Notice
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (Première partie)
- Pages : 141 à 143
- Collection : Littératures du monde, n° 39
NOTICE
Ce n’est qu’après la publication du Livre II en 1615 qu’apparaît la mention de « Première partie » dans le titre, comme si l’auteur n’avait pas d’abord envisagé de suite. L’adjectif ingenioso, présent dans le titre des deux tomes et traduit par « ingénieux » pour respecter la tradition, indique, comme c’est l’usage chez Cervantès, le trait de caractère principal du héros : l’ingenioso est à la limite de la folie et du génie. Le terme équivaut certes à « créatif », « imaginatif », « habile », mais il explique son étrange folie, en tant que manifestation du tempérament colérique et mélancolique du chevalier. Il renvoie à la fameuse caractérologie de L’Examen des esprits pour les sciences, du docteur Huarte de San Juan, où il est synonyme de « fou », « maniaque ». Au Moyen-Âge et au début de la Renaissance, l’ingenio était considéré comme la capacité à percevoir et comprendre correctement le réel, à lire et déchiffrer le grand livre du monde. Le terme est synonyme d’« entendement ». Huarte, en revanche, qui divise l’ingenio humano en trois composantes (« entendement, invention et mémoire », affectées chacune par deux paires de qualités opposées, Cf. Intro., VI), renouant avec l’étymologie latine, et s’appuyant sur une conception médicale et organiciste de l’homme, y voit, non seulement l’activité de l’esprit humain pour comprendre, mais aussi, en analogie à la nature, la fécondité d’un esprit extraordinaire, hors-du-commun, insiste sur sa capacité, son aptitude à créer des concepts inédits, des idées et des représentations nouvelles, conforme à sa façon d’appréhender le monde en fonction de son tempérament cérébral. Il a recours à la métaphore de la paternité, de l’accouchement et de la filiation, chère à Cervantès comme le montre le début du Prologue, inspirée de la Bible où Dieu, le Père, est le grand « Engendreur », qui « se sert des mêmes termes de Père et de Fils, d’engendrer et d’enfanter ». Comme la nature, l’ingenio se voit doté d’un pouvoir de création qui lui permet d’engendrer de nouveaux objets mentaux. Par son autonomie créatrice, il distingue l’homme de l’animal et en fait un démiurge, à l’image du Verbe divin. 142Huarte conçoit l’écriture, non comme une forme de mimèsis, « imitation », de la réalité ou de modèles littéraires préexistants, mais comme une entreprise de véritable création, libre et autonome. Cervantès reprend à son compte une telle conception, mais son personnage en est la version parodique, car il est totalement coupé du réel et prisonnier des modèles puisés dans ses lectures.
La mention de la nourriture, dès le début du roman n’est pas gratuite à cet égard : on considérait à l’époque que les enfants naissaient inégaux et qu’il fallait les aider, au moyen de la « nourriture », terme qui signifie à la fois l’éducation et l’alimentation, et de « l’exercice » à s’accomplir selon leur nature. « Nature » désigne à la fois la « condition sociale » et le « physique » du chevalier. « Au cours de la croissance de l’être humain, sa nature est une force qui l’oriente et le prédétermine. Elle se manifeste par des signes qui indiquent à l’observateur attentif ce que sera la nature définitive de l’homme adulte » (Jouanna, 1977, p. 24). « Occupations » désigne la façon dont le chevalier exerce, met en pratique sa « nature ». Une mauvaise alimentation pouvait donc contrarier les bonnes dispositions naturelles et nuire à leur développement ; c’est pourquoi notre « ingénieux hidalgo » est plus proche de la folie que du génie.
Si dans la deuxième partie, le héros devient « chevalier », ici il est qualifié d’« hidalgo », littéralement, « fils de quelque chose », i. e. « de quelqu’un d’important » ; signe de la dégradation des mots et des valeurs, « il n’est plus au temps de Cervantès (qui le sait par son propre cas) le fleuron symbolique de la noblesse de sang, transmise de père en fils » (Allaigre-Ly-Pelorson, 2005, p. 46) ; il occupe le rang le plus bas de la hiérarchie nobiliaire, après les Grandes et les Caballeros, qui avaient seuls le privilège de se faire appeler don. Les deux expressions, don et hidalgo, s’excluent donc et sont incompatibles (mais le titre est peut-être l’œuvre de l’éditeur) ; Sancho se moquera de cette prétention en II, 2. Ces gentilshommes étaient surtout des hobereaux. Ils étaient exemptés de certains impôts, de la mise à la question, de la prison pour dettes et de châtiments déshonorants comme le fouet, et n’avaient pas le droit de travailler comme les commerçants ou les artisans, sous peine d’être déchus ; ils étaient donc souvent pauvres et n’avaient d’autre issue que de servir comme soldat.
Le nom Quijote dérive du français « cuissot » qui existait en ancien français, sous la forme « cuissel », comme dénomination d’une partie de 143l’armure qui couvre les cuisses, ou « cuissard ». Oudin d’ailleurs traduira par « don Cuissot » le nom de notre héros. Le suffixe, aux connotations ridicules, est inspiré de Lanzarote, forme espagnole de Lancelot du Lac, l’un des plus grands héros de la tradition arthurienne, ainsi parodié de façon carnavalesque, « cuissot » renvoyant au bas ; d’ailleurs, quijote désigne également la partie supérieure de la « croupe » d’un cheval ou autre monture. On a rapproché ce nom de quezote (on trouve également les formes queçote, quizote, quiçote et quixote), terme dérivé de l’arabe kisa-, qui désignait un vêtement morisque, cape ou manteau (qu’on retrouve dans l’espagnol alquicel, manteau mauresque de laine blanche ; tissu dont on couvrait les tables, les bancs), qui suggère le raffinement oriental, l’efféminement, l’ambivalence sexuelle associés alors à l’Islam et contraste avec le sens guerrier et masculin du médiéval « cuissot », Cf. Johnson (2004). Son nom est donc aussi burlesque et disparate que son équipement militaire, comme en témoignent les divergences sur son orthographe, évoquées dès le début, caractéristiques des « élucubrations des étymologistes et des historiens dont l’outil de prédilection dans la recherche de la vérité des origines était l’usage immodéré du “ou bien… ou bien… ou bien” » (Allaigre-Ly-Pelorson, 2005, p. 59). Elles montrent que le nom se prononçait sans doute « Quichote », Quijada, « Quichada », Quesada, « Quechada » et Quijana, chap. 5, « Quichana ». Ces noms sont tous féminins et reposent sur des jeux de mots : Quijada signifie « mâchoire » (lui qui n’a plus que quelques dents, Cf. chap. 18), Quesada, terme lié à la folie, « tarte au fromage », Cf. Intro, VI, n. 89. La question de l’identité ou de l’aliénation est au cœur du roman. Don Quichotte est, à certains égards, un personnage en quête et en crise d’identité, en constante évolution. Le narrateur, Cid Hamet, écrira, en outre, que don Quichotte et lui ne font qu’un. L’identité n’est donc ni stable, ni définie ; au chap. 5, don Quichotte affirmera que c’est lui qui décide de son identité ; au chap. 4, que « chacun est enfant de ses actes », tout en s’identifiant à des modèles littéraires qui lui sont totalement étrangers.
- Thème CLIL : 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN : 978-2-406-12744-4
- EAN : 9782406127444
- ISSN : 2261-5911
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12744-4.p.0141
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/12/2022
- Langue : Français