Avant-propos Où en sommes-nous avec Suarès ?
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Couronne littéraire d’André Suarès
- Auteur : Murat (Michel)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Rencontres, n° 172
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 25
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Avant-propos
Où en sommes-nous avec Suarès ?
Dans la notice que j’avais rédigée pour présenter le colloque que j’organisais à la Sorbonne et à l’École normale supérieure en 2013 sur André Suarès, j’évoquais une œuvre « dispersée, encore en partie inédite, réduite à quelques images hagiographiques ou caricaturales ». Ce point de vue était celui de Michel Drouin, qui a déployé pour faire connaître Suarès une énergie qui force le respect. C’est lui qui m’avait convaincu d’organiser un colloque, plus de dix ans après celui de Malagar. Il a trouvé la force d’y participer et de l’animer, alors qu’il était déjà très atteint par la maladie. Maintenant qu’il nous a quittés, je ne puis faire moins que de dédier à sa mémoire, comme un dernier hommage, la publication du présent volume. Michel Drouin était un militant de la cause suarésienne, et à bien des égards, il avait faite sienne l’incessante revendication du poète. Suarès s’est vu méconnu de ses contemporains : non pas ignoré, mais jamais mis à sa juste place, celle où lui-même se situait. L’aura des vaincus, des maudits, des prophètes, il se présente avec elle ; il l’arbore. Pourtant, au moment de présenter ce travail, je dois reconnaître que, pour qui considère avec attention la publication et la réception de son œuvre, le tableau n’est sans doute pas si sombre.
Certes il reste dans le fonds de la bibliothèque Jacques-Doucet une masse importante d’inédits. Mais l’œuvre publiée est considérable, et elle n’est pas tombée dans le noir du temps. On n’a pas réédité les Images de la grandeur (1901), ni La Tragédie d’Elektre et d’Oreste (1905), ni, ce que je regrette davantage, les Lais et Sônes (1909). Mais les ouvrages principaux publiés par Suarès avant la guerre de 1914 ont été repris entre les deux guerres : Voici l’homme, par exemple, paru en 1906 à la Bibliothèque de l’Occident, est repris partiellement chez Stock en 1922 avec une préface de Florent Fels, puis intégralement chez Albin Michel en 1948 ; Bouclier du zodiaque, paru chez le même éditeur en 1907, est republié à La N.R.F. en 1920 ; Trois hommes, paru à La N.R.F. en 1913, est republié chez le 8même éditeur en 1920, puis 1935 ; la trilogie Sur la vie (1909-1912) est reprise chez Émile-Paul frères (1925, 1928). Après la seconde guerre mondiale et la mort de Suarès (1948) paraissent assez rapidement les grandes correspondances : Claudel (1951), Romain Rolland (1954), suivies de Péguy (1960), Rouault (1960), Bourdelle (1961), Gide (1963). Le flambeau a été ensuite repris par Yves-Alain Favre, qui parallèlement à sa thèse (parue en 1977), a procuré des rééditions, dont celle de Bouclier du zodiaque, et surtout a publié chez Rougerie à partir de 1976, en les préfaçant, nombre d’inédits : les Antiennes du Paraclet, Vita nova, Caprices, Poétique, Ce monde doux-amer, Pour un portrait de Goya, Don Juan, Landes et marines. Cet effort a été poursuivi avec constance, et sans solution de continuité, par Robert Parienté. Ce dernier, outre une biographie sans doute un peu trop fervente, nous a procuré les deux précieux volumes de la collection « Bouquins », portant à notre connaissance d’importants inédits, dont le Sur Napoléon de 1897, la Lettre sur l’armée relative à l’affaire Dreyfus, l’ultime et inachevé Paraclet (1936-1947) et la seconde série de Valeurs. Il a aussi donné, chez d’autres éditeurs, Provence et Rome. De son côté Michel Drouin, outre de nombreuses contributions critiques, a édité chez Gallimard deux recueils d’essais qui sont les joyaux de l’œuvre critique de Suarès : Âmes et Visages, xiiie-xviiie siècle, et Portraits et préférences, de Benjamin Constant à Rimbaud. Enfin un aspect pour nous essentiel de l’activité de Suarès a été éclairé par la publication, soigneusement préfacée et annotée par François Chapon, de la correspondance entre Suarès et Jacques Doucet (Le Condottiere et le Magicien, Julliard, 1994).
