Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Marionnette iranienne ou les Pouvoirs d'un objet hybride
- Pages : 7 à 11
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 15
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Avant-propos
J’aimerais commencer cet ouvrage en citant l’introduction intrigante du Théâtre de marionnettes de Marc Monnier rédigée par Victor Cherbuliez, auteur, essayiste, critique littéraire et membre de l’Académie française à la fin du xixe siècle.
Ami lecteur, permets-moi de te recommander ce petit volume. C’est, ne t’en déplaise, un recueil de comédies en vers ; la scène s’y passe en Fantaisie, et les personnages sont des marionnettes. Ne va pas t’écrier que les marionnettes te touchent peu, qu’elles n’ont rien de commun avec toi, que tu sens d’une espèce supérieure. […] Elles articulent tout crûment tout ce qui leur passe par l’esprit ; elles savent rire à pleines lèvres, ou crier à pleins poumons […] Et les coups de bâton ! […] Je conviens que le bâton est aussi nécessaire au théâtre de Guignol que les feuilles aux arbres et la laine aux moutons. Mais ne te gausse pas, s’il te plaît, tu aurais mauvaise grâce à sourire. Crois-tu donc que les coups de bâton soient absents du monde où tu vis, et parce qu’on te fait l’honneur de te les servir sous un déguisement qui révolte moins ton orgueil, aurais-tu l’âme assez simple pour ne les pas savoir reconnaitre ? […] Un mot encore, et j’ai fini. Apprends que ces comédies font rire, chose merveilleuse au temps qui court ! Oui, ces marionnettes prennent liberté d’être gaies : elles te tiendront des propos qui dérideront ta mélancolie, et comme le bouffon est chose très sérieuse, après t’avoir fait rire, elles te feront peut-être penser1.
Étonnée par la proposition de Cherbuliez, j’ai alors découvert que la marionnette, au-delà de l’époque et de la zone géographique dans lesquelles elle plonge ses racines, peut paraître une autre « chose » qu’une simple « chose » : c’est un « être » manipulé par un « être » vivant tout en se dépassant elle-même ainsi que celui qui la manipule. Ce « sur-être2 » 8émergeant d’un objet3 prend de l’ampleur et trouve même accès aux angles inexploitables de la scène théâtrale ou du plateau de télévision : mais comment fonctionne-t-elle donc ?
En 2005, j’ai été admise en études théâtrales à l’Université de Téhéran, qui n’est pas seulement la première université du pays, mais aussi un centre de gravité sociopolitique devenu le symbole des mouvements étudiants. On pourrait même prétendre que le monde à l’intérieur de l’université est en décalage avec l’extérieur. À cette occasion, j’ai participé à la fête de rentrée de notre département en l’honneur des nouveaux arrivants ; et c’est là que j’ai découvert Mobârak, le héros marionnettique iranien « en chair et en os ». Du haut de vingt centimètres, debout sur le sol et manipulé par deux fils, de sa voix aigüe il demandait des comptes à un professeur de l’université, insistant sur le fait qu’il devrait avoir honte de jouer dans les séries Z de la télévision iranienne. Ses invectives déclenchaient des fous rires de toutes parts. Enfin, quelqu’un a dit : « une marionnette ! Mais comment fonctionne-t-elle donc ? »
Je détestais les marionnettes traditionnelles iraniennes, car ma seule référence se trouvait dans ma mémoire d’enfant, lorsque la propagande, liée à la révolution islamique de 1979 et à la guerre de 1980-1988 contre l’Irak, était élevée : quelques images floues des marionnettes du Chah d’Iran et de sa femme dans l’esthétique traditionnelle et manipulées par des comédiens habillés à l’occidental. Enfant, attirée par la forme marionnettique et en recherche de moments joyeux à la télévision, je tombais sur les discours habituels. Plus tard, à l’université, alors que j’étais en deuxième année d’une licence de quatre ans et qu’il fallut choisir une spécialité pour les deux années suivantes, j’ai été dans l’obligation de participer aux cours généraux sur les marionnettes : persuadée de continuer mes études en littérature dramatique, je considérais davantage ces cours comme du temps perdu. Mais nos enseignantes4 parlaient des marionnettes avec un tel enthousiasme et un tel intérêt qu’il me paraissait impossible d’y être insensible ; d’autant moins en me souvenant de l’épisode de Mobârak face au professeur que tous estimaient incompétent. C’est ainsi que j’ai pris connaissance des propositions traditionnelles et contemporaines marionnettiques à travers le monde entier. Par ailleurs, 9grâce aux représentations et aux travaux des étudiants5 des promotions antérieures, j’ai pu constater l’ampleur de l’espace scénique et conceptuel propre aux marionnettes. Je me suis donc sentie assez intriguée par la marionnette et, participant à des créations marionnettiques, j’ai eu l’intuition qu’il existait quelque « chose » d’autre que cette « chose » que je manipulais. Pendant les répétitions, je ne me séparais pas de mes marionnettes. Nous nous promenions, ma marionnette et moi, dans le centre de Téhéran et je me réjouissais de communiquer avec les passants grâce à elle. Je me rappellerai toujours le regard des habitants de cette métropole dans laquelle la « communication urbaine » a du mal à s’exprimer. Avec ma marionnette de grande taille, j’abattais en quelque sorte la barrière imposée par la société et la culture : je développais langage qui me permettait de m’exprimer sans parole et à faire se détourner les passants, même un instant, de leur quotidien, sans pour autant être considérée comme une source de désordre social et moral (soupçonnées d’un tel discours, les femmes peuvent être condamnées). Tout cela grâce à une marionnette qui m’a encouragée à choisir la spécialité de théâtre de marionnettes afin de vraiment la découvrir. Mais comment fonctionne-t-elle donc ?
