Avant-propos L’autotraduction littéraire : cadres contextuels et dynamiques textuelles
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: L’Autotraduction littéraire. Perspectives théoriques
- Authors: Ferraro (Alessandra), Grutman (Rainier)
- Pages: 7 to 17
- Collection: Encounters, n° 154
- Series: Literary theory, n° 5
Article from a collective work: 1/15 Next
Avant-propos
L’autotraduction littéraire :
cadres contextuels et dynamiques textuelles
État des lieux
De la même façon que l’autobiographie est le récit que l’on fait soi-même de sa propre vie, l’autotraduction peut être définie comme la traduction que l’on fait soi-même de sa propre œuvre. Concrètement, le mot peut renvoyer à l’acte de traduire ses propres textes dans une autre langue, ou au résultat de cette opération, à savoir le texte traduit par les soins de l’auteur de l’original. À la Renaissance, il n’était pas inhabituel pour un humaniste de « verser » (< lat. vertere, d’où le terme « version ») ses savants traités latins dans la langue, sinon de son peuple, au moins de son roi (cujus regio ejus lingua). Même si elle s’est faite beaucoup plus discrète par la suite, notamment au siècle du Romantisme et du culte de langue maternelle-nationale, la pratique n’a jamais vraiment disparu. Le xxe siècle verra une recrudescence d’autotraductions, pour trois raisons principales. Tout d’abord, dans la droite ligne des Quatorze points du président Wilson, formulés au lendemain de la Première Guerre mondiale, on assistera à une première prise de conscience linguistique de la part des minorités. Ensuite, les nombreux exils causés par les conflits politiques seront suivis de vastes mouvements migratoires pour des raisons socio-économiques. Enfin, la décolonisation, souvent accompagnée de revendications liées aux langues ancestrales, écartées du pouvoir par les autorités coloniales, créera aussi un contexte propice à la pratique autotraductive.
Le premier de ces phénomènes a surtout fait sentir ses effets en Europe, notamment dans les anciens territoires de l’Empire austro-hongrois (la Mitteleuropa chère à Claudio Magris), mais également en Belgique et
en Espagne. Les membres polyglottes des avant-gardes cosmopolites apparues après la Grande Guerre eurent également largement recours à l’autotraduction. Quant aux deux derniers bouleversements, ils ont « délogé » des cohortes entières d’écrivains potentiels (et parfois confirmés) qui vont inscrire leur production à l’actif de quelques « grandes » littératures par le biais de traductions autographes, souvent en attendant de pouvoir écrire directement dans la langue d’adoption.
En dépit de leur nombre étonnamment élevé, hier comme aujourd’hui, les autotraducteurs n’ont vraiment commencé à intéresser les chercheurs qu’à l’aube du xxie siècle. Avant, la réflexion sur l’autotraduction (que l’on ne nommait pas encore ainsi) était parcellaire, atomiste, enfouie dans des monographies consacrées à tel ou tel « grantécrivain » bilingue, d’ailleurs plus volontiers érigé en figure d’exception qu’en figure de proue. C’est pourquoi l’objectif principal de l’ouvrage que voici est de proposer une réflexion transversale, qui aille au-delà de cas particuliers tenus pour isolés mais qui cherche à identifier des tendances. En partant de plusieurs dossiers, il est en effet possible de formuler des hypothèses – voire de tirer des conclusions – susceptibles d’être appliquées à d’autres cas de figure.
