[Introduction de la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L'Universitaire au pouvoir. Le discours juridique du professorat salazariste (1926-1974)
- Pages : 67 à 70
- Collection : Histoire du droit, n° 11
« Or, les constitutions politiques traditionnelles, correspondant à une conception atomistique et pluraliste de la société et faisant appel au suffrage universel, inorganique et égalitaire, comme moyen unique de réalisation de l’idée démocratique, vivent en marge de la structure sociale contemporaine, de tendance nettement associationniste. La crise de l’État moderne trouve dans ce fait – j’en suis absolument convaincu – une de ses causes les plus profondes. Et je veux croire que les transformations à venir seront caractérisées par une plus grande intégration des forces sociales organisées au sein même de l’organisme de l’État1 ». En 1929, alors recteur de l’UC, Fezas Vital livra un important discours sur la crise de l’État moderne. Le constat ne présente certes rien de neuf, et nous pourrions presque en dire de même à propos de la solution préconisée. Au fond, nous avons affaire à des publicistes émus par la faiblesse de l’Exécutif, dégoûtés par le parlementarisme dévoyé et par le jeu des partis politiques.
A priori, sauf à taire leur mainmise sur l’action politique, les professeurs de droit portugais ressemblent beaucoup (tout en les devançant) aux réformistes constitutionnels français des années 1930, à ces Joseph Barthélemy, Raphaël Alibert, Georges Gidel, Jean Laferrière, Boris Mirkine-Guetzévitch et autres Roger Bonnard, eux-mêmes professeurs ou conseillers d’État, qui rejoindront en 1935 le Comité technique pour la réforme de l’État autour de Jacques Bardoux2 ; ces mêmes enseignants qui, à l’image d’Alibert, en qualité de Garde des Sceaux, s’impliqueront souvent corps et âme dans le régime de Vichy, en particulier pour la mise en œuvre de sa législation corporatiste3. Dans les deux cas, et Fezas Vital ne s’en cache pas, ne s’agit-il pas de redresser une république moribonde en refondant ses institutions et ses services publics ? La seule différence de fond provient d’un héritage : les professeurs portugais poursuivent une longue tradition constitutionnelle qui, sans toujours donner satisfaction, avait su mettre en œuvre un programme réformiste. Depuis le triomphe, certes tardif, de la Charte de 1826, le Portugal jouissait d’un parlementarisme rationnalisé, bâti autour des droits de sanction et de dissolution 68du Roi, et de pouvoirs de crise institutionnalisés. De surcroît, nous ne saurions taire le partage du rôle de gardien de la Constitution : jusqu’au coup d’État républicain, le Roi, en qualité de pouvoir modérateur, se voyait ici secondé par cette veille politique offerte à la chambre basse que l’on retrouve dans nombre de régimes parlementaires. De son côté, la C11 préféra le contrôle juridictionnel de constitutionnalité, sabrant du même coup le rôle du président de la République.
D’originalité, il ne saurait donc être question, bien que le legs revendiqué affiche ses contours séculaires. Restée sensible au message d’Aristote et de Thomas d’Aquin, la cathédocratie ne pouvait s’en remettre qu’aux canons des sociétés holistes : la société doit continuer à être vue comme un « fait naturel et nécessaire » où émerge « un complexe solidaire et, d’une certaine façon, organique4 ». L’absence de nouveauté du discours provient d’antécédents culturels et religieux affichés, servant d’assise intellectuelle à cette pensée juridique façonnée à Coimbra. Vivant par et pour le catholicisme, le professorat portugais cherche ainsi à délivrer un message œcuménique à l’intention de leurs homologues européens, reprenant les éléments de langage de l’Entre-deux-guerres : les congrès scientifiques ne sont pas des conciles, le concède Cabral de Moncada, mais ne servent-ils pas une cause plus noble, et tout aussi chrétienne, visant à rapprocher les hommes par la médiatisation des savants5 ?
Précisément, la teneur et la diffusion internationale de leur doctrine tient à la présence d’une conviction sincère, bien que régulièrement mise en défaut en pratique : la foi en l’unité du genre humain, réunie 69dans un vaste ensemble organique qui ne doit pas se laisser séduire par les sirènes du contractualisme, de l’utilitarisme et de l’égoïsme. Et si l’entreprise se veut naturelle, fidèle au message bien compris du Tout-puissant, nul doute que la cathédocratie aura compris qu’en ces temps de crise voire d’apocalypse sur Terre, une dose d’artificiel pouvait être tolérée, pourvu qu’elle soit inoculée par les hommes de lois eux-mêmes… Ces derniers, comme se plaît à le répéter Giorgio del Vecchio en terres lusitaines, n’exercent-ils pas un « ministère », dont découle « une fonction essentiellement équilibratrice et harmonisatrice6 » ? « La Paix par le Droit ! », réclamera même Gerhard Jacob dans le BFD, après avoir constaté ce phénomène de rapprochement entre les différentes législations du monde depuis deux siècles, prélude aux échanges entre les cultures grâce à l’influence de la méthode scolastique7. De son côté, l’internationaliste et romaniste Elemér Balogh, dans une lettre adressée depuis Johannesburg à Figueiredo le 10/2/1941, lui témoigne sa foi en la victoire des Alliés, qui assurera la sauvegarde de la civilisation et permettra le développement d’une collaboration internationale fondée notamment sur les études de droit8. En 1945, au sortir de la guerre, Hugo Cabral de Moncada, fils de l’historien du droit, le redira différemment : le droit international à restaurer doit « se laisser inspirer par ces principes chrétiens qui ont présidé à sa naissance – selon nous, les seuls qui permettront aussi de le consolider et de le perfectionner, pour la dignification et le véritable progrès de la Famille humaine9 ». Loin d’adhérer aux critiques de l’antimilitarisme portées par Agathon, les professeurs portugais reproduisent à l’envi le discours pacifique des juristes ; sans être sur le front, neutralité du Portugal oblige, mais accueillant certains réfugiés, ils participent à leur manière à cette seconde vague pacificatrice de la « Guerre du droit10 ».
