Préface La race dans la Caraïbe
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Fabrique de la race dans la Caraïbe de l’époque moderne à nos jours
- Auteur : Célestine (Audrey)
- Pages : 7 à 13
- Collection : Rencontres, n° 514
- Série : Histoire, n° 11
Article de collectif : 1/16 Suivant
Préface
La race dans la Caraïbe
Le projet d’un livre prenant pour objet la race dans la Caraïbe, de la part de chercheurs français ou, pour la plupart, en poste en France, est aujourd’hui particulièrement précieux. Alors que les débats, les polémiques agitent l’université, la société, l’espace public, des chercheurs continuent à travailler, à échanger, à proposer et à écrire pour analyser et comprendre la manière dont la race s’est construite, renforcée, a été appropriée, déconstruite, reconfigurée. En partant de la Caraïbe, les auteurs et autrices de l’ouvrage analysent une aire géographique fragmentée du point de vue linguistique où des puissances coloniales se sont déployées mais qui a aussi constitué l’un des plus importants laboratoires de façonnement de la fiction « race ». Éric Roulet explique dans son chapitre la mise en place de ces catégories dès la première moitié du xviie siècle et l’articulation entre statut, origine et racialisation. La place des déplacements forcés de population, des génocides, la place centrale du passé esclavagiste, la réalité coloniale ont uni des terres qui se trouvaient elles-mêmes au cœur des batailles impériales européennes plusieurs siècles durant.
Bien que l’histoire de la Caraïbe soit essentielle à la compréhension de l’histoire politique, sociale et culturelle française, son étude, de façon qui pourrait sembler paradoxale, s’est trouvée cantonnée à quelques recherches individuelles, çà et là, très peu institutionnalisée si l’on excepte le cas de l’Université des Antilles. En réunissant des chercheurs plus ou moins avancés dans la carrière académique, venus de plusieurs disciplines, l’ouvrage permet d’envisager le déploiement de la race et du racisme dans les sciences sociales, les arts mais également les sciences du vivant ou les sciences dures. Il sonde ainsi la manière dont l’histoire de cette fiction, la race, est entremêlée à la construction des peuples et des sociétés sans se cantonner à la Caraïbe francophone. 8Les études caribéennes sont, sans doute, vouées à être fondamentalement comparatives. La pesanteur du passé commun et la prégnance de la race expliquent là aussi la curiosité intellectuelle des spécialistes de la région, toujours enclins à regarder les travaux et les réalités sociales des territoires voisins.
Outre la bonne nouvelle qu’il constitue pour les études caribéennes en France, l’ouvrage s’inscrit également dans un champ académique traversé par d’innombrables controverses sur la race alors que mille pratiques d’assignation raciales, héritage des siècles passés, façonnent la société française contemporaine. Là encore, une approche pluridisciplinaire, diachronique s’avère nécessaire.
Au-delà d’un essai de définition de ce qu’est la race dans tel ou tel espace caribéen, les différents chapitres s’attellent à montrer les configurations au sein desquelles advient la race. Ce qui la fait exister, la maintient, la modifie, l’ancre. À l’encontre d’un « métropolisme méthodologique » qu’évoque Elsa Dorlin dans son chapitre ou d’une trop grande focalisation sur les travaux en provenance des États-Unis, recours précieux de nombreux chercheurs français sur les questions raciales, l’ouvrage multiplie les voix, les époques, les objets et les méthodologies, dans une démarche qui pose la question de la position épistémologique et invite finalement à considérer la race, mais également le racisme, dans trois dimensions essentielles.
La race matérialisée
C’est tout d’abord comme réalité matérialisée que la race est analysée. Ainsi plusieurs textes rappellent la naturalisation progressive d’une altérité dans le contexte colonial et les usages faits des sciences et notamment de la médecine dans la définition et la perpétuation de la race, faisant des corps des véhicules de l’idéologie raciste. Incarnée dans des pratiques et des discours scientifiques et médicaux déployés sur et à propos de corps construits comme « noirs », l’ouvrage plonge d’emblée dans une appréhension matérielle, parfois matérialiste, de la race. Au-delà de la couleur de peau, de l’épiderme, on cherche à 9l’intérieur des corps des traces de la différence, de l’altérité radicale, de la pathologie également, signe infaillible d’une infériorité qui ne peut être décrite que par le phénotype ou l’épiderme. Sans doute parce que dans la Caraïbe encore plus qu’ailleurs, race et couleur de peau ne sont pas la même chose. De la matérialité du corps racialisé à la représentation de celui-ci – dans les arts, dans la peinture – la race se déploie d’une manière dont il est difficile de s’échapper. En particulier alors que les sciences et les arts se développent de façon articulée pour inscrire durablement la différence et la hiérarchie raciale (Lafont, 2019). Dans la logique de « confrontation des types humains » qu’évoque Carlo Célius dans son chapitre et qui s’étend dans le monde et singulièrement dans la Caraïbe, la race s’insinue dans les arts et dans l’esthétique comme elle avait déjà modelé les sciences et notamment la médecine. L’insistance sur la matérialité de la race qui traverse plusieurs textes de l’ouvrage renvoie précisément à un point aveugle de l’analyse matérialiste trop souvent incapable de « voir » cette double dimension corporelle : la race et le sexe. C’est en dévoilant l’invisibilisation de la race dans le marxisme notamment, qu’Amina Damerdji réexamine une généalogie intellectuelle antiraciste qui passe par C. L. R. James, James Baldwin, les féministes intersectionnelles comme Gloria Anzadualda ou Audre Lorde, des auteurs plus récents comme Ta-Nehisi Coates. La matérialisation de la race dans des corps noirs renvoie également au rappel de la présence de longue date de ces derniers en Europe comme le rappelle Arturo Morgado-García à propos de l’Espagne du xviiie siècle. À la présence physique de ces corps dans la vie quotidienne s’ajoute celle des annonces dans les journaux sur la fuite d’esclaves, des manuels de médecine détaillant ces corps radicalement autres et de nombreux autres supports imprimés. Alors que les imaginaires nationaux européens, ici celui de l’Espagne, se sont souvent construits en projetant « au-dehors », la réalité de l’esclavage dans les Amériques, dans la Caraïbe, l’ouvrage rappelle la prégnance de leur présence.
