![La Coquette. Naissance et fortune d’un type sociolittéraire (XVIIe-XVIIIe siècles) - Introduction à la quatrième partie](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/LszMS01b.png)
Introduction à la quatrième partie
- Publication type: Book chapter
- Book: La Coquette. Naissance et fortune d’un type sociolittéraire (xviie-xviiie siècles)
- Pages: 443 to 446
- Collection: Enlightenment Europe, n° 90
Introduction
à la quatrième partie
Marivaux, dès ses premiers succès de librairie et de plateau, dut subir les attaques de ses contemporains qui s’évertuaient à railler les finesses de son style. Même son Éloge par d’Alembert, discours de réception à l’Académie française, égrène quelques notes critiques concernant son canevas de la surprise de l’amour. L’abbé Desfontaines stigmatise les digressions de la narratrice et de son auteur dans La Vie de Marianne. Émile Faguet dans ses Études littéraires du xviiie siècle conclut son analyse de l’œuvre de Marivaux sur cette note caustique : « […] cette coquette, cette caillette, cette petite baronne de Marivaux […] en savait bien long sur certaines choses sans en avoir l’air1. » Les coquetteries stylistiques de Marivaux sont devenues aux yeux du public une composante du marivaudage, terme apparu pour la première fois dans une lettre de Diderot à Sophie Volland. Le marivaudage clichisé se résume en badinage serti dans un langage précieux, une langue sophistiquée qui argutie sur les nuances du sentiment amoureux. Le marivaudage ainsi caricaturé est discrédité en sentimentalisme et psittacisme. C’est omettre la part de violence et cruauté présentes dans le marivaudage dont tiennent compte les scénographies contemporaines depuis la mise en scène révolutionnaire de La Dispute par Patrice Chéreau en 1973 au théâtre de Villeurbanne.
L’enjeu de cette quatrième partie est précisément de retourner comme un gant cette critique persistante contre la coquetterie de la stylistique et le poétique marivaudienne. Certes, les contemporains avaient vu juste mais ils critiquaient seulement l’écume de l’œuvre marivaudienne. En effet, la coquetterie de Marivaux est une des clefs herméneutiques de son œuvre, au même titre que la surprise, l’épreuve ou le je-ne-sais-quoi. Marivaux saisit avec finesse la naissance du sentiment amoureux ; avec 444délicatesse, il peint les joutes de l’amour et de l’amour-propre et ses analyses sont justes et vraies ; il pointe les combats de l’âme féminine, aux prises avec ce sentiment amoureux, aux prises avec sa coquetterie qui baisse pavillon devant l’amour ; enfin, il s’attache au type de la coquette au point d’en faire un mythe personnel2 et l’emblème de son marivaudage.
En effet, la coquette hante l’œuvre de Marivaux. Personnage reparaissant, elle emblématise sa recherche poétique, son marivaudage dans toutes ses dimensions heuristique, herméneutique, morale et stylistique. Elle s’avère une facette de l’anthropologie marivaudienne. Promesse de tant de fonctions, le personnage de la coquette s’est sédimenté en un mythème qui est une clef pour comprendre Marivaux et son œuvre. Nul autre auteur que Marivaux n’a su enquêter aussi subtilement sur ce type, revenir sur ses premières impressions et analyses, plutôt critiques (Lettres sur les habitants de Paris, Pharsamon ou les folies romanesques, Le Télémaque travesti), diversifier ces approches en nuançant des types, des âges de coquette, en soulignant la dimension évolutionniste du personnage. Il a bien montré qu’il n’y avait non pas une coquette mais des coquettes. Il a souligné leur insensibilité, leur cruauté, leur noirceur, démonté leur mécanique d’automate, percé leur angoisse et adouci le topos de la correction de la coquette. La berne de la coquette s’est acclimatée aux surprises de l’amour. Marivaux a soufflé sur le type en un acte génésique et démiurgique et lui a redonné vie. Il l’a incarné en matière vivante et l’a humanisé, en lui inventant une vie et lui prêtant une histoire. Nouveau Pygmalion (le mythe est à la mode au xviiie siècle), il a fait de la coquette sa Galathée. Les coquettes ont quitté leur masque, leur miroir et leur défroque d’automate vaucansonien. Leur corps a pris chair, leur cœur a palpité et elles sont devenues Marianne.
