« Énigme » = Parole !
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Énigmatique à la Renaissance : formes, significations, esthétiques
- Auteur : Pérouse (Gabriel-André)
- Pages : 9 à 12
- Réimpression de l’édition de : 2008
- Collection : Rencontres, n° 234
- Série : Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne, n° 59
En vue de ce colloque auquel il n'a pu participer, Gabriel-A. Pérouse nous avait laissé les notes que voici :
ÉNIGME » = PAROLE !
Αίνιγμα, de αίνείν, «parler», « laisser entendre » (et « louer », par opposition à «se taire sur... »). De là quelque vraisemblance à identifier énigme et parole. Issue de celui qui parle ou écrit, la parole cherche à atteindre une autre personne. Opération à haut risque, dont on peut penser qu'elle η 'est jamais réussie (sinon, sans doute, par les voies bien différentes de Γ affect): déperditions et modifications de «sens» naissent de l'usage de ce bien public (donc lâche et incertain) qu'est la langue. Dans la vie pratique, nous cherchons à éviter le malentendu, visant à la clarté pour d'évidentes raisons d'ejficacité - mais nous restons vaguement conscients du décalage, et souvent nous en jouons. Le plus beau de ces jeux s'appelle la poésie. C'est par là qu'on s'aperçoit que l'énigmatique est consubstan- tiel à la parole même. Toute parole adressée est une énigme. Cela admis, il ne s'agit plus que du plus ou du moins. Celui qui pratique le style (le «genre» ?) énigmatique ne fait que prendre acte de l'inévitable obscurité du message, mais au lieu de la combattre, l'accroît «par art», aggravant le soupçon que devrait finalement susciter toute parole. Il enfonce la pointe du stylet et, à plaisir, élargit la fissure. Bref, il « exagère », et par là inquiète Γ esprit-ce qui me paraît fondamental.
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On pourrait même dire que l'énigme ainsi comprise est la cari¬ cature de la parole normale : de même que la caricature se saisit d'un trait du modèle et, par son dessin, l'impose aux yeux, de même l'énigme prend en compte les divagations qui sont un trait naturel de la parole et les grossit jusqu'à l'extrême. De cette parole rendue folle, à nous de nous saisir, pour le meilleur et pour le pire. En tout cas, il est une distinction à maintenir absolument, entre le discours énigmatique et la devinette. Car les deux réalités sont opposées. La devinette s'offre simplement pour que se résolve la dif¬ ficulté qu'elle énonce (et celle-ci se résoudra, comme par exemple celle du Sphinx dès qu 'on apercevra l'ambiguïté du mot « jambe »)- tandis que le discours énigmatique, en son essence, respecte la trouble incertitude du langage, et la cultive ; ce faisant, il laisse place à la liberté créatrice de chacun de nous, au lieu de nous plonger dans la triviale hilarité de la «solution» qu'apportera le prochain numéro... On confirmera, je crois, ces suggestions, en considérant les acceptions du mot « jeu ». D'abord le jeu qui consiste à deviner ou interpréter: on s'y trouve invité, en somme, dans les deux cas ci-dessus. Puis le « jeu » (le flottement) qui se traduit et se révèle, ludiquement ou mystiquement, dans la transmission de la parole. Enfin sans doute le jeu technique de l'écrivain (jeu d'encodage, si l'on s'en tient aux termes insatirfaisants) qu'exige la performance. Notons enfin que les propos énigmatiques sont souvent donnés comme venant de lieux profonds et cachés: antres chthoniens, grottes, «fosses» de Philippe d'Alcripe: effets de lointain et d'étrangeté qui viennent troubler encore la réception du message...
