Conclusion
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Art byzantin ou la conversion du regard. Les voyageurs français au xixe siècle en Italie
- Pages: 447 to 449
- Collection: Studies in Romanticism and the Nineteenth Century, n° 134
Conclusion
Au terme de cette étude, nous espérons avoir montré à quel point la littérature de voyage, et les journaux écrits dans la seconde moitié du xixe siècle pouvaient éclairer, de manière pertinente, par un discours intuitif et parfois tâtonnant, la réception de l’art byzantin.
Et pourtant, quelle tâche ardue de résister tout d’abord à l’envoûtement des romans byzantins, à leurs promesses d’une délectation morbide, puis aux guides de voyage, qui avaient dans leur grande majorité ignoré ou humilié l’art byzantin, pris dans les rets vasariens, ou présenté de manière si étrange et contradictoire qu’un lecteur de bonne volonté devait avoir de la peine à en percevoir sinon le charme, du moins des caractéristiques principales. L’aria byzantine offrait encore à la fin du xixe siècle une image parfois condescendante de cet art, et surtout très ambivalente dans le meilleur des cas, et là encore, déjouer les préventions esthétiques d’un discours hostile à l’art byzantin, fort bien constitué, n’était pas une tâche aisée. Enfin, nombre de travaux d’historiens de l’art ne permettaient pas toujours clairement d’identifier la spécificité d’un art ou d’un style byzantin, et la manière dont certains historiens composaient avec leurs propres résistances esthétiques pouvait laisser perplexe !
Si nous nous plaçons dans une perspective historique, en nous limitant au domaine de la littérature de voyage, deux noms méritent d’être mentionnés tout particulièrement : celui de Valery tout d’abord, qui fait véritablement entrer l’art byzantin dans ses Voyages historiques et littéraires en Italie en 1831, témoignant enfin d’une attention sensible à cet art et se livrant à une belle rêverie constantinopolitaine ; ensuite celui de Gautier qui, en 1851, propose une remarquable et mémorable description-ekphrasis de la basilique Saint-Marc, contribuant, par son attention morphologique et synesthésique au décor des mosaïques de la voûte, à restituer la vie des formes dans l’art byzantin. Ainsi ces deux manières de reconsidérer et de regarder l’art byzantin ont-elles pu, ici 448ou là essaimer, sans qu’il soit pour autant possible de discerner une évolution manifeste du regard des voyageurs en général. Elles ont ainsi pu inspirer des réflexions très fines sur l’ornement byzantin, appréhendé, ressenti dans sa matérialité, par certains voyageurs, tout comme elles ont été ignorées par d’autres voyageurs, encore sensibles aux charmes d’un discours fustigeant tout ensemble le caractère mortifère de la civilisation et de l’art byzantins.
Nous avons choisi, tout en rappelant les principaux dogmes de ce discours hostile à l’art byzantin, de mettre particulièrement en lumière les modalités d’un regard nouveau posé sur l’art byzantin, en comparant ces expériences sensibles avec les analyses des byzantinistes de la seconde moitié du xixe siècle.
Ainsi, loin de constituer une marge pittoresque des études byzantines, les journaux de voyage nous semblent au contraire indispensables à ces dernières, en restituant des expériences esthétiques, souvent complexes dans leur manifestation comme dans leur reconfiguration scripturaire, mais qui permettent indéniablement de reconsidérer l’art byzantin. Cette complexité que nous évoquons relève de la poétique : par la mise en scène textuelle d’une conversion esthétique, l’écriture exhibait ses propres vacillements et manifestait également une certaine méfiance à l’égard d’une pensée conceptuelle, incapable de restituer cette vie de l’art byzantin qui tend à produire un lieu » nullement séparé « du flux de notre existence1 », comme le rappelle Yves Bonnefoy. Ainsi les voyageurs ont-ils tenté, par leur écriture, de « restituer la sensation du voir2 », et ils démontrent qu’un regard nouveau sur l’art byzantin s’incarne, s’informe dans une écriture dont il ne peut être dissocié. Il s’agit de retranscrire une expérience esthétique profonde et rare : celle de résistances vaincues, d’une libération esthétique : le détour par l’art byzantin est bien ce qui nous oblige à interroger l’impensé de nos habitudes visuelles, tel l’attachement à la perspective, au modelé ou à l’expression des visages.
La libération du regard impliquait une conversion esthétique, reposant sur plusieurs renoncements, l’espace de l’art byzantin s’émancipant du cadre traditionnel de la représentation pour s’ouvrir à la dimension 449sacrée de l’espace. Nous avons porté notre attention sur la nouvelle signification des matériaux et sur leur réception dans les journaux de voyage, en montrant surtout comment la mosaïque, considérée comme un organisme vivant, une force vitale élémentaire dans l’espace sacré, préparait le regard, le guidant vers un espace transcendant.
C’est là l’un des apports essentiels des journaux de voyage : la saisie intuitive de l’unité de ce « lieu naturel » que constitue l’édifice sacré byzantin. Cette compénétration formelle qui relève autant de la couleur que de la lumière propose un espace spirituel uni, communicatif de surcroît. Ainsi, la possibilité de s’abandonner à la décoration, comme force agissante, unifiant l’espace sacré, nous semble éclairer pertinemment la réception de l’art byzantin. Enfin, le recours à l’ekphrasis pouvait être interprété comme une libération, dans son processus d’écriture, comme dans sa portée. Cette opération linguistique par laquelle le texte devient image pouvait en effet, dans le temps même de sa réalisation, transformer le jugement esthétique du voyageur, emporté par le dynamisme d’une description attachée à rendre sensible et à révéler l’animation des formes. C’est la vie des formes, la résurrection des figures qui étaient désignées au lecteur à travers la lecture morphologique et synesthésique des édifices évoqués.
Les voyageurs allaient révéler leur sensibilité à cet « ailleurs resplendissant », promesse de l’art byzantin. Ainsi, la perception, encore tâtonnante, d’un espace transcendant, à partir de la force agissante du décor, qui ressemble à une énergie créatrice, attestait d’une indéniable conversion du regard. L’art byzantin pouvait dès lors se concevoir comme un espace d’expérience esthétique, linguistique, spirituelle dans lequel évoluaient les voyageurs et dont les journaux constituent donc un témoignage vivant, éclairant avec vigueur la réception de cet art, et contribuant à le reconsidérer.
1 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, op. cit., p. 79.
2 Edmond et Jules Goncourt, Arts et artistes, Paris, Hermann, 1997. Présentation de Jean-Paul Bouillon, p. 7-8. L’auteur redoute que les historiens de l’art sous-estiment ou nient la portée poétique du discours caractérisant la littérature d’art, privilégiant au nom d’une « transparence » « mythique » son seul contenu.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16507-1
- EAN: 9782406165071
- ISSN: 2258-4943
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16507-1.p.0447
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-13-2024
- Language: French