Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine
2021, n° 29. L’Imposture et la littérature philosophique clandestine - Auteur : McKenna (Antony)
- Pages : 13 à 18
- Revue : La Lettre clandestine
Éditorial
Cette année, marquée par la pandémie du Covid, a été excessivement difficile pour les enseignants-chercheurs et pour les étudiants, car les conditions d’enseignement ont été constamment perturbées par les contraintes sanitaires. La diffusion en ligne des cours oraux ne peut pas remplacer pleinement le cours en présence et elle a mis en évidence, à mes yeux, ne serait-ce que par l’ennui que génère une longue conférence à l’écran, l’importance de l’écrit. Ce qu’on peut lire en quinze minutes exige une heure de lecture à haute voix. Il me semble que ce simple constat constitue un argument solide pour que les cours soient diffusés sous forme de textes écrits et que les séances en ligne (comme d’ailleurs en présence) soient consacrées au débat et à l’échange. C’est une voie qui nous permettra également de rapprocher l’enseignement de la recherche.
En revanche, le confinement a été très favorable à la recherche dans notre domaine (pour ceux du moins qui n’étaient pas épuisés par l’enseignement…) car les outils informatiques constituent désormais un accompagnement indispensable et efficace de nos recherches. La recherche de livres rares n’exige plus des voyages interminables à des bibliothèques spécialisées ; la recherche de tel terme ou de telle formule à l’intérieur d’un livre n’exige plus une lecture exhaustive des sources possibles. Pour tous ceux qui poursuivent des enquêtes d’attribution et d’identification – ce qui est souvent le cas dans le domaine de la philosophie clandestine – la recherche s’est transformée : elle est devenue à la fois plus étendue (par la disponibilité des livres et des manuscrits), plus rapide et plus efficace.
Et les résultats sont là. En célébrant les trente années de publication de La Lettre clandestine, je constate les immenses progrès réalisés dans la connaissance des manuscrits, grâce aux initiatives des chercheurs, aux inventaires et à la rubrique bibliographique de notre périodique ; progrès immenses aussi sur le plan de la publication des manuscrits philosophiques clandestins, qui ont désormais acquis une pleine reconnaissance 14de leur importance dans l’histoire des idées à l’époque classique : on trouve désormais l’inventaire des manuscrits clandestins sur le site de la Bibliothèque Mazarine (https://www.bibliotheque-mazarine.fr/fr/impc/introduction/les-manuscrits-philosophiques-clandestins), présenté par Geneviève Artigas-Menant ; ils sont édités et accompagnés d’indications bibliographiques sur le site de la philosophie cl@ndestine dirigé par Maria Susana Seguin (http://philosophie-clandestine.huma-num.fr/)1 ; ils sont publiés sous forme d’édition critique dans la collection « Libre pensée et littérature clandestine » aux Éditions Honoré Champion, qui accueille également les études critiques.
Plusieurs grands pas ont ainsi été faits vers une transformation de notre vision de la vie intellectuelle et culturelle aux xviie et xviiie siècles. En effet, malgré la thèse de René Pintard sur le « libertinage érudit » – et à cause même de ses catégories, du statut somme toute marginal qu’il accorde à la libre pensée et des jugements qu’il porte sur sa cohérence, comme l’a montré Jean-Pierre Cavaillé – le xviie siècle restait foncièrement, dans le cadre des études universitaires d’il y a trente ans, celui de Bossuet et de Pascal. La vie du théâtre était soumise à la même pression bien-pensante : les deux grands tragédiens faisaient l’objet d’études dramaturgiques, rhétoriques et poétiques ; ils étaient peu commentés en fonction de leur proximité, l’un de la Compagnie de Jésus, l’autre de Port-Royal ; Molière devait rester un divertisseur de la Cour et tout était fait pour qu’il le reste ; La Fontaine, un versificateur virtuose. Jusqu’au xxe siècle, Descartes était admiré dans la mesure où il confirmait la loi d’airain : « la raison, servante de la foi », et on admirait la cohérence féconde de Malebranche sans bien en percevoir les dangers. Or, ce monde-là a changé de