Il reste bien sûr beaucoup à faire sur ce plan. Le fonds Jacques-Doucet recèle des textes passionnants, comme le montrent les inédits publiés par Frédéric Gagneux. Mais les carnets posent un problème difficile. Yves-Alain Favre les avait largement utilisés dans sa thèse, et depuis Frédéric Gagneux y est revenu ; mais ils n’ont pas été beaucoup consultés, et il faut reconnaître qu’ils sont difficiles d’accès, par leur graphie, et parfois aussi sur le fond. Ce qu’on pourrait utilement envisager, c’est une anthologie. Mais la question doit être posée de savoir ce qui est préférable, entre remettre au jour des textes publiés mais dispersés ou introuvables, et déchiffrer ces inédits ; la réponse ne va pas de soi.
Quant à la critique, elle est loin d’être insignifiante. Dès 1914, Suarès a été salué comme un « nouveau maître » par Daniel Halévy, à côté de Claudel, Péguy et Romain Rolland. Quatre ans plus tard, Ernst-Robert 9Curtius le compte parmi les « éclaireurs littéraires » de la nouvelle France (Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreichs, Potsdam, Kiepenhever, 1918). Une monographie en langue allemande lui est consacrée en 1933, une thèse italienne en 1937, avant celle de Mario Maurin à Yale en 1951, puis celles de Christian Ligier et de Jean-Marie Barnaud, tous prédécesseurs non négligeables d’Yves-Alain Favre. Gabriel Bounoure, une des grandes voix critiques de La N.R.F., lui a consacré un livre, Marelles sur le parvis, André Suarès et sa génération (Plon, 1954). Il est vrai que la mort d’Yves-Alain Favre a coupé, ou du moins ralenti, l’élan des études suarésiennes, privées d’un patron universitaire incontesté – d’autant que Jacques Lecarme a abandonné la thèse qu’il avait commencée sous la direction de Marie-Jeanne Durry, mais non sans enrichir la bibliographie de quelques articles de premier ordre, dont l’un est repris dans le présent volume.
Cependant la publication des actes de ce colloque est de nature à nous donner de l’espoir : d’une part, parce que mes collègues de la Sorbonne ont répondu avec chaleur à l’appel qui leur était lancé. D’autre part, et c’est à mes yeux le plus précieux, parce qu’ils ont formé une génération nouvelle de chercheurs. C’est grâce à Pierre Brunel, puis à Dominique Millet, à Didier Alexandre, à Antoine Compagnon et (oserai-je le dire) un peu à moi-même, que Pauline Bernon, Frédéric Gagneux, Paola Cattani, Antoine de Rosny, Marie Gaboriaud sont devenus des spécialistes de Suarès ; quant à Clément Girardi et Adrien Cavallaro, ils sont venus à lui depuis leurs propres objets d’étude, le bergsonisme et le rimbaldisme. Je remercie aussi M. Guillaume d’Abbadie, qui de son propre chef, nous a apporté un témoignage très vivant, très suggestif, de Gustave Fayet, et M. François Chapon, qui a bien voulu nous autoriser à publier les textes de Suarès, oubliés ou inédits, que l’on découvrira à la fin de ce volume.
Je ne dirai rien, dans ce préambule, de la dimension politique de l’œuvre de Suarès, que Michel Drouin et Michel Jarrety vont évoquer dans les pages qui suivent. Dans ce domaine comme dans d’autres, il reste beaucoup à faire : on pourrait dresser toute une liste de chantiers à ouvrir (n’oublions pas cependant que certains, comme celui qui concerne le monde antique, sont en cours). Le plus important, sans aucun doute, concerne la dimension comparatiste de l’œuvre de Suarès. On s’est beaucoup penché sur l’Italie, et Pascal Dethurens va revenir sur les 10terres du Condottière – il le faut. Je suis reconnaissant à Marc Porée d’ouvrir pour nous le domaine anglais, et s’il faut le dire, plus encore à Mme Lourdes Rubiales de nous donner une vue sur le monde ibérique. Il faudrait aller aussi vers la Russie, vers les États-Unis (l’édition de Cirque, illustrée par Rouault, n’a jamais vu le jour), et retourner vers les provinces françaises.
Suarès peut trouver son public : les représentations sur les lieux de Marsiho par Philippe Caubère ont fait salle comble, et retenti dans la ville. Je ne pense pas que l’université lui ait manqué. Au moment où nous tentons de donner à la compréhension de son œuvre un nouvel élan, il ne faut pas que nous nous fustigions de l’avoir délaissée ; ce ne serait pas juste de redire : vox clamans in deserto. Essayons plutôt d’être – au moins dans notre genre – aussi persuasifs que lui. Et en tressant la couronne littéraire de Suarès, ou plutôt, en évoquant celle que lui-même avait tressée, n’oublions pas que ce fut pour lui, aussi, une couronne d’épines.
Michel Murat
Septembre 2013 – Septembre 2015
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05982-0
- EAN : 9782406059820
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05982-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2017
- Langue : Français