Une première synthèse dans ce sens avait paru en 1998 dans la Routledge Encyclopedia of Translation Studies dirigée par Mona Baker1, l’année même où la ville de Florence organisa un atelier sur la question, dont les actes ont fait l’objet d’un numéro spécial de la revue de poésie Semicerchio intitulé, de manière assez symptomatique, La lingua assente, soit « la langue absente » (1999). Depuis une décennie environ, les initiatives se sont multipliées. Des numéros de revue sur le thème ont vu le jour en Espagne (Quimera, 2002 et Quaderns, 2009), au Royaume-Uni (In Other Words, 2005), en Roumanie (Atelier de traduction, 2007), en Italie (Oltreoceano, 2011), au Danemark (Orbis litterarum, 2013), au Brésil (Tradução em Revista, 2014) et en France (Glottopol, 2015). En plus du séminaire d’Udine en hommage à Dôre Michelut, autotraductrice italo-canadienne disparue en 2009, plusieurs colloques ont été entièrement consacrés à la problématique nouvelle à partir de 2010 : en Italie d’abord (Pescara, Bologne, Udine à nouveau), puis en France (Perpignan) et en Irlande (Cork). À cela s’ajoutent deux ouvrages collectifs, le premier issu
du groupe de recherche AUTOTRAD2, fondé à l’Université Autonome de Barcelone en 2002, le second préparé sous l’égide de l’IATIS3.
Nous voudrions contribuer en français à ce débat, d’une part en faisant mieux entendre la voix des chercheurs dont c’est la langue maternelle ou la langue de travail, d’autre part en faisant connaître en français les travaux de chercheurs germanophones, italophones et lusophones. Un regard rapide sur le survol qui précède permet en effet de constater que le français est sous-représenté en tant que métalangage4 dans les recherches sur l’autotraduction. Font exception, outre la thèse de Michaël Oustinoff5 et les pages perspicaces de Dominique Combe6, le numéro de l’Atelier de traduction (revue publiée en Roumanie, à l’Université Étienne le Grand de Suceava) et les projets bilingues pilotés par Christian Lagarde (le colloque de Perpignan et le numéro de Glottopol), où le français fait bon ménage avec l’espagnol. Ce bilinguisme reflète moins une préférence personnelle (Lagarde est hispaniste) que la place centrale qu’occupe l’Espagne, aujourd’hui un des principaux foyers de l’activité autotraductionnelle, dans les études sur le sujet. C’est en Espagne que ces études ont pris le plus d’ampleur, depuis les travaux pionniers de Tanqueiro, Santoyo, Parcerisas et Dasilva (qui vient de réunir ses articles en un volume7), aux thèses récentes de Patricia López López-Gay, Valentina Mercuri et Josep Miquel Ramis8 (en Catalogne), d’Elizabete Manterola Agirrezabalaga (au Pays Basque), de María Recuenco (à Málaga), etc. Cette effervescence s’explique bien sûr par la reconnaissance officielle de la réalité plurilingue du pays (dès la première Constitution postfranquiste, en 1978), mais aussi par la création de nombreux départements
et facultés de traduction, ce qui a donné à l’Espagne une longueur d’avance dans le domaine nouveau de la traductologie. Un autre pays qui se démarque par sa contribution active au débat est l’Italie. Ici, toutefois, l’intérêt pour la question de l’autotraduction ne s’explique pas d’abord par la variété de langues et dialectes parlés sur le territoire national (les poètes italiens qui se sont traduits entre l’italien et leur langue locale demeurent malgré tout sous-étudiés), mais plutôt par le développement des études consacrées à la diaspora italienne (notamment à l’Université d’Udine) et par l’expertise italienne en matière de philologie, d’ecdotique, de critique des variantes (variantistica). La première de ces perspectives a permis de découvrir un nombre important d’écrivains migrants d’origine italienne (surtout dans les Amériques, de l’Argentine et du Brésil au Canada) que leur bilinguisme et le fait de vouloir s’adresser à deux publics différents prédisposait en quelque sorte à devenir des autotraducteurs. La forte tradition philologique, quant à elle, explique d’une part l’intérêt particulier des chercheurs italiens pour la dynamique textuelle singulièrement complexe de l’autotraduction (où différentes versions se croisent en deux voire plusieurs langues), d’autre part leur attachement aux « grandi scrittori », aux monstres sacrés et consacrés du Panthéon littéraire, dont l’œuvre est désormais accessible dans de bonnes éditions critiques (ou même génétiques).