70Le résultat de cette réflexion sur l’État et sur la société humaine se présente à nous sous deux visages d’une redoutable attractivité conceptuelle, dont l’un au moins sut dépasser les frontières d’un pays souvent méprisé, tant par sa taille11 que par sa situation périphérique. Placé au service de la paix sociale, le corporatisme portugais devint un modèle, pour l’Europe et pour le monde, fondé sur une logique de régulation organique puisant dans le vieux fonds juridique lusitain et non simplement dans le renouveau social catholique incarné par Léon XIII. Reste l’aspect plus méconnu de ces réflexions constitutionnelles, qui pourtant eurent droit au chapitre dans la France de Vichy12 et sans doute ailleurs : le discours porté sur le constitutionnalisme lui-même. Héritiers du constitutionnalisme octroyé de la monarchie des Bragances, la cathédocratie proposera sa lecture du constitutionnalisme total en réponse aux crises des États modernes ; aussi jugera-t-elle opportun de mêler, comme autrefois, les « trois constitutions » de toute organisation humaine : juridique, morale et naturelle.
1 Vital*, Domingos, 1929, p. 434. Il souligne.
2 Pinon, Stéphane, 2003, p. 11.
3 Cotillon, Jérôme, 2009, notamment p. 175-194.
4 Vital*, Domingos, 1929, p. 432-433.
5 « […] la vérité est aussi que les congrès ne sont pas – surtout à notre époque de libre examen et de critique toujours insatisfaite – des conciles, à l’image de ceux réunis par les ecclésiastiques, destinés à fixer de façon définitive les doctrines ou les conclusions, quelles qu’elles soient. […] le rôle joué par les congrès dans le rapprochement des esprits dédiés à l’étude des mêmes sujets, et vivant séparés aux quatre coins du monde, n’en demeure pas moins important […]. Cet esprit de solidarité scientifique et les relations de cette nature entre les hommes et les peuples, que seuls des congrès comme celui-ci peuvent créer et fortifier, représentent l’âme de tous les progrès que l’on peut espérer pour la science moderne […] » (L. Cabral de Moncada, compte rendu du VIe Congrès international des sciences historiques (Oslo, 1928), BFD, vol. X, 1926-1928, p. 756-757). Cabral de Moncada et son ami Merêa furent les représentants portugais du Congrès d’Oslo. La France, pour nous en tenir aux historiens du droit, y était représentée par Paul Collinet et François Olivier-Martin. Ce type de discours ressemble à celui délivré par des historiens comme Marc Bloch : dans son compte rendu, celui-ci affirmait qu’un « Congrès n’est pas seulement une Cosmopolis, peuplée d’hommes venus des quatre coins de l’horizon » (Annales d’histoire économique et sociale, no 1, 1929, p. 71-72).
6 Vecchio*, Giorgio, 1942, p. 174.
7 Jacob*, Gerhard, 1930-1931, p. 155. La thématique réapparaît sous bien des formes : selon Brandão, « le droit positif n’existe que pour satisfaire les nécessités spirituelles, qu’il est possible de résumer en une formule générique : Paix et Justice entre les hommes » (O Direito (1942), in Brandão*, António, 2001, vol. I, p. 226). En France, le mot d’ordre donna naissance à une association portée par Jules Prudhommeaux et à une revue au début des années 1890, qui subsiste dans les années 1940 : La Paix par le droit.
8 Arch. Figueiredo : Ms. MF 842.
9 Moncada*, Luís, 1945, p. 586.
10 Aussi s’inscrivent-ils dans la continuité de thématiques portées par les professeurs de leur génération ou de la génération antérieure. Pour le cas français, où la doctrine est certes divisée, certains professeurs cherchant querelle aux Allemands afin d’engager leur responsabilité d’après-guerre : Sené, Antoine, 2018, p. 354-399.
11 La propagande portugaise n’aura pourtant de cesse de le répéter : le « Portugal n’est pas un petit pays », car il doit être abordé avec ses prolongements africains et asiatiques. En les ajoutant, conformément aux cartes présentées dans les écoles élémentaires, le pays faisait même figure de géant : il couvrait presque toute l’Europe, de l’Atlantique à la Crimée.
12 Terracol, Louis, 2018, p. 334-335 et passim.
- Thème CLIL : 3262 -- DROIT -- Droit général -- Histoire du droit
- ISBN : 978-2-406-14349-9
- EAN : 9782406143499
- ISSN : 2425-990X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14349-9.p.0067
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/01/2023
- Langue : Français