Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Œuvre romanesque de François Guillaume Ducray-Duminil
- Author: Delon (Michel)
- Pages: 9 to 14
- Collection: Enlightenment Europe, n° 42
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Préface
Le roman français du xviiie siècle n’a pas toujours eu le succès critique qui est le sien aujourd’hui. Jean Fabre, professeur à Varsovie avant d’être élu à Strasbourg, puis à la Sorbonne, se vantait à juste titre d’avoir aidé au renouvellement des études sur le genre. Il a été à l’initiative, il y a un demi-siècle, des thèses de Jean Sgard, Prévost romancier (1968), Laurent Versini, Laclos et la tradition (1968), Jean-Louis Lecercle, Rousseau et l’art du roman (1969), Roger Laufer, Lesage ou le métier de romancier (1971), Henri Coulet, Marivaux romancier (1975), auquel s’est ajouté le Rétif de La Bretonne et la création littéraire (1977) de Pierre Testud. Ces thèses d’État à l’ancienne constituent autant de mises au point sur les principaux noms du roman au xviiie siècle et sur le milieu littéraire formé par des dizaines et des dizaines d’auteurs moins connus aujourd’hui, mais parfois aussi lus que les grands. De telles études fondatrices ont été accompagnées par l’inépuisable Bibliographie du genre romanesque français 1751-1800 d’Angus Martin, Vivienne Mylne et Richard Frautschi. (1977), qui complète le travail de Silas Paul Jones pour la première moitié du siècle, et par une éclosion d’éditions qui mettaient les textes à la disposition des lecteurs, avant le début de la grande numérisation. La SATOR, Société d’analyse de la topique romanesque, a profité de ce matériel pour lancer des études transversales, thématiques ou formelles. On a pu parler d’un nouveau triomphe du roman, deux siècles après son épanouissement1. Le tournant des Lumières a pourtant continué à souffrir d’une désaffection, avant que paraissent plus récemment des travaux synthétiques sur le roman de la Révolution et de l’émigration, sur le genre gothique ou noir. Les monographies doivent désormais suivre et il faut saluer l’initiative de Łukasz Szkopiński d’embrasser
la production romanesque de Ducray-Duminil, tout comme celle de Stéphanie Genand de réunir les Romans de l’émigration (1797-1803) (2008) ou d’Huguette Krief de rééditer Ann’quin Bredouille, ou le Petit cousin de Tristram Shandy de Jean-Claude Gorgy (2012).
Le corpus de Ł. Szkopiński qui a travaillé entre la Pologne et la France est consistant : quinze titres de plusieurs tomes chacun, de Lolotte et Fanfan ou les aventures de deux enfants abandonnés sur une île déserte (1787) à Jean et Jeannette, ou les petits aventuriers parisiens (1816). Ils constituent le noyau d’une œuvre diverse qui comporte aussi des recueils de nouvelles et de contes pédagogiques, des pièces de théâtre, des chansons, des articles de journaux. La lecture des quinze romans suffit à remarquer le pouvoir répétitif de l’auteur qui exploite les titres formés de noms masculin et féminin sur le modèle de Paul et Virginie ou d’Aline et Valcour (Lolotte et Fanfan, Petit-Jacques et Georgette, Jean et Jeannette), les titres formés d’un nom et d’un lieu (Alexis et la maisonnette, Victor et la forêt, Paul et la ferme, Jules et le toit paternel) et qui usent et abusent des diminutifs (maisonnette, Petit-Jacques, Georgette, petits montagnards, petits orphelins, petits aventuriers, Jeannette). Ł. Szkopiński décrit avec probité les intrigues, le personnel romanesque et les techniques narratives mais il a la sémiotique discrète et la narratologie légère. Il montre le fonctionnement d’un monde répétitif et providentiel où des enfants, plus ou moins âgés, sont livrés aux illusions et aux mensonges de la société avant de découvrir l’identité de chacun. Il esquisse une sociologie d’un nouveau lectorat pour lequel les romanciers produisent à la chaîne et fournissent de l’information géographique (l’exotisme de l’île déserte, les Alpes d’Alexis et de Cœlina, le Massif central de Petit-Jacques et Georgette, la Bohème de Victor, etc.). Il suit les échanges entre le roman et la scène, à travers les adaptations mélodramatiques de Pixerécourt, mais aussi entre les originaux français et les multiples adaptations dans la plupart des langues européennes. La traduction s’accompagne parfois d’un programme iconographique différent, comme on a pu le remarquer plus généralement dans l’Europe des transferts culturels2. Ducray-Duminil a connu un fulgurant succès, réédité, traduit, adapté, imité et pillé avant d’être dévalué et de tomber dans un oubli non moins étonnant. Son succès est sensible dans le choix d’un nom pour l’enfant
sauvage, qui a été découvert en 1797 dans le Tarn et qui nourrit les controverses entre idéologues et spiritualistes : il est baptisé Victor de l’Aveyron. On note aussi une imitation de l’an VII-1799 : Zénobie ou la nouvelle Cœlina de François-Thomas Delbare. La relégation de Victor et Cœlina parmi les livres vieillis est illustrée par un brouillon de Madame Bovary : « Pendant six mois à quinze ans, Emma dévora l’une après l’autre toutes les glorifications emphatiques des passions à manteau noir, depuis Caroline de Lichtfield jusqu’à Corinne en passant par Numa Pompilius, l’Enfant de la forêt, les histoires d’Ann Radcliffe et Madame Cottin d’un bout à l’autre ».