face. Après les lectures structurales qui avaient montré l’autonomie du système, et contre le dualisme d’antan, un autre Descartes a aussi fait surface selon le témoignage de Regius et selon l’analyse des déviations imposées par Victor Cousin (D. Antoine-Mahut). Le Theophrastus Redivivus témoigne de l’importance des sources anciennes (Lucrèce, Plutarque, Cicéron) et des naturalistes italiens (Cremonini, Pomponazzi, Campanella, Vanini), qui permettent d’envisager un « monde sans Dieu » ; les implications de l’infinie perfection de la nature divine selon l’analyse de Malebranche sont mises en évidence par Jean Terrasson dans son Traité de l’infini créé, par Camille Falconet dans ses Réflexions morales et métaphysiques et par 15Yves de Vallone dans son traité de La Religion du chrétien conduit par la raison éternelle. La filiation entre le Theophrastus Redivivus de Guy Patin, les Réflexions de Falconet et les Discours de Rousseau permet de reconstituer la véritable cohérence – et les mutations – de la libre pensée aux xviie et xviiie siècles. Elle peut paraître paradoxale, puisque l’athéisme de Patin se transforme, sous l’influence de Malebranche et de Spinoza, en un « système » qui découle tout entier – par une logique implacable – des perfections infinies de Dieu. Le nouvel athéisme se présente précisément comme une nouvelle conception de Dieu, qui est désormais un principe universel dépourvu de toute qualité anthropomorphique. Or, sur ce plan, le père Tournemine n’est pas dupe : il déclare (1715-1718) qu’il est absolument inutile d’employer le nom de « Dieu » pour qualifier la cause première de l’univers alors qu’on la réduit à la nécessité aveugle de la nature. Les manuscrits philosophiques clandestins réalisent ainsi – à l’aide de Malebranche et de Spinoza – la mue de l’athéisme qui sera celui du xviiie siècle.
La philosophie clandestine apporte aussi une réponse à ceux – tel René Pintard – qui jugeaient inaboutie la libre pensée au xviie siècle. La Mothe Le Vayer restait ambigu à leurs yeux ; Gassendi également, dans ses réécritures latines ; les audaces de Naudé étaient réservées à un public d’élite ; Lapeyrère désavouait ses thèses, et ses écrits accomplis restaient manuscrits. Comme le révèle le cas de Guy Patin, cette vision, qui maintenait la libre pensée dans les marges de la « grande » histoire intellectuelle, faisait peu de cas de la répression féroce exercée par les autorités civiles et religieuses. La correspondance de Patin témoigne des subterfuges nécessaires et des limites des audaces permises : il peut critiquer le pape et le clergé, la Compagnie de Jésus et les moines de tous bords, le dogme très profitable du Purgatoire, mais il faut qu’il s’arrête au seuil du « sanctuaire » et qu’il s’acquitte d’une formule dévote qui rattrape tout. Et il ne manque pas de se plier à cette discipline. Cette dissimulation était nécessaire, comme en témoignent ses propres témoignages sur les nombreuses exécutions en place de Grève. Et elle était efficace : peu importe ses lectures et ses fréquentations, peu importe ses trafics et sa contrebande et la violence de ses polémiques : l’athéisme de Patin restait jusqu’à aujourd’hui tout simplement impossible. Et cependant, dans son traité clandestin, il déclare : « Or, j’estime qu’aucun siècle n’a jamais été – même les siècles des persécutions – plus remarquables 16par l’incrédulité et le mépris de la foi que ce siècle où nous vivons2 ». L’attribution à Patin du Theophrastus Redivivus ouvre donc les yeux sur la nécessité et sur la réalité de cette dissimulation. Son « héritier », pour ainsi dire, Camille Falconet pratique lui aussi une discrétion absolue : on vante la richesse de sa bibliothèque, mais jamais l’audace de ses convictions. En 1747 encore, tout ce milieu déplore et regrette les indiscrétions de La Mettrie qui entraînent son exil brandebourgeois. Le constat de cette répression rigoureuse exige de notre part l’étude attentive des lapsus, du non-dit, de l’ironie, des implications implicites de la lecture « entre les lignes », des textes cachés et anonymes : elle témoigne de l’existence de la philosophie clandestine, cachée, masquée, mais bien vivante.
