Annexe III Témoignage – Interview de Dominique Blanchar par Marc Véron
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
- Pages : 415 à 418
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
Annexe III
Témoignage –
Interview de Dominique Blanchar
par Marc Véron
30 octobre 1998
Un beau jour, place du Panthéon, au déjeuner, mon père a reçu, au moment du café, un télégraphiste qui apportait un pneumatique, un petit bleu dans lequel Jouvet lui disait :
« J’ai vu Minou hier soir et l’idée me vient qu’elle pourrait reprendre le rôle d’Agnès dans L’École des femmes ; cela pourrait être, pour elle, la préparation à des débuts. »
Mon père a été tellement sidéré par cette proposition qu’il n’a pas répondu.
On pourrait se dire qu’il aurait pu sauter sur le téléphone afin d’appeler Jouvet, qu’il connaissait très bien. Il était tellement effaré à l’idée que Jouvet pouvait penser à moi pour un rôle.
C’est un rôle extraordinaire, immense. Il ne voulait pas lui dire : « Elle peut venir auditionner ». Il ne voulait pas le lui dire.
Tout ça restait en suspens. Et c’est resté en suspens quand même quelques jours. Je comprenais les hésitations de mon père. Je ne disais rien mais j’en mourrais d’envie.
Il fallait imaginer ce qu’était Jouvet. C’était quelqu’un d’immense.
Je me souviens d’un soir… Nous devions aller dîner chez des amis avec mon père. C’était dans le quartier de Villiers. Le printemps s’annonçait ; il faisait très beau et nous n’avions pas reparlé d’Agnès. J’étais un peu intimidée. Je n’osais pas en parler à mon père. Cela traînait depuis plusieurs jours. On marchait sur le trottoir et je dis à mon père : « Tu sais, Jouvet souhaite m’entendre. Étant au Conservatoire où il a une classe, je pourrais passer une audition. Il me connaîtrait et… miracle, miracle, s’il me prenait dans sa classe. »
416Un rendez-vous a donc été pris. J’ai auditionné un lundi, je m’en souviens… Le plateau était nu on avait déplanté le décor de La Folle de Chaillot. Il y avait un cercle d’acteurs sur la scène qui faisaient une italienne de Knock.
Nous sommes d’abord allés dans son bureau ; j’étais dans un état de trouille invraisemblable et, lui, il a été extraordinaire, liant, vif, très gai, très gentil, d’une très grande gentillesse. Il savait que j’étais une jeune fille très intimidée.
« Voulez-vous que nous commencions ici, ou bien voulez-vous aller sur le plateau ? », me dit-il.
Je souhaitais aller tout de suite sur le plateau.
Il a décroché son téléphone ; il a parlé avec la régie et nous sommes donc descendus.
Nous avons retrouvé tous les comédiens en cercle et il leur a dit : « Je voudrais que vous nous laissiez seuls, car je dois faire passer une audition. »
Nous nous sommes retrouvés seuls sur le plateau nu. Il m’a demandé si je souhaitais un peu de rampe ; la rampe a, pour moi, hélas, disparu. C’était un halo de lumière qui rendait la salle irréelle. C’était très agréable dans cette circonstance.
Il s’est déplacé vers la salle, au milieu de l’orchestre, avec mon père. La salle était sombre ; ils sont allés s’asseoir au milieu de l’orchestre et Jouvet a dit : « Vous commencez quand vous le voulez, prenez votre temps. »
Je crois que le morceau choisi était le monologue de Psyché : « Où suis-je ? Et dans un lieu que je croyais barbare… »
« Je ne vous regarde pas », me dit-il.
Je suis alors entrée et j’ai commencé.
À la fin, je les ai entendus chuchoter et au bout d’un moment Jouvet me dit : « Ne restez pas là, descendez, venez. »
Je suis donc descendue dans la salle et il m’a dit : « C’est très bien comme ça, c’est bien, c’est bien. Pouvez-vous revenir dans huit jours en ayant appris le deuxième acte de L’École des femmes ? »
Pour moi, c’était plutôt bon signe puisque j’avais un second rendez-vous avec lui.
417Marc Véron
Il n’a pas cherché à décortiquer ce que vous vouliez faire ? Il vous a dit « c’est bien » ?
Dominique Blanchar
Non, non, il a parlé beaucoup avec mon père mais je n’ai jamais su ce qu’ils s’étaient dit.
Je suis donc revenue huit jours après. Mon père m’avait dit que, pour cette deuxième entrevue, j’irai seule.
Ce jour-là, c’était le décor de La Folle de Chaillot qui était planté : la terrasse du café Chez Francis, premier acte. C’est donc dans les chaises du café que j’ai passé la fameuse scène des révérences, avec un comédien qui me donnait la réplique et puis Jouvet qui était seul dans la salle.
La scène des révérences… toute la scène des révérences, la rencontre avec Horace.
Puis il est venu au bord de la rampe, et alors que jusqu’ici il m’avait toujours vouvoyée, il m’a regardée et là, tout à coup, il m’a tutoyée : « As-tu envie de le jouer ? »
Pour qu’il me demande ça, pensai-je !
J’ai commencé à pleurer et à lui dire : « Oui, pour l’envie de jouer, mais j’ai aussi envie de dire non car j’ai très peur. C’est une responsabilité extraordinaire de jouer avec vous. »
Il m’a dit : « C’est plutôt oui quand même ? »
« C’est plutôt oui », lui ai-je dit.
« Ça tombe bien car nous allons la jouer ensemble », me dit-il.
C’était extraordinaire, un conte de fées !
Bien sûr, lorsque je suis sortie de l’Athénée je volais, je ne marchais pas sur le trottoir, j’étais à trente centimètres du sol.
N’étant jamais montée sur une scène de théâtre, très jeune, totalement inexpérimentée, j’ai toujours eu conscience que ce qui m’arrivait était magique.
Ce n’est pas lorsque Jouvet est mort que j’en ai pris conscience, c’est évidemment à chaque moment.
J’ai vécu ça en le savourant, en savourant ce conte de fées, je peux le dire maintenant que je suis une vieille dame.
418La pièce a eu un succès immédiat. Mes débuts ont été tout de suite remarqués et remarquables (presse de l’époque).
Heureusement, j’étais une fille très équilibrée, ça ne m’est pas monté à la tête je n’ai pas été grisée. Je savais très bien que ça ne serait pas facile et qu’il fallait travailler beaucoup.
À partir de ce moment, Jouvet m’a gardée dans sa troupe et nous avons créé ensemble L’Apollon de Marsac, ensuite appelé Apollon de Bellac, à cause de la ville natale de Giraudoux.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12868-7
- EAN : 9782406128687
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0415
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français