On possède ainsi une base solide pour prolonger l’étude d’une telle production. Grâce à l’attention portée par Ł. Szkopiński aux tables des matières, un chantier est ouvert sur la mise en forme du récit romanesque. Ugo Dionne a montré le développement de la division par chapitres au cours des xviiie et xixe siècles. Il s’agit d’une normalisation de la lecture qui est scandée ainsi comme dans les livres savants, qui retrouve la cadence des récits épistolaires et qui prépare le rythme du feuilleton dans les journaux. Ducray-Duminil présente étonnamment huit de ses quinze romans sous forme de chapitres (une dizaine environ par tomes). Les premiers titres, Lolotte et Fanfan et Alexis, sont « chapitrés ». Le troisième, Petit-Jacques et Georgette, reste traditionnellement divisé en livres, mais chaque livre, relativement court (d’une cinquantaine de pages) est précédé d’un sommaire détaillé qui constitue les titres possibles de chapitres. Les deux principaux succès du romancier sont Victor ou l’enfant de la forêt et Cœlina ou l’enfant du mystère. Victor est présenté par chapitres, dont certains titres rappellent l’ironie du récit libertin (« Très court, mais qui promet », « Qu’il ne faut pas lire si l’on est sensible »). Cœlina n’a au contraire aucune subdivision à l’intérieur de ses six tomes, mais la narration est coupée, de loin en loin, de doubles filets (remplacés par une ligne ondulée dans certaines rééditions) qui assurent le même rythme que des chapitres. Une telle disparate pose la question de l’instance de décision pour cette présentation typographique dans une littérature qui tend à devenir industrielle. On sait l’attention que Jean-Jacques Rousseau porte à la mise en forme de ses livres3, mais un romancier qui produit à la chaîne comme Ducray-Duminil garde-t-il la même maîtrise ?
On peut le comparer à un romancier qui moralement semble son contraire, mais qui économiquement est sans doute soumis à la même urgence. En 1799, Sade fait paraître en quatre volumes La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu. Le récit est divisé en vingt chapitres dont les titres fournissent un résumé du contenu. Par exemple : « Chapitre i. Introduction. Justine lancée ». « Chapitre ii. Nouveaux outrages dirigés contre la vertu de Justine. Comment la main du Ciel la récompense de son inviolable attachement à ses devoirs. » Deux ans plus tard paraît la suite de La Nouvelle Justine, en six volumes, Histoire de Juliette, sa sœur, dont le faux titre est Juliette ou les prospérités du vice. Imprimé en deux moments, l’ensemble se présente comme un diptyque, illustré d’un programme de cent gravures, dix par volume, mais le premier volet est « chapitré », tandis que le second ne l’est pas. Les aventures luxurieuses de Juliette et les dissertations philosophiques se succèdent sans scansion particulière. Peut-on extrapoler sur une différence de présentation entre les malheurs de la vertu, enfermée dans la pure répétition, et les prospérités du vice, organisés selon les progrès d’une carrière ? Ne faut-il pas plutôt mettre cette divergence au compte d’ateliers ou de protes différents ? Il faudrait comparer plus systématiquement les titres de chapitre, chargés d’accompagner la lecture et de relancer l’attention. Dans Victor, on trouve : « Nouveaux troubles, nouveaux voyages », « Un nouvel acteur vient enrichir la scène ». Dans le roman de Sade : « Nouveaux outrages […] », « Une nouvelle place », « Nouvel acte de bienfaisance », « Nouveau protecteur ».
