Avertissement de l’imprimeur
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Homme-machine
- Pages : 123 à 124
- Collection : Textes de philosophie, n° 21
Avertissement de l’imprimeur
On sera peut-être surpris que j’aie osé mettre mon nom à un livre aussi hardi que celui-ci. Je ne l’aurais certainement pas fait, si je n’avais cru la Religion à l’abri de toutes les tentatives qu’on fait pour la renverser1 ; et si j’eusse pu me persuader, qu’un autre Imprimeur n’eut pas fait très volontiers ce que j’aurais refusé par principe de conscience. Je sais que la Prudence veut qu’on ne donne pas occasion aux Esprits faibles d’être séduits. Mais en les supposant tels, j’ai vu à la première lecture qu’il n’y avait rien à craindre pour eux. Pourquoi être si attentif, et si alerte à supprimer les Arguments contraires aux Idées de la Divinité et de la Religion ? Cela ne peut-il pas faire croire au Peuple qu’on le leurre ? Et dès qu’il commence à douter, adieu la conviction, et par conséquent la Religion ! Quel moyen, quelle espérance, de confondre jamais les Irréligionaires, si on semble les redouter ? Comment les ramener, si en leur défendant de se servir de leur raison, on se contente de déclamer contre leurs mœurs, à tout hasard, sans s’informer si elles méritent la même censure que leur façon de penser.
124Une telle conduite donne gain de cause aux Incrédules ; Ils se moquent d’une Religion, que notre ignorance voudrait ne pouvoir être conciliée avec la Philosophie : ils chantent victoire dans leurs retranchements, que notre manière de combattre leur fait croire invincibles. Si la Religion n’est pas victorieuse ; c’est la faute des mauvais Auteurs qui la défendent. Que les bons prennent la plume ; qu’ils se montrent bien armés ; et la Théologie l’emportera de haute lutte sur une aussi faible Rivale. Je compare les Athées à ces Géants qui voulurent escalader les Cieux : ils auront toujours le même sort2.
Voilà ce que j’ai cru devoir mettre à la tête de cette petite Brochure, pour prévenir toute inquiétude. Il ne me convient pas de réfuter ce que j’imprime ; ni même de dire mon sentiment sur les raisonnements qu’on trouvera dans cet écrit. Les connaisseurs verront aisément que ce ne sont que des difficultés qui se présentent toutes les fois qu’on veut expliquer l’union de l’Âme avec le Corps. Si les conséquences, que l’Auteur en tire, sont dangereuses, qu’on se souvienne qu’elles n’ont qu’une Hypothèse pour fondement. En faut-il davantage pour les détruire ? Mais, s’il m’est permis de supposer ce que je ne crois pas ; quand même ces conséquences seraient difficiles à renverser, on n’en aurait qu’une plus belle occasion de briller. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
1 On retrouve dans le Discours préliminaire des positions très proches de celles évoquées dans cet avertissement, prétendument de l’imprimeur, Elie Luzac. Il y démontre que la philosophie ne produit pas les effets délétères que les théologiens lui reprochent, car la philosophie porte exclusivement sur la nature dont sont exclues la morale traditionnelle (et non la morale naturelle), la politique et la religion et, de plus, elle n’est jamais comprise par le peuple. Ce dernier point est commun aux auteurs libertins du xviie siècle et à Spinoza qui distinguent la vérité philosophique que seule l’élite intellectuelle est capable de saisir et les opinions soutenues par la religion à destination du peuple. Il s’agit de reconduire la religion à sa fonction civile, comme le fait Spinoza dans le Traité théologico-politique et de la distinguer de la philosophie. C’est ainsi que « les Matérialistes ont beau prouver que l’Homme n’est qu’une Machine, le peuple n’en croira jamais rien », écrit La Mettrie dans le Discours préliminaire et « Je ne prétends pas insinuer par là qu’on doive tout mettre en œuvre pour endoctriner le peuple et l’admettre aux Mystères de la Nature. Je sens trop bien que la Tortue ne peut courir, les Animaux rampants voler, ni les Aveugles voir. Tout ce que je désire, c’est que ceux qui tiennent le timon de l’État, soient un peu Philosophes : tout ce que je pense, c’est qu’ils ne sauraient l’être trop. », OP I, respectivement p. 20 et p. 42. La Mettrie défend ici la thèse du despotisme éclairé.
2 Dans la mythologie grecque, les Géants mènent une guerre contre les dieux Olympiens (la gigantomachie) qu’ils perdent.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-406-14267-6
- EAN : 9782406142676
- ISSN : 2261-0693
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14267-6.p.0123
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/01/2023
- Langue : Français