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Ces paroles, que nous adressait une voix à jamais amicale, allaient au cœur des questions abordées tout au long du colloque, et bien au- delà de ces questions. Elles désignaient à notre attention, sous tout ce qui se dit ou se déduit en termes explicites, les murmures et les silences ; au revers des claires images, les ombres profilées par les éclairages multiples de la Caveme. Selon différentes approches, les intervenants dont les propos sont ici regroupés ont tenté d'explorer les virtualités latentes en ces zones obscures. Car s'il est un trait commun à leurs communications, c'est l'idée que toutes les formes de l'énigmatique, à la Renaissance, révèlent à la fois qu'aucun langage, verbal ou graphique, ne peut atteindre l'univocité parfaite à laquelle ont parfois rêvé les philosophes, et que ce défaut est une richesse, parce qu'il libère les énergies ludiques ou inquiétantes de la parole vive, les pouvoirs de suggestion et d'égarement de l'image. Les jeux y prennent des aspects étranges, les révélations ont forme de surprises, fantaisies dessinées conune par rencontre, et recombi¬ naisons de signifiants, en chiffres ou anagrammes. Le langage le plus hiératique accueille et exploite l'invention verbale, en ses allé¬ gories ; les réponses trop simples se bigarrent des multiples ques¬ tions qu'elles sont censées résoudre. Transparents ou opaques selon la décision du Loxias, les voiles se chargent de significations plus suggestives que l'objet recelé. Par détoumement et régénération de matériaux traditiormels, par croisement de registres tenus pour incompatibles, la poésie énigmatique approche ce qui ne peut se dire, tout en brouillant les procédés d'expression indirecte codés par les rhéteurs (TaUégorisme entre autres) comme pour en raviver les apories. Le jeu se complique et s'enrichit encore lorsque le visible vient interférer avec le lisible. Des pseudo-hiéroglyphes falsifient leurs matériaux d'emprunt, insistent sur les disparates qui font de leur assemblage un énoncé hybride et fragmentaire en attente de sens. Le même effet, plus troublant, se profile dans les transgres¬ sions des conventions picturales : figuration de ce que nul ne peut voir, anomalies qui troublent invisiblement l'espace de la représen¬ tation, altérations de modèles emblématiques, compositions inso- htes - même lorsqu'on en identifie les motifs, l'énigme reste mysté¬ rieuse en raison des distorsions de perspectives, de plans, d'éclairages, de thématiques, requises par son étrangeté. Les fictions narratives présentent des possibilités de « stéganographie » tout aussi variées : labyrinthes aux itinéraires discontinus, tombeaux vides à
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épitaphes contradictoires, exhibition liminaire, comme par défi, des ruptures et brouillages, calculés pour rendre tout repère suspect, jusqu'à la «crypte» où l'énigme se perd dans l'obscurité pour que l'écriture ne soit plus que dévoilement d'une absence - mais d'une absence hantée de figures virtuellement symboliques, entre les¬ quelles chacun peut choisir celles dont ϋ inventera le sens. Égare¬ ment ou colin-maillard ? Il ne faudrait pas oublier que c'est aussi un jeu. Seulement, il croise par endroits les plus hautes ambitions de l'esprit : celles de la mystique dont il avive les fulgurances de nuit ; celles du droit idéalisé sous couleur de fiction en amour et en concorde ; celles de la science, recherche méthodique des secrets de la fabrica mundi, découverte émerveillée de leur coïncidence avec la rationalité mathématique, et interrogation sur la force mystérieuse qui anime l'univers ; sans écarter les ruses de la déraison, qui com¬ pliquent de métaphores aberrantes les leçons de choses et comme par hasard dérangent leurs classements. Enfin, lorsque les savoirs entrent en altercation avec les pouvoirs, le décalage des perspectives rend énigmatiques les provocations du répertoire cynique, ou, à l'in¬ verse, fait mesurer la puissance des leurres en donnant pour insolites les constats de bon sens qu'ils ont travestis et défigurés. Et l'histo¬ rien découvre qu'il marche dans les ténèbres, avec ses contempo¬ rains, aux aguets devant l'écheveau des causes, des hasards et des calculs, sans providence pour éclairer ses conjectures ; et le penseur interroge le point aveugle du sujet politique, son obscure comphcité avec les pouvoirs d'oppression, pour formuler en évidence para¬ doxale le refus qui devrait l'affranchir. Au long de la Renaissance, et spécialement dans les troubles de ses dernières décennies, toute espèce de parole peut être saisie et transmise comme énigme, dès que l'on s'interroge vraiment sur ses pouvoirs ; et le premier degré de lucidité est d'en prendre acte, pour en jouer le jeu dans l'effare¬ ment ou l'allégresse. Les études ci-après le montreront.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5338-0
- EAN : 9782812453380
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5338-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/12/2008
- Langue : Français