Notre étude s’intéressera d’abord à la typologie de la coquette dans l’œuvre marivaudienne, une typologie qui ne cesse de s’étoffer, 445de se ramifier au fil des œuvres et au gré des personnages. Le topos s’irise en un éventail de nuances psychologiques, de classes sociales, d’âges féminins. Marivaux saisit le frémissement de la coquetterie à sa naissance telles Marianne se préparant pour aller à l’église ou la jeune fille du Spectateur français, frustrée par une éducation dévote. Dans Le Cabinet du philosophe, Marivaux plante ses tréteaux dans les allées des Tuileries et il campe en quelques traits la rivalité entre deux coquettes façonnières, Doris et Julie. Leurs minauderies caricaturales revivifie le sens étymologique du terme coquette : les Tuileries ont tout l’air d’une basse-cour, emplie de coqs paradant et de poulettes pérorant… Si tous les personnages féminins de Marivaux ne sont pas des coquettes, certains cependant se refusent à la coquetterie, s’enlaidissent même, étouffent leur féminité, se virilisent déguisées en chevalier, nous l’avons vu dans notre première partie. Mais même sous cet habit d’emprunt, elles séduisent et sont d’autant plus charmantes que leur féminité est exhaussée par la vêture masculine. Enfin, le vieillissement de la coquette, thème souvent traité sur le mode du ridicule et du pathétique, devient, sous la plume de Marivaux, une séquence particulièrement émouvante. Le genre humain est invité à réfléchir sur sa condition au miroir sans tain de la vieille coquette.
Marivaux reprend les invariants et topiques de la coquette et se les approprie. Mieux, il les métamorphose en tropismes du marivaudage. La correction de la coquette est relue et vécue en termes de surprise de l’amour et d’épreuve. Elle devient une composante de l’univers marivaudien et un rouage essentiel de sa « machine matrimoniale » (M. Deguy). En parlant de métaphore mécaniste, Marivaux revivifie la périphrase de « femmes-machines » pour caractériser quelques coquettes qui sont comparables à de véritables automates vaucansonniens. Mais il en sauve d’autres, subsume leur beauté et dévoile la fragilité de la femme qui se cachait sous le masque. Justement on comprend par cet approfondissement du topos de la coquette que Marivaux, anthropologue fait du personnage un instrument d’investigation singulier pour enquêter d’abord sur la nature de la coquette et sur les raisons de sa coquetterie, puis sur celle de la femme et des femmes. Il révèle leur inquiétude, leur part d’ombre et de mélancolie, eau noire de la coquetterie. Marivaux rejoint aussi le débat entrevu dans la partie précédente sur l’innéisme et essentialisme de la coquetterie, pan du débat nature/culture du Siècle 446des Lumières et propose quelques pistes de réponse avec La Dispute, La Double inconstance, La Vie de Marianne sans trancher véritablement.
Marianne, enfin, est son double littéraire. « Marianne, c’est moi » aurait-il pu écrire, précédant Flaubert et Emma Bovary en un télescopage temporel. Elle lui permet de répliquer aux accusations insidieuses de coquetteries stylistiques. Plusieurs fois dans ses journaux et des écrits plus théoriques, Marivaux est revenu sur l’analogie entre la coquetterie et son style et a montré combien elle était centrale à sa recherche esthétique, morale et poïétique. Il sera donc question de coquetterie, de marivaudage et de Marianne, de « mariavaudage3 ».
1 Émile Faguet, Études littéraires xviiie siècle, www.atramenta.net/lire/oeuvre15468-chapitre73987-html.
2 Mauron Charles, Des Métaphores obsédantes au Mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1995, p. 32 : « En superposant des textes d’un même auteur […] on fait apparaître des réseaux d’association ou des groupements d’images, obsédants et probablement involontaires […] On recherche, à travers l’œuvre du même écrivain, comment se répètent et se modifient les réseaux, groupements, ou, d’un mot plus général, les structures révélées par la première opération ». Cette seconde opération aboutit à « l’image d’un mythe personnel ». Ce mythe personnel est interprété comme expression de la personnalité inconsciente de l’auteur et son évolution.
3 Nathalie Kremer invente le mot-valise « Marivaux-Marianne » pour qualifier l’écriture bifide marivaudienne dans « Avançons. L’immobilité du récit dans La Vie de Marianne », dans Nouvelles lectures de La Vie de Marianne. Une « dangereuse petite fille », F. Magnot-Ogilvy, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 231.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16749-5
- EAN: 9782406167495
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16749-5.p.0443
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-10-2024
- Language: French