Le souci du lecteur est également sensible dans le recours aux questions parmi les titres de chapitre de Ducray-Duminil. « L’aurait-on prévu ? » (Victor), « Est-ce bien une faute ? » « L’attendant-on ? », « Comment avouer cela ? » « Touchons-nous au dénouement ? » (Les Cinquante francs de Jeannette). « Où vont-ils ? » (Les Petits Orphelins du hameau). « Que fera-t-il ? » « Ces gens-là sont-ils bien francs ? » « Sont-ils amis ou ennemis, ceux-ci ? » (Le Petit Carillonneur). Dans La Fontaine Sainte-Catherine, Ducray-Duminil reprend la même question : « Ces gens-là sont-ils bien francs ? » On connaissait ce type de titre dans les pamphlets politiques (Siéyès, Qu’est-ce que le tiers-État ?) ou dans une littérature ironique, telle la comédie de scène privée, imaginée par Diderot (Est-il bon, est-il méchant ?). Il contamine la littérature sentimentale. On comparera cette fois Ducray-Duminil à l’une de ses imitatrices, la non moins prolifique
Charlotte de Bournon-Malarme, qui interpelle ses acheteurs : Peut-on s’en douter ? ou histoire véritable de deux familles (1802), Qui ne s’y serait trompé ? ou lady Armina (1810), Lequel des deux ? ou les frères jumeaux (1827). Le tâtonnement du lecteur, perdu dans le dédale des intrigues, parmi les masques, les mensonges et les fausses identités, correspond à de telles questions, dans les titres généraux, dans ceux des chapitres comme dans la rhétorique elle-même du récit. L’appel au lecteur se manifeste encore dans les compléments de la narration que sont les illustrations et les romances, « produits dérivés » selon notre vocabulaire actuel. Les romans sont généralement publiés en plusieurs tomes, accompagnés d’un frontispice avec légende qui privilégie une scène touchante ou frappante. Les moments d’effusion sentimentale sont marqués par les romances. Un avis en tête de Petit-Jacques et Georgette informe : « On trouvera les romances de cet ouvrage, mises en musique par Ducray-Duminil, avec accompagnement de harpe, ou piano-forte, par Mme Cléry, ordinaire de la musique du Roi, chez Maradan, rue du Cimetière Saint-André, Koliker, luthier, rue de l’ancienne Comédie française, et aux adresses ordinaires de musique. » Rétif de La Bretonne insistait sur son rôle dans la définition des illustrations qu’il avait imaginées avant qu’elles soient dessinées puis gravées. Ducray-Duminil se pose ici comme poète et musicien, en même temps que romancier.
Un autre champ de recherche concerne l’idéologie du romancier. Il faudra pour l’explorer prendre en compte sa production journalistique et pédagogique, observer également de près les réécritures et changements au fil des rééditions. Ł. Szkopiński reste justement prudent dans son interprétation. Ducray-Duminil est-il demeuré tout au long de sa carrière un catholique et un royaliste convaincu mais prudent ? a-t-il été durant la Révolution un républicain modéré, opposé à la Terreur ? ou faut-il parler de l’opportunisme d’un écrivain qui s’est adapté aux régimes successifs et dont l’audience dépassait tel ou tel secteur de l’opinion politique ? Son succès suppose un imaginaire en résonance avec la sensibilité d’une époque. Les enfants perdus qu’il jette sur les routes d’une Europe incertaine s’inscrivent dans le sillage d’un siècle qui croit à la nature et à l’éducation, qui développe une utopie pédagogique. Ils correspondent aussi à une société qui a perdu ses repères et qui cherche à renouer avec le passé. Les deux auteurs à succès du temps, Pigault-Lebrun et Ducray-Duminil, composent le premier un Enfant du Carnaval
et le second Victor ou l’enfant de la forêt. L’un est fils d’un religieux et d’une servante, conçu dans l’ivresse du carnaval, le père de l’autre est un brigand et terroriste qui finit sur l’échafaud. Au terme de multiples péripéties, l’un et l’autre conquièrent le droit d’exister par eux-mêmes, d’être jugés sur leurs mérites et non sur leur naissance. Un avenir s’ouvre à eux comme à la France post-révolutionnaire. L’avenir se réconcilie avec le passé. Telle est la leçon de tous ces enfants qui envahissent la fiction romanesque au tournant du xviiie au xixe siècle. Étude formelle, étude idéologique : le travail de Łukasz Szkopiński est une contribution de qualité à ces diverses perspective de recherche.
Michel Delon
1 Sur l’ensemble de ce renouveau, voir M. Delon et Ph. Stewart (sous la direction de), Le Second Triomphe du roman du xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2009. Jean Fabre a regroupé ses propres études concernant le genre dans Idées sur le roman, de Madame de Lafayette au marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979.
2 Voir Nathalie Ferrand (sous la direction de), Traduire et illustrer le roman au xviiie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2011.
3 Yannick Séité, Du livre au lire. « La Nouvelle Héloïse », roman des Lumières, Paris, Champion, 2002.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3511-9
- EAN: 9782812435119
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3511-9.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-25-2016
- Language: French