Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: La Conquête du for privé. Récit de soi et prison heureuse au siècle des Lumières
- Pages: 7 to 9
- Collection: Correspondence and Memoirs, n° 37
- Series: Le dix-huitième siècle, n° 7
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préface
La fréquentation des mémorialistes apprend à qui l’ignore l’importance du point de vue, du lieu d’où l’on observe les êtres et les choses et d’où l’on cherche à les comprendre. Aussi voudrais-je évoquer, au seuil de ce livre, la thèse qu’il fut d’abord et qui a éclos sous mes yeux, de même que le rhizome dont elle est souterrainement issue, une étude consacrée à Point de lendemain de Vivant Denon. Luba Markovskaia les confia l’une et l’autre à ma gouverne ; et tout au long des six années de recherche, de réflexion puis de rédaction qui l’ont menée des premières intuitions jusqu’à la soutenance de sa thèse, j’ai développé pour elle une estime intellectuelle et personnelle à laquelle l’attachement s’est greffé.
Les qualités de l’ouvrage dont j’accompagne avec plaisir ici l’impression, la finesse de son attention au texte, son aisance et sa clarté suffiraient pour en faire l’éloge, mais il faut encore apprécier un corpus qui convoque, auprès de mémorialistes étudiés, comme Marmontel ou Madame Roland, tels autres qui le sont moins, comme Madame de Staal-Delaunay ou l’abbé Morellet. À rebours d’une vulgate qui fait de Rousseau le point de départ de la forme autobiographique et de la place de choix qu’elle accorde au for privé dans le récit de vie, Luba Markovskaia en rappelle incidemment l’antériorité chez Madame de Staal-Delaunay, qui écrit ses Mémoires à la fin des années 1730, et la présence concurrente chez deux adversaires de Jean-Jacques que sont Marmontel et Morellet ; seule Madame Roland, rousseauiste déclarée, puise explicitement à la source des Confessions. Précisons toutefois que l’optique de Luba Markovskaia n’est pas historienne et qu’elle n’a pas cherché à retracer l’évolution d’une forme ou d’un motif dans la durée du siècle ; elle n’a pas non plus tenté d’extraire des œuvres une poétique – celle du récit de prison – ; elle a voulu dégager des Mémoires une pratique d’écriture dont la signification excède les limites du genre, bien qu’elle y prenne une résonance particulière. Dans cette mesure, les limites d’un corpus réduit à quelques 8textes par la rareté des occurrences n’affaiblissent nullement son analyse, le petit nombre étant ici pourvu d’une grande portée.
Les Mémoires ne sont plus aujourd’hui, loin s’en faut, confinés comme ils l’étaient jadis à la critique historique des témoignages. Depuis la fin du dernier siècle, et même en ne tenant compte que des études embrassant un ensemble d’œuvres, le rythme des publications qui leur sont consacrées dans le domaine littéraire a plus que doublé. Un groupe de spécialistes s’est constitué au fil de rencontres annuelles, assurant une durable fécondité de la recherche. Aussi n’est-ce pas la première fois que l’on se penche sur ce grand enjeu de l’histoire des formes à la fin de l’Ancien Régime qu’est l’émergence progressive, parallèlement à ce qu’il est convenu d’appeler le sujet moderne, d’une veine autobiographique au sein de ce genre à l’origine tourné surtout vers l’histoire nationale. Mais si la distinction entre ces deux mouvances du récit de soi relève à présent du lieu commun, les modalités et les lieux de cette émergence demeurent assez vagues. On a bien sûr – le modèle rousseauiste rendait cela nécessaire – souligné l’importance du récit d’enfance, devenu plus fréquent et plus ample au tournant du xixe siècle ; j’ai naguère indiqué l’intérêt des épisodes de maladie, pendant lesquels le mémorialiste se montre retiré provisoirement de la sphère publique ; on n’avait cependant jamais porté aux récits de prison l’attention qui convenait, du moins pas dans cette perspective : la prison, pour la plupart des spécialistes, restait avant tout l’un des lieux à partir desquels avaient été rédigés les Mémoires, une sorte de déclencheur, semblable en cela à la vieillesse ou à la disgrâce. Luba Markovskaia démontre qu’au xviiie siècle, non seulement le récit du séjour en prison devient en lui-même important et qu’il vaut la peine d’être minutieusement relaté – alors même que paradoxalement, comme dans la maladie, il ne s’y passe rien –, mais encore elle explique comment il devient l’un des espaces de constitution du for privé dans l’écriture. En explorant la topique de la prison heureuse, elle jette un jour précis et neuf sur l’affleurement de ce for privé, contrepoint d’une vie sociale qui s’y projette et s’y prolonge comme en décalque, et – cette socialité de la prison elle-même s’estompant sur un second plan – dans lequel se dégage un espace intérieur laïcisé, où peut enfin se révéler une liberté supérieure à celle du dehors : celle du cœur et de la pensée.
9Figure inattendue du monde renversé, la prison heureuse éclaire ainsi l’espace privé alors que celui-ci n’apparaît plus réduit aux activités indignes de lumière – ce que le duc de Saint-Simon appelait naguère un néant obscur –, mais ouvert en ces lieux forclos que n’occupe plus guère la prière, occupé d’une vie différente et autonome. Rien n’éclaire mieux l’importance et la profondeur du phénomène que les pages consacrées par le mémorialiste duc et pair à la vie strictement particulière, « éloignée des affaires », néant d’inoccupation comme inversement l’être est l’autre nom d’une vie en prise sur la chose publique. Un duc de Beauvilliers, ministre d’État foudroyé par la mort du Dauphin qu’il avait élevé, et qui se retire dans une « solitude [qui] la fut moins qu’une prison », entre ainsi « dans le néant que cet horrible vide laissait1 » ; les images du néant et de la prison sont nouées l’une à l’autre par la tragédie politique. C’est cette ontologie morale typiquement nobiliaire qui est renversée chez ces nouveaux mémorialistes que sont, sans naissance et sans titre, les prisonniers illuminés de l’intérieur sur lesquels s’est penchée Luba Markovskaia.
Frédéric Charbonneau
Professeur titulaire
à l’Université McGill
L’auteure aimerait remercier, en plus de Frédéric Charbonneau, premier et indispensable lecteur, Pascal Bastien, Claudia Bouliane et Julien Perrier-Chartrand pour leurs lectures attentives et précieuses.
1 Duc de Saint-Simon, Mémoires, éd. Coirault, t. IV, p. 862-863.
- CLIL theme: 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
- ISBN: 978-2-406-07494-6
- EAN: 9782406074946
- ISSN: 2261-5881
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07494-6.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-22-2019
- Language: French