeu majeur pour l’avenir non seulement de son pays mais de toute la planète. À ses yeux la révolution du numérique est certes porteuse de menaces pour l’État et les libertés publiques, mais elle est aussi porteuse d’espoirs considérables : lutter contre la fracture territoriale, améliorer plus généralement les relations avec les usagers, 14stimuler l’efficience des administrations. Il entend même un expert parler d’une amélioration possible de la productivité de l’administration d’un facteur dix, permettant d’espérer la suppression du déficit budgétaire chronique de l’État. Bref il est désormais acquis à l’idée que de nouveaux instruments de gestion publique sont disponibles, que par exemple le recours à des évaluations des politiques publiques est nécessaire au bien commun et à la démocratie, mais que leur mise en œuvre s’avère difficile car elles suscitent beaucoup de scepticisme, et que la qualité de celles qui ont été réalisées jusque-là en France laisse trop souvent à désirer.
C’est à la suite de telles prises de conscience qu’il énonce ingénument à des proches bien informés qu’il suppose que dorénavant des domaines comme la transition écologique et l’insertion du numérique attireront les élèves hauts fonctionnaires les plus talentueux. Mais il est décontenancé lorsqu’il apprend que les choix de carrière de ces élèves les dirigent toujours et encore vers les vénérables institutions que sont le Conseil d’État, l’Inspection générale des finances et la Cour des comptes. De façon sans doute naïve il s’étonne que, alors que le discours public met très fortement l’accent sur l’action, les meilleurs éléments (ou réputés tels) continuent de privilégier le contrôle de cette action à l’action elle-même.
Novations réelles, continuités surprenantes, il se dit que son très long séjour à l’étranger lui aura fait perdre la mesure de la complexité française. Sur ces entrefaites il rencontre les deux auteurs du présent livre. Il leur supplie de l’aider à mettre un peu d’ordre dans sa compréhension de cette complexité. Après mûre réflexion ils décident d’écrire l’ouvrage qui suit pour tenter d’éclairer sa lanterne. Éric, bonne lecture !
Ce texte a bénéficié d’une révision éditoriale assurée par Catherine Paradeise et de l’aide à la mise en forme du tapuscrit de la part de Marie Lévy-Charbit.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-09951-2
- EAN: 9782406099512
- ISSN: 2417-6400
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09951-2.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-02-2020
- Language: French