Une autre impression qui se dégage des recherches sur l’autotraduction est une sorte de bipolarisation entre deux points de vue. Le premier considère l’autotraduction, en tant que transfert interlinguistique, comme une forme de traduction, forme certes particulière mais qui n’est pas tenue pour ontologiquement différente de la traduction allographe (faite par autrui). Le deuxième point de vue met davantage l’accent sur le préfixe « auto ». Il est en effet possible d’en tirer un parti paronymique et d’entendre non pas le grec αὐτός (« soi-même ») mais le latin auctor (« auteur ») et auctoritas (« autorité »). Ce rapprochement est encore favorisé dans des langues romanes où la voyelle tonique du latin auctóre(m) ne s’est pas diphtonguée : « auteur » s’y dit autore (italien) ou simplement autor (en espagnol et en portugais). Derrière le préfixe « auto » se profile alors la sphère de l’auctorialité : l’autotraducteur assume le double rôle de traducteur et de ré-créateur. De ce fait, l’acte autotraductif reçoit une nouvelle portée, le produit qui en est issu pouvant être considéré comme une deuxième création de l’auteur.
On ne sera pas étonné que cette dernière façon de voir les choses soit plus courante chez les littéraires (mais on la trouve aussi chez un spécialiste de la traduction comme Julio-César Santoyo, qui préfère parler de « traductions d’auteur9 »), tandis que la première nourrit bon nombre des réflexions formulées dans le cadre de la traductologie. Pour l’équipe d’AUTOTRAD, par exemple, basée à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’Université Autonome de Barcelone, « l’autotraduction est traduction », même si « elle contient un grand potentiel de réécriture spécialement créative10 », et « l’autotraducteur est un traducteur, il agit comme un traducteur11 ». En revanche, dans son introduction aux actes du colloque tenu en 2011 à Bologne sous les auspices du Département de langues et littératures étrangères modernes, Andrea Ceccherelli caractérise plutôt l’autotraduction comme une « réécriture auctoriale alloglotte », comme « une étape spécifique dans le travail créateur du texte12 » qui peut être décrite à l’aide des outils de la critique philologique des variantes.
C’est d’autant moins le lieu de trancher ici que les deux points de vue, apparemment contradictoires, peuvent sans doute se défendre à partir d’échantillons et d’époques différents : on s’imagine ainsi que le poids de l’intervention auctoriale n’était pas forcément le même avant le Romantisme, quand la rhétorique de l’imitation l’emportait encore sur l’esthétique de la création… Dans ce qui suit, nous avons opté pour un autre type de bipartition, propre aux études littéraires celle-là, où l’on distingue traditionnellement entre des approches externes (c’est-à-dire qui partent d’éléments du contexte historique, social) et des approches internes (plus attentives au texte en lui-même et pour lui-même). Dans chaque cas, les collaborateurs ont étudié plusieurs exemples, concernant plusieurs langues (même si le français occupe une place centrale) et plusieurs littératures, dans le but de dégager des tendances, d’identifier des pistes de recherche, de formuler des hypothèses plus générales.
Cadres contextuels
La perspective adoptée dans le premier volet est plus contextuelle que textuelle, plus macroscopique que microscopique : le texte autotraduit n’y est pas examiné à la loupe, ou alors seulement en tant qu’indice révélateur de phénomènes socio-culturels plus larges, lesquels phénomènes reçoivent plus d’attention. D’entrée de jeu, dans L’autotraduction, exercice contraint ?, essai sur lequel s’ouvre le collectif, Christian Lagarde prend le contre-pied de l’opinion reçue pour se demander si l’autotraduction, loin d’être par définition une affirmation de la liberté de l’auteur (par rapport au traducteur « normal ») ne serait pas aussi, voire plutôt, un exercice soumis à bien des contraintes. Elle le serait notamment dans les cas où la distribution sociale des langues est inégale, déséquilibrée, asymétrique (soit dans la plupart des sociétés dites « bilingues »). L’argumentation de Lagarde fait appel à un double appareil conceptuel : celui de la sociolinguistique (telle, notamment, qu’elle s’est développée autour de la notion de « diglossie », retravaillée dans les contextes occitan et catalan) et celui de la sociologie de la littérature articulée par Pascale Casanova dans le sillage de Pierre Bourdieu.