10La race appropriée
La matérialisation de la race dans les corps permet également d’envisager les régimes d’appropriation de celle-ci, un deuxième enjeu clé de l’ouvrage.
L’histoire de la race est très largement celle d’une assignation, d’une réduction d’individus ou de groupes à un phénotype, à une généalogie, à une infériorité intrinsèque, qu’elle soit inscrite dans les corps ou dans l’histoire. Mais c’est également celle de la manière dont ceux et celles sur qui s’exerce l’opération d’assignation et de réduction en font « quelque chose ». La manière dont est travaillée la race par ceux qui y sont assujettis. Cette appropriation peut amener la catégorie d’oppression à devenir le lieu et l’objet d’une affirmation identitaire. Par l’opération désormais connue de retournement du stigmate, ceux que l’on pourrait qualifier de « mondes noirs caribéens » ont mené sur divers plans une résistance au sort qui leur était fait dans les représentations mentales, culturelles, ou iconographiques. Carlo Célius interroge ainsi l’importance du portrait pour les peintres haïtiens du xixe siècle qui, sans remettre fondamentalement en cause la construction de la notion de « beau », questionne le discours esthétique empreint de hiérarchisation raciale. Ces opérations de retournement de stigmate ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu’elles sont appuyées par la volonté politique. Ainsi, en Martinique, on célèbre dans la seconde moitié du xxe siècle le statut de « Nègre » à la suite d’Aimé Césaire, opérant ce faisant, une déconstruction de la « condition de nègre », ressort racial et raciste mobilisé par la « minorité dominante » (Beaudoux, 2002) de l’île, les Békés, pour rattacher de façon permanente les Noirs à la condition servile. Alors que la figure négative du Nègre est rattachée aux ouvriers d’ascendance africaine à partir de la fin de l’esclavage, elle devient une figure positive dont on peut être fier à la période contemporaine. Ce retournement imprègne les discours et échanges politiques et symboliques de nombreuses sociétés au moment où émergent les nationalismes caribéens. Le retournement du stigmate, la fierté d’être noir envers et contre des siècles d’histoire se heurte cependant à plusieurs écueils en pratique. Tout d’abord, en demeurant une dimension structurante des identités sociales, la race appropriée ne fait que se reconfigurer. Ainsi, dans le contexte cubain, Amina Damerdji montre comment la mise en avant du métissage, érigé 11en valeur constitutive de la nation même, constitue en pratique un déni du colorisme et de la race comme principe toujours structurant de la société. Ensuite, comme le montre Sébastien Nicolas dans son chapitre, au discours sur la fraternité raciale succède une réactivation des stéréotypes raciaux contribuant à faire des anciens « frères haïtiens » auxquels on se doit d’être solidaires, des êtres radicalement autres, étrangers et surtout dangereux pour le « corps » national.
S’il y a quelque chose de désespérant à cette reconfiguration de la race et aux pratiques d’exclusion qu’elle provoque, elle amène à une question centrale pour ceux et celles qui l’étudient et l’analysent : comment faire d’une catégorie d’oppression un outil d’émancipation ? Cet enjeu, au cœur de la pensée antiraciste est cependant extrêmement délicat à manier. Dans son chapitre, Jean-Luc Bonniol aborde l’enjeu en inscrivant l’antiracisme dans une généalogie double et partant, une double alternative : l’universalisme abstrait ou l’essentialisme stratégique qui constitue dans la pratique un différentialisme. Il y a là matière à débat, car de nombreux penseurs ont fait voler en éclat une telle dichotomie. Lorsque James Baldwin indique être un « enfant du pays » (Baldwin, 2019), il ne le fait ni au nom de la revendication d’une différence ni au nom de l’universalisme abstrait. L’appropriation de la race pour en faire un élément de fierté, de promesse de lendemains meilleurs, de solidarités pour s’en sortir, pour survivre fait bien partie de ce que Jean-Luc Bonniol désigne comme la race en tant que « catégorie pratique ». S’agit-il pourtant toujours d’une forme d’impasse identitaire différentialiste ? La question fondamentale que pose cependant Jean-Luc Bonniol est pourtant bien celle de la pertinence de l’usage de la race à des fins antiracistes et on comprend qu’elle ne saurait être évacuée.