Dans le dossier qui est présenté dans le présent numéro de La Lettre clandestine, cette dissimulation est mise en évidence comme l’autre face de l’imposture (N. Gengoux, G. Mori) : elle répond à l’imposture – ou « erreur salutaire » – imposée par les autorités civiles et religieuses et peut même répondre au « besoin » d’illusion face à une vision tragique de la condition humaine (S. Giocanti). Chez Molière, l’illusion théâtrale est d’ailleurs le seul remède à l’obsession des héros – tels que le « bourgeois gentilhomme », le « malade imaginaire » – qui entraîne des conséquences sociales néfastes (M. Rosellini). Isabelle Moreau explore les connotations de l’imposture et du fanatisme dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle : les articles sur le « prophétisme de faction » permettent à Bayle de renforcer ses attaques polémiques contre le millénarisme fanatique de Jurieu. De son côté, Brueys inscrit le fanatisme de Jurieu dans un vaste mouvement international d’imposture spirituelle : son Histoire du fanatisme est commentée par Bayle et contrée par Jurieu, qui prétend exclure l’imposture là où il y a inspiration millénariste. Robert Challe frappe par la véhémence de sa dénonciation de l’imposture religieuse et de son exigence personnelle de vérité (G. Menant), tout comme celle du curé Meslier dans les accusations qu’il lance contre l’Église et contre l’État (F. Toto, M. Tizziani). Il a été récemment question de l’écriture « féminine » des Examens de la Bible de Mme Du Châtelet : Natalia Zorrilla nous invite à détecter dans les conseils de Thrasybule (Nicolas Fréret) à Leucippe une philosophie qui éclaire l’esprit des 17femmes sur l’imposture religieuse qu’on leur impose mais qui prend soin de les mettre en garde : il faut néanmoins respecter les exigences sociales de « décence » et de « modestie » qui s’imposent socialement et « naturellement »…
Le dossier des Varia est également très riche en articles substantiels : sur la redoutée « contagion » de l’athéisme et du libertinage dans le discours apologétique (J.-P. Cavaillé), sur l’attribution du Theophrastus Redivivus à Guy Patin (G. Mori) et des Réflexions morales et métaphysiques à Camille Falconet, membre-fondateur de l’Académie de Lyon en 1700 (G. Mori et A. McKenna), sur la composition du Traité de l’infini créé par Jean Terrasson d’après le témoignage de François Bottu de La Barmondière, seigneur de Saint-Fonds, ami de Falconet et membre lui aussi de l’Académie de Lyon (A. Del Prete). M. Benítez présente une nouvelle copie de la version clandestine de la Lettre sur M. Locke de Voltaire, et A. Mothu et E. Boussuge apportent une extraordinaire moisson de précisions bibliographiques sur les ouvrages du baron d’Holbach d’après le témoignage d’un exemplaire du Système de la nature (Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1770) annoté par Charles Claude Naigeon, dit Naigeon le jeune, frère cadet de Jacques André. Parallèlement à cette étude, on pourra d’ailleurs consulter l’édition en ligne des papiers de Marc-Michel Rey, le grand imprimeur des auteurs clandestins, dirigée par Christelle Bahier-Porte et Fabienne Vial-Bonacci : http://rey.huma-num.fr et leur Cahier de recherche : http://mmrey.hypotheses.org/.
On trouvera également dans le dossier Varia les comptes rendus approfondis de deux ouvrages essentiels : la nouvelle édition de l’Ethique de Spinoza dans le cadre de l’édition critique de l’ensemble de ses Œuvres sous la direction de P.-F. Moreau, et le deuxième tome de la monumentale étude de Martin Mulsow, Radikale Frühaufklärung in Deutschland 1680-1720,Göttingen, Wallstein Verlag 2018 (tome I : Moderne aus dem Untergrund ; tome II : Clandestine Vernunft).
Ces études s’accompagnent d’une bibliographie très riche d’éditions et d’études critiques ainsi que d’une liste étonnante de nouveaux exemplaires manuscrits de textes connus (Boulainviller, Cyrano de Bergerac, Geoffroy Vallée, Pierre Cuppé, Voltaire, Toland, le curé Meslier, le Traité des trois imposteurs, Jean Terrasson) et de quelques inconnus (Vers de Mr Voltaire à l’auteur des trois imposteurs, et L’Apocalypse de Meliton ou révelation des misteres cenobitiques par Claude Pithois, le précurseur de Pierre Bayle 18à l’académie de Sedan). S’y ajoute la découverte d’une nouvelle version de la pièce Agrippine. Tragédie de Cyrano de Bergerac, mise en valeur ici par Alain Mothu.
Enfin, nous avons la tristesse d’annoncer le décès de trois collègues et amis très chers au cours de l’année 2020 : Justin Champion (Royal Holloway College, Londres), Paolo Cristofolini (École Normale Supérieure de Pise) et Emilio Sergio (Université de Calabre). Ils ont tous trois participé à nos travaux et ont publié des études précieuses. Nous leur rendons hommage dans ce volume, que nous dédions à leur mémoire.
Antony McKenna
IHRIM –
Université de Saint-Étienne
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-406-11884-8
- EAN : 9782406118848
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11884-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/06/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français