Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2022, n° 6. varia - Auteurs : Le Cadet (Nicolas), Menini (Romain), Millon (Louise)
- Pages : 449 à 460
- Revue : L'Année rabelaisienne
COMPTES RENDUS
La Fabrique du xvi e siècle au temps des Lumières, dir. Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Classiques Garnier, 2020, 476 p. ; Le xixe siècle lecteur du xvie siècle, dir. Jean-Charles Monferran et Hélène Védrine, Paris, Classiques Garnier, 2020, 680 p.
Dans la collection « Rencontres » des Classiques Garnier ont paru, à quelques mois d’intervalle, deux volumes qui intéresseront les spécialistes et les curieux de ce qu’on a coutume de nommer la « réception » de la culture de la Renaissance, en particulier celle du xvie siècle, et surtout pour le domaine français.
L’ouvrage dirigé par Myrtille Méricam-Bourdet et Catherine Volpilhac-Auger situe son champ d’étude à la fin de l’Ancien Régime (xviie - xviiie siècles) ; celui qu’ont coordonné Jean-Charles Monferran et Hélène Védrine continue l’enquête à partir de la Révolution française. C’est dire si ces deux recueils collectifs sont complémentaires, notamment par l’attention qu’on y porte à la rémanence des événements, des œuvres et des grandes figures de la Renaissance à travers les siècles qui l’ont suivie. L’événement révolutionnaire constitue bien sûr le grand tournant historique et la partition logique, qui réoriente puissamment certaines des relectures d’un naguère en passe de devenir jadis. Les deux ensembles sont extrêmement riches ; cette recension se limitera à signaler la présence de Rabelais et de son œuvre dans ce double panorama, dont les rabelæsiana viennent donc s’ajouter aux récents travaux collectifs de L’Année rabelaisienne sur le même sujet : voir, dans le numéro 3 (2019), le dossier sur « Rabelais et sa postérité » et, dans le numéro 4 (2020), le dossier « Fortunes de Rabelais ».
Après avoir rappelé l’importance de l’édition de Jacob Le Duchat (1711) pour les lecteurs des Lumières, les éditrices de La Fabrique du xvie siècle résument avec bonheur, dans leur introduction, le paradoxe de la réception classique et post-classique de Rabelais :
Rabelais incarne la liberté d’esprit que beaucoup désespèrent de voir régner un jour, il flatte même les aspirations de ceux que révolte l’autorité de l’Église 450ou de la Tradition ; il représente à lui seul l’immense appétit de savoir et le plaisir de l’écriture qui donnent à la raison critique sa capacité de transgression, et restitue aux belles-lettres leur pleine fonction, qui est aussi de donner à penser. Mais ne pouvait-il se passer de propos torcheculatifs qui dissuadent les honnêtes gens d’en faire leur lecture de chevet ? (p. 11)
On connaît le jugement de La Bruyère sur l’auteur de Pantagruel et sur sa « chimère » « inexcusable », « monstrueux assemblage » mêlant « le pire » au « meilleur ». En offrant deux études de cas (Diderot lecteur de Rabelais, Voltaire lecteur de Rabelais), l’ouvrage complète les travaux de Marcel de Grève sur la passion contrariée de l’époque de Louis XV pour le chevaleureux champion (voir aussi l’article de Richard Cooper au titre éloquent : « Charmant mais très obscène… », dans Enlightenment Essays in memory of Robert Shackleton, 1988). On y apprend qu’un Montesquieu ou qu’un Voltaire furent prompts à condamner Rabelais – ou du moins à souligner leur déplaisir de le lire – avant de revenir l’un et l’autre sur leur jugement hâtif. Preuve, s’il en fallait, que même pour les esprits les plus fins, la fiction pantagruéline exige la patience