En cours d’histoire des théâtres de marionnettes, j’ai fait la connaissance de Punch et Judy, Pulcinella, Kasper, Karagöz, Polichinelle et de Guignol, tout en pensant toujours à Mobârak d’Iran. Toutes ces rebellions marionnettiques me fascinaient et je ne comprenais pas pourquoi ces personnages, malgré l’écart culturel, social et temporel, se ressemblaient autant. En 2007, lors du festival de théâtre étudiant de l’Université de Téhéran, j’ai pu assister à une représentation de Punch et Judy sur le campus de la faculté. Le maître marionnettiste anglais, seul avec ses petites marionnettes, maîtrisait tellement bien son petit castelet et les mouvements de ses personnages que même la langue du spectacle, en l’occurrence anglaise, n’empêchait pas le public, y compris des enfants, de rire de ses blagues. Nous, les étudiants, nous demandions comment il pouvait présenter une telle obscénité scénique, bien adaptée à son univers 10marionnettique, au sein d’une université iranienne. Apparemment, son jeu n’a dérangé personne. Plus tard, en octobre 2009, alors que j’avais terminé mes études en Iran et que je venais d’arriver en France, j’ai vu une version contemporaine de Kasper6 ; je l’ai trouvé fort vivant, avec une proposition scénique osée. Tout cela m’a conduite au choix du sujet de mon mémoire de master II7 : j’avais envie d’en savoir plus sur les marionnettes traditionnelles iraniennes et les marionnettes françaises. Ayant obtenu une bourse de recherche de l’Institut international de la marionnette à Charleville-Mézières, j’ai pu étudier le théâtre de Polichinelle et de Guignol. Ce dernier, né de la main d’un ancien ouvrier tisserand, était revêtu de l’habit des Canuts. Il représentait leur esprit de révolte et leurs revendications sociales dans le Lyon du xixe siècle. D’un côté, Mobârak d’Iran, le valet noir incarnant la volonté et les revendications du peuple et, de l’autre, Guignol de France participant à une révolution sociale, me poussaient à croire à une sorte de pouvoir invisible pour ces personnages marionnettiques, au-delà des contextes culturels et sociaux. Mes recherches de Master II ont développé l’horizon de ma vision marionnettique d’un point de vue sociopolitique. En comparant les deux théâtres de marionnettes iraniens et français, j’ai pu identifier quelques angles d’attaque et pistes de recherches grâce auxquels je pouvais envisager une réponse à mes questions face à la marionnette, sa nature rebelle, sa revendication sociale et politique ainsi que sa liberté scénique. Tout cela pouvait enfin me conduire à trouver une réponse à ma question : comment fonctionne-t-elle donc ?
J’ai donc entrepris cette étude, tout en sachant qu’il me fallait trouver une réponse à cette question récurrente. Je me retrouvais face à un vaste domaine et je ne savais trop par où commencer mon chemin. J’ai débuté ma réflexion dans la continuation de mes recherches de master, c’est-à-dire une étude comparative ; mais je me suis rendu compte assez rapidement que je devais réduire mon terrain de recherche pour m’approcher de ma problématique. À ce moment précis, j’ai réalisé que mes questionnements sur la rébellion marionnettique me venaient à l’esprit à chaque fois que se présentait un rapport au pouvoir dans un 11contexte sociopolitique et culturel : Mobârak à l’Université de Téhéran en 2005, Guignol au cœur des mouvements sociaux du xixe siècle en France. J’ai donc décidé de me concentrer sur l’Iran, mon pays natal, où ce rapport au pouvoir est particulièrement prononcé. Cela facilitait également mon parcours dans l’étude de mes hypothèses et le développement de mes idées. Dans cette exploration, j’avais besoin de recul, d’une certaine distance avec le sujet et d’une méthodologie pour pouvoir saisir les éléments variés de mes recherches avant de les analyser. C’est ainsi que j’ai débuté mon chemin.
1 Marc Monnier, « Au lecteur » l’introduction de Victor Cherbuliez, Théâtre de marionnette, F. Richard, Genève, 1871, p. 5-10.
2 En s’inspirant de Craig et de Kantor, voir aussi les actes du colloque « Surmarionnettes et mannequins : Craig, Kantor et leurs héritages contemporains » organisé par l’Institut International de la Marionnette en mars 2012, Carole Guidicelli (dir.), Surmarionnettes et mannequins. Craig, Kantor et leurs héritages contemporains, L’entretemps, Lavérune, 2013.
3 Même une image ou une voix dans les propositions marionnettiques contemporaines.
4 Homa Jedikar et Poupak Azimpour.
5 Je citerai spécialement Talyeh Tarighi, la metteure en scène de théâtre de marionnettes et Ahmadreza Alaï qui, après avoir fini ses études dans le département d’études théâtrales de l’Université de Téhéran, a décidé de poursuivre des études religieuses chiites à l’école de théologie. D’après mes informations, il aimerait arriver à un nouveau langage entre l’art et la religion islamique.
6 Grete L. et son K., mise en scène Jonas Knecht, octobre 2009, Théâtre aux Mains-Nues à Paris (XXe arr.).
7 Études comparatives du théâtre traditionnel de la marionnette iranienne et française, soutenu en juin 2010, sous la direction d’Eloi Recoing, Université Paris III – Paris-Nanterre.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10000-3
- EAN : 9782406100003
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10000-3.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/10/2020
- Langue : Français