Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Apport des traductions de l’italien dans la dynamique du récit de chevalerie (1490-1550)
- Author: Chartier (Roger)
- Pages: 9 to 12
- Collection: Medieval Literary Research, n° 19
Préface
Nombreuses sont les œuvres qui, aux xvie et xviie siècles, franchirent les frontières et circulèrent entre plusieurs langues. Étudier ces mobilités textuelles est devenu une tâche majeure, située à la croisée de la critique littéraire et de l’histoire culturelle. Une des stratégies de recherche les plus pertinentes pour saisir ces circulations est l’étude des traductions. C’est le parti qu’a choisi Francesco Montorsi dans ce livre savant et élégant qui s’attache aux traductions françaises des romans de chevalerie italiens entre 1490 et 1550. Son ouvrage constitue ainsi une contribution originale permettant de comprendre l’apparent paradoxe qui fait des traductions de l’italien un laboratoire pour que, comme l’énonce l’ode de louage du traducteur Jacques Vincent, « soit faitte / Nostre langue plus parfaite ».
Mais qu’est-ce qu’un roman de chevalerie ? En constatant les définitions multiples et instables du « roman de chevalerie », Francesco Montorsi souligne le contraste existant entre la recherche par la critique littéraire de distinctions tranchées, capables de caractériser le genre en sa spécificité, et la porosité des catégories maniées par les traducteurs, les éditeurs et les lecteurs du xvie siècle. Pour eux, les parentés entre « roman », « histoire » et « instructions » brouillent les différences entre la fable imaginée, le récit donné comme véridique, ou le miroir des vertus chevaleresques. Cette indistinction se retrouve dans les classements des livres tels que les proposent tant les inventaires des bibliothèques privées que ces « bibliothèques sans murs » que sont les répertoires d’auteurs et d’œuvres établis par les bibliographes du temps.
En traduisant et publiant des romans de chevalerie italiens, traducteurs et éditeurs sont mus par une double intention : d’une part, ils désirent rendre contemporains des textes déjà anciens, mais pensés comme donnant la possibilité d’une « littérature » moderne et nationale ; d’autre part, ils entendent établir une séparation nette entre ces romans « modernisés » et les « vieux romans » du fonds médiéval de la matière de France. Un tel projet semble bien accepté par le public des lecteurs qui, à partir des témoignages méticuleusement recueillis par Francesco
Montorsi, demeure jusqu’à la mi-xvie siècle composé, à la fois, par les élites sociales traditionnelles et par ces « nouveaux » lecteurs que sont les artisans, les jeunes gens et les femmes.
Le succès des romans et l’élargissement de leur public a sa contrepartie : la double dépréciation des textes et des lectures. La critique du « genre » – telle que l’énoncent Amyot, Ronsard ou Montaigne – désigne, pour le pire, la relation établie entre l’irrégularité et l’extravagance des fables et le dérèglement, ou le délire, de l’imagination de leurs lecteurs. Le genre devient l’illustration par excellence du danger de l’excès de livres. C’est ce que montrent tant l’analyse de l’expression « fatras de livres », substituée à celle de « tas de livres », pour introduire la crainte d’un désordre périlleux, que l’évolution qui fait considérer comme de « vieux romans » ceux qui, préalablement, incarnaient une certaine modernité littéraire. Dans la décennie 1560, la double disqualification semble avoir raison du roman de chevalerie et annonce, ainsi, la parodie cervantine.
Dans ce livre, Francesco Montorsi étudie avec rigueur les traductions de quatre romans italiens, deux « vieux romans », Guérin Mesquin et Morgant le géant, et deux modernes, le Roland amoureux et le Roland furieux. Pour chacune d’elles, il mène une analyse exemplaire qui identifie les éditions ou les manuscrits utilisés par les traducteurs, le contexte culturel et éditorial de la traduction et de l’édition, les choix lexicaux et stylistiques et la relation, fidèle ou distante, au texte traduit. Cette démarche lui permet de contraster la traduction de Guérin Mesquin, caractérisée surtout par des coupures et des résumés, et celle de Morgant le géant, qui est une véritable réécriture introduisant dans le texte des références aux chroniques (renforçant ainsi la proximité entre roman et histoire) et tout un réseau d’interpolations puisées dans le répertoire de la littérature chevaleresque française (Les Quatre Fils Aymon, Fierabras, Galien le Restoré). Le roman se trouve ainsi « nationalisé » et, également, christianisé dans le contexte d’un retour de l’esprit de croisade.