Cette dernière sert aussi de point de départ à la réflexion de Rainier Grutman dans L’autotraduction : de la galerie de portraits à la galaxie des langues. Il s’y intéresse à la différence de prestige et de statut (à la fois global-planétaire et local-national) des langues source et cible impliquées dans un transfert qui est parfois horizontal (lorsqu’il a lieu entre des langues fortement institutionnalisées, officielles dans un ou plusieurs États-nations) mais le plus souvent vertical, asymétrique. Une majorité d’autotraducteurs travaillent en effet à partir d’une langue moins diffusée et/ou cotée à la bourse des langues et se traduisent vers une langue plus répandue et de ce fait plus centrale. Le cas inverse peut également se produire, mais cette reterritorialisation de la langue natale (souvent minorisée) par le biais de l’autotraduction est tout aussi révélatrice de la différence de statut (réelle ou perçue, sociologique ou psychologique) entre les deux langues de (ré)écriture de l’autotraducteur.
Dans La prise en compte du Sujet, Paola Puccini propose pour sa part une approche anthropologique de l’autotraduction comme rite et comme rituel.
Elle adopte les termes et les catégories de l’anthropologie culturelle pour étudier l’autotraduction comme une représentation de l’altérité intime qui met en abyme le rapport de l’être humain avec le temps et avec l’espace. La dimension temporelle retient surtout son attention à travers les notions d’« intrigue » (qui considère le futur comme une conséquence du passé) et d’« inauguration » (qui fait du futur une nouvelle naissance), empruntées à Marc Augé. L’autotraducteur ressemble à l’ethnologue qui, la phase d’observation finie, passe à l’écriture. C’est dans la ritualité de l’acte autotraductif que Puccini lit la modernité de cette pratique qui montre la recherche d’un lien entre le passé, le présent et le futur.
À cette motivation profonde qui pousse les autotraducteurs à entreprendre ce voyage initiatique dans le temps et (pour les écrivains migrants) dans l’espace, répondent dans l’essai d’Eva Gentes les raisons souvent très concrètes pour lesquelles ils se sont traduits une toute première fois. Dans « et ainsi j’ai décidé de me traduire », elle élabore une typologie des moments déclencheurs dans la vie littéraire des autotraducteurs à partir de quatorze dossiers d’écrivains contemporains (vivants) nés dans dix pays différents. Pris ensemble, ces six femmes et huit hommes utilisent neuf combinaisons de langues : c’est dire si l’échantillon est représentatif. En ce qui concerne les circonstances qui les ont poussés à tenter leur première expérience d’autotraduction, elle distingue trois facteurs déterminants. Un premier est la confrontation avec l’existence d’une traduction allographe jugée insatisfaisante et donc à refaire. Il peut être particulièrement déroutant pour un auteur bilingue de se découvrir traduit dans sa langue maternelle par les soins d’autrui, comme en témoigne l’exemple du Bulgare « anglographe » Miroslav Penkov. Mais cette inquiétante étrangeté peut également affecter la langue seconde : le Flamand Paul Verhaeghen, installé aux États-Unis depuis de longues années, ne reconnaissait pas sa « voix » dans la traduction anglaise d’un extrait de son roman Omega Minor, traduction par ailleurs parfaitement acceptable. Les conditions d’accès au marché de l’édition dans telle langue, ainsi que les possibilités de traduction limitées dans telle autre, constituent une deuxième catégorie de motivations pratiques. À cela s’ajoutent des raisons propres au processus créateur : pour le Néerlandais Paul Gellings, l’autotraduction est une solution temporaire13, une étape
vers l’écriture directe dans la langue apprise (le français) ; pour Linda Olsson, habituée à écrire dans la langue de son pays d’adoption (la Nouvelle-Zélande), le passage par le suédois maternel est une façon d’éviter la hantise de la page blanche.