Contourner/éviter la race
Envisager la race dans la Caraïbe, c’est aussi entrevoir les formes données à son évitement. Le contournement comme modalité de résistance à l’assignation raciale. Il n’est pas étonnant que la littérature constitue un espace privilégié pour cela, tant est nécessaire la puissance 12de l’imagination pour qu’un tel contournement puisse avoir lieu dans un espace si marqué par la race précisément. Aux États-Unis, c’était déjà le projet d’une autrice comme Toni Morrison qui parallèlement à un projet littéraire et éditorial de création d’un canon littéraire noir, aspirait, en pratique à un projet radical : celui du démantèlement de la race dans son œuvre. Pour d’autres comme Jamaïca Kincaid ou comme Maryse Condé, dont il est question dans le chapitre de Tina Harpin, il y a la défense d’une singularité. L’œuvre et la trajectoire de l’autrice guadeloupéenne montrent bien comme il est difficile de conjurer le « maléfice » de la couleur et de la race tant il hante les sociétés caribéennes. Comme le montre Tina Harpin, c’est ici l’écriture de soi qui ouvre la voie au projet d’affirmation de soi et de déconstruction de la race : le refus de l’« icônisation », de la « catégorisation » et finalement de l’enfermement sans pour autant être dupes des principes abstraits jamais appliqués. La trajectoire de Maryse Condé, son éducation, son adoubement par le monde académique états-unien où elle est longtemps en poste et dans une certaine mesure par la France lorsqu’elle devient présidente du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage, tout cela fait sans doute d’elle ce que la sociologue Patricia Hill Collins désigne comme les « outsiders within » (Collins, 1986). Elle est ainsi sans doute de celles qui utilisent leur relative marginalité à l’intérieur de cercles de pouvoir ou de prestige auxquelles elles appartiennent pour faire preuve de créativité et imaginer des mondes et tenter des définitions de soi hors de la race. Ce pouvoir de l’imagination et de la création littéraire, notamment pour parvenir à s’en sortir après des siècles d’assignation raciale, constitue l’une de ces armes offertes à nombre d’auteurs et d’autrices de la Caraïbe.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est le seul qui n’a, à première vue, pas directement trait à la Caraïbe. Le philosophe Mathieu Renault y revient sur ce qui constitue le prolégomène des sciences sociales contemporaines prenant la race pour objet : le rappel de son caractère non biologique. Rappelant la genèse historique et institutionnelle de l’anti-racisme comme « révolution copernicienne » de l’anthropologie, il en appelle cependant à la nécessité de prendre au sérieux le terrain de la biologie abandonné à des penseurs qui n’ont pas nécessairement le souci d’une analyse de la race dans une perspective critique et émancipatrice. Alors même que le corps dans toute sa matérialité constitue le véhicule 13privilégié de la race, il montre, d’une manière qui peut au départ paraître contre-intuitive, comme il est essentiel de penser à toutes les formes de reconstruction du concept de race au début du xxie siècle. Le texte qui n’est pas explicitement ancré dans la Caraïbe renvoie malgré tout à des passions qui se développent très fortement dans la région. Ainsi, à la faveur des débats renouvelés sur la généalogie, la mémoire de l’esclavage ou des réparations de l’esclavage colonial, on constate depuis plusieurs années un enthousiasme renouvelé pour l’épigénétique. Ou plutôt, pour une forme simplifiée des résultats de cette science qui aboutit à la croyance, assez générale, dans l’importance de la transmission intergénérationnelle du trauma de l’esclavage. Ainsi, Mathieu Renault invite ainsi à garder à l’œil ces nouvelles sciences de la race et du racisme ou plutôt, à organiser et perpétuer le dialogue entre sciences sociales et sciences dures, rappelant, une fois de plus dans l’ouvrage, l’importance de la matérialité de la race.
Ce sont ainsi plusieurs champs d’investigation qui sont ici présentés. Autant de fils à tirer pour une appréhension renouvelée tant des études caribéennes en France que celles sur la race et le racisme.
Audrey Célestine
Université de Lille
- Thème CLIL : 3378 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique
- ISBN : 978-2-406-11495-6
- EAN : 9782406114956
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11495-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/08/2021
- Langue : Français
- Mots-clés : Sociologie, sciences politiques, matérialisme, réappropriation, assignation raciale, résistance