L’étude parallèle des traductions des romans de Boiardo et de l’Arioste, fondée sur les mêmes exigences, est tout aussi convaincante. Elle associe la description des formes typographiques des éditions, une réflexion sur les styles de prose française choisis pour traduire les vers italiens et une attention aux transformations du texte. Alors que la traduction du Roland furieux recherche la littéralité, celle du Roland amoureux s’éloigne souvent du texte traduit par son goût du réalisme,
des images mythologiques ou du pathétique sentimental. Surtout, la christianisation et la « nationalisation » des représentations de la chevalerie se trouvent mises au service de la supériorité des chevaliers français et de leur roi.
Francesco Montorsi montre ainsi que l’histoire des traductions n’est ni celle d’une universelle trahison des œuvres originales, ni celle d’une progressive exigence de fidélité. À la même époque, pour le même genre, coexistent des traductions qui respectent le texte traduit et d’autres qui s’en éloignent très librement. Rendre compte de ces différences suppose des analyses minutieuses identifiant tant les préférences esthétiques et idéologiques des traducteurs que les stratégies commerciales ou politiques des éditeurs. L’étude des textes et celle des livres ne peuvent être séparées et, comme le prouve ce livre, l’approche philologique, l’histoire du livre et la poétique de la réception peuvent, ou doivent être rassemblées dans une même recherche.
Celle menée à bien par Francesco Montorsi invite à de nombreuses réflexions. Tout d’abord, sur la professionnalisation, sinon des traducteurs, qui demeurent durablement dépendants des mécènes, du moins de la traduction des romans de chevalerie, comme l’attestent les contrats passés entre éditeurs et traducteurs qui, s’écartant des normes communes, prévoient pour ces livres à succès des rémunérations en argent, des avances faites à l’« auteur », ou même le début de l’impression des ouvrages avant même l’achèvement de leur traduction. L’étude ici proposée éclaire, également, la tension, ou coexistence, entre deux modalités de lecture des romans de chevalerie : d’un côté, la lecture solitaire et silencieuse du genre, nécessaire pour que soit capturé son lecteur comme le fut Alonso Quijano qui en vint à se nommer Don Quichotte de la Manche, et, d’un autre, la pratique perpétuée de la lecture à haute voix de ces mêmes textes, telle qu’elle est attestée par les témoignages – y compris dans l’« histoire » imaginée par Cervantès – et par les « indices d’oralité » rencontrés dans les livres eux-mêmes, adressés « aux lisans et écoutans ».
À partir de l’étude d’une catégorie particulière de livres, Francesco Montorsi éclaire les stratégies éditoriales et commerciales des imprimeurs et libraires-éditeurs du premier xvie siècle, qui ne se contentent pas de répondre à une demande déjà constituée, mais inventent de nouveaux marchés et de nouveaux publics. Le projet est risqué car il dépend de la fidélité des lecteurs aux genres qu’ils ont aimés. Jusqu’à la décennie 1560, leur engouement pour les romans de chevalerie ne se dément pas,
assurant le succès des traductions et les profits de leurs éditeurs. Ensuite, dans le dernier tiers du siècle, il n’en va plus de même. Le genre, cible d’acerbes critiques, est alors délaissé pour des lectures plus dignes, ou plus pieuses, moqué pour ses fables invraisemblables et, finalement, abandonné aux bibliothèques, bleue ou pas, du colportage.
Roger Chartier
Collège de France
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-4944-4
- EAN: 9782812449444
- ISSN: 2261-0367
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4944-4.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-25-2016
- Language: French