Eva Gentes s’est surtout basée sur des entrevues avec ces écrivains, soit sur des éléments « épitextuels », qui entourent le texte mais se trouvent à l’extérieur du livre. Avec Xosé Manuel Dasilva, nous abordons l’autre dimension du paratexte14, à savoir les éléments « péritextuels », qui encadrent le texte à l’intérieur du livre. Dans L’opacité de l’autotraduction entre langues asymétriques, il part du fait effectivement frappant que le caractère autotraduit d’une œuvre littéraire n’est pas toujours mentionné dans le péritexte pour qualifier ce type d’autotraductions d’« opaques ». Elles se présentent au lecteur comme des originaux sans antécédents. Inutile de préciser que la présence/absence d’indications péritextuelles révélant/cachant l’existence d’un original a une incidence certaine sur la réception de l’œuvre autotraduite soit comme une traduction, soit comme une œuvre originale, dont il n’est pas nécessaire de rappeler le statut fort différent dans les systèmes littéraires nationaux. Ce phénomène devient encore plus déconcertant lorsqu’on constate, comme le fait Dasilva pour l’Espagne, que l’existence de l’original est souvent délibérément passée sous silence (dira-t-on cachée, escamotée ?) afin de promouvoir les œuvres en langues minoritaires comme des originaux directement écrits dans la langue de la majorité.
Dynamiques textuelles
Dans la deuxième partie du recueil sont regroupés des essais qui se penchent sur l’activité de l’autotraduction considérée dans son versant créateur. Si l’autotraducteur est sans aucun doute un « traducteur privilégié15 », les contributrices de cette section le considèrent plus proche de l’auteur que du traducteur. Sa liberté par rapport à l’original est
presque complète, ce qui le différencie sensiblement de la figure du traducteur, pour qui l’original possède une stabilité certaine. Une fois déclenché le processus autotraductif, par contre, le texte acquiert un statut instable, mouvant, de manière à remettre en question jusqu’à la notion d’original. Le montrent des exemples très connus comme ceux de Samuel Beckett et de Nancy Huston, qui ont rédigé plusieurs de leurs textes simultanément en français et en anglais, et moins connus, comme l’écrivain québécois d’origine italienne Marco Micone ou l’auteur basque Bernardo Atxaga, qui modifient en profondeur leurs originaux.
Les études ici réunies se proposent d’explorer, en adoptant des perspectives différentes, moins les caractéristiques formelles et linguistiques des textes autotraduits à l’aune de la fidélité et de la spécularité par rapport à l’original, que les choix et les décisions des auteurs ainsi que leurs motivations manifestes et sous-jacentes. L’étude de l’autotraduction littéraire permet ainsi de s’approcher des centres névralgiques d’une création littéraire qui, envisageant la possibilité d’un duplicata de l’œuvre, en remet profondément en question l’unicité.
Dans le premier texte, Traduit par l’auteur : sur le pacte autotraductif, signé par Alessandra Ferraro, le paratexte est envisagé comme un espace d’intervention de plusieurs instances éditoriales. L’analyse de l’utilisation qu’en fait l’auteur permet de cerner son attitude, manifeste ou cachée, par rapport à sa création autotraduite, car il peut s’en emparer pour déclarer son translinguisme ou, au contraire, le cacher. Dans le péritexte se noue en effet ce qu’elle qualifie de « pacte autotraductif », notion modelée sur le pacte autobiographique de Philippe Lejeune16. Ce pacte entre l’auteur et le lecteur à travers la mention de la version originale dans l’autre langue peut s’établir grâce à la page des mentions légales et du copyright, sur la quatrième de couverture ou bien dans une préface, une postface ou une note. Si l’absence de ces mentions, ou leur présence, n’est pas toujours décidée par l’auteur, mais résulte souvent d’un compromis avec l’éditeur ou même d’une décision unilatérale de celui-ci, elle traduit néanmoins une « posture » d’auteur. Comme le montrent les cas d’Antonio D’Alfonso, de Vladimir Nabokov ou encore de Milan Kundera et de Giuseppe Ungaretti, le paratexte (péritexte ou épitexte) devient alors lieu de la projection d’une image de soi de la
part de l’auteur qui manipule par là, d’une façon parfois tentaculaire, sa réception dans deux contextes linguistiques et culturels différents.
La figure auctoriale est également au centre de l’étude de Valeria Sperti, La traduction littéraire collaborative entre privilège auctorial et contrôle traductif, qui analyse la co-traduction en tant que collaboration systématique entre auteur et traducteur. En s’interrogeant sur la manière dont l’auctoritas de l’auteur intervient dans le processus traductif et dans le statut du traducteur, Sperti remet en question la notion de traduction en tant que produit « dérivé » de l’original. L’analyse de plusieurs cas de collaboration traductive fait apparaître la co-traduction comme une pratique variable, qui semble dépendre de la manière dont la notion d’auteur s’exerce sur le traducteur, mais qui en même temps transforme la traduction en un lieu d’échanges, en un espace symbolique parcouru et investi par cette collaboration entre auteur et traducteur dans un effort de compréhension dialogique.
Si les deux contributions précédentes mettent l’accent sur le rôle de démiurge que joue l’autotraducteur en tant qu’auteur, Chiara Montini, dans Génétique des textes et autotraduction : le texte dans tous ses états, souligne le statut inachevé, précaire du texte autotraduit. La répétition de l’acte créateur dont attestent les deux versions chez Samuel Beckett, Vladimir Nabokov et Beppe Fenoglio, étudiés dans une perspective génétique, renforce l’idée du texte comme objet mouvant, achevé seulement en apparence. C’est par ce même statut que l’autotraduction se prête bien à une analyse qui considère l’œuvre dans sa genèse, en faisant éclater la notion d’original. Par conséquent, d’après Montini, l’approche génétique devient indispensable pour saisir le phénomène de la création multilingue, dont l’autotraduction constitue l’une des facettes.
En poursuivant l’exploration des mécanismes textuels, Pascale Sardin dans Écriture féminine et autotraduction : entre « occasion délicieuse », mort et jouissance se penche sur la manipulation langagière de deux autotraductrices, Hélène Cixous, qui a co-traduit son texte Vivre l’orange/To live the orange en anglais, et Nancy Huston, qui utilise le français dans ses premières rédactions romanesques en refus de l’anglais, la langue de la mère qui l’avait abandonnée enfant, pour ensuite s’autotraduire. Chez ces deux auteures, l’opération autotraductive s’accompagne d’un plaisir jubilatoire que Sardin nomme (en faisant un clin d’œil à Barthes17)
« trajouissance » et qui s’exprime sur la page à travers des jeux de mots, des néologismes et des onomatopées. Cette langue intermédiaire permettrait à Huston de se réconcilier avec sa propre mère pour combler ainsi une blessure remontant à l’enfance.
Dans Poésie et autotraduction, Christine Lombez part du constat que le phénomène est très présent chez les poètes. En présentant les réflexions de nombreux poètes translingues par rapport à la langue de la poésie, dont celles de Marina Tsvetaieva, qui considérait le poète comme un « être hors-langue », Lombez émet l’hypothèse qu’à travers l’autotraduction, le poète essaie de se rapprocher de la langue mythique et universelle de la poésie qui transcende les langues individuelles. C’est alors sans doute Armand Robin, rappelle Lombez, qui l’évoque le mieux, lui qui, ayant effacé la frontière entre l’acte de traduire et celui de se traduire, se voulait « tous les grands poètes de tous les pays de toutes les langues » afin de retrouver « un Eden d’avant la tour de Babel ».
L’analyse conjointe et comparatiste de plusieurs cas de figure issus de divers contextes linguistiques et littéraires permet aux collaborateurs à ce volume d’identifier des caractéristiques communes au phénomène autotraductif, liées tant à des facteurs socio-historiques qui se répercutent sur le choix des écrivains de se traduire dans telle ou telle langue, qu’à des raisons intrinsèques qui les poussent à vouloir se servir d’un autre idiome que leur langue. L’autotraduction se propose ainsi comme un domaine d’étude nouveau dans le cadre non seulement de la traductologie mais également de la littérature comparée et de la francophonie.
Avant de vous inviter à prendre connaissance vous-mêmes des différentes contributions, les responsables ont l’agréable devoir de remercier Andrea Schincariol, boursier postdoctoral auprès du Département de langues et littératures étrangères de l’Université d’Udine, d’avoir minutieusement préparé le document final (harmonisation des contributions, traduction en français des passages en langues étrangères, établissement de la bibliographie et de l’index).
Alessandra Ferraro
Rainier Grutman
1 R. Grutman, « Auto-translation », dans Encyclopedia of Translation Studies, édit. M. Baker, London/New York, Routledge, 1998, p. 17-20.
2 X. M. Dasilva, H. Tanqueiro, édit., Aproximaciones a la autotraducción, Vigo, Editorial Academia del Hispanismo, 2011.
3 A. Cordingley, édit, Self-translation : Brokering Originality in Hybrid Culture, London, Bloomsbury, coll. « Continuum », 2013.
4 Non comme langue-objet, ainsi qu’il appert du livre des Américaines Jan W. Hokenson et Marcella Munson (The Bilingual Text. History and Theory of Literary Self-Translation, Manchester, St. Jerome Press, 2007), qui réserve une large place aux autotraductions de ou vers le français.
5 M. Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et auto-traduction (Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov), Paris, L’Harmattan, 2001.
6 D. Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette, 1995, p. 57-61, reprises dans id., Les Littératures francophones, Paris, PUF, 2010, p. 129-133.
7 X. M. Dasilva, Estudios sobre la autotraducción en el espacio ibérico, Bern, Peter Lang, 2013.
8 La partie théorique retravaillée vient de paraître sous forme de livre : J. M. Ramis, Autotraducció : de la teoria a la pràctica, Vic, Eumo Editorial, 2014.
9 J.-C. Santoyo, « Traducciones de autor : una mirada retrospectiva », Quimera, no 210, 2002, p. 27-32.
10 AUTOTRAD, « L’autotraduction littéraire comme domaine de recherche », Atelier de traduction, nº 7 (« L’autotraduction »), 2007, p. 92-93.
11 H. Tanqueiro, « L’autotraduction comme objet d’étude », Atelier de traduction, nº 7 (« L’autotraduction »), 2007, p. 96.
12 A. Ceccherelli, « Introduzione », dans Autotraduzione e riscrittura, édit. A. Ceccherelli, G. E. Imposti, M. Perotto, Bologne, Bononia University Press, 2013, p. 14-15.
13 On se rappelle que c’était là l’un des rôles clef de l’autotraduction chez les écrivains étudiés par E. K. Beaujour.
14 G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987.
15 H. Tanqueiro, « Un traductor privilegiado : el autotraductor », Quaderns. Revista de traducció, no 3, 1999, p. 19-27.
16 P. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil coll. « Poétique », 1975.
17 R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1973.
- CLIL theme: 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN: 978-2-8124-3883-7
- EAN: 9782812438837
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3883-7.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-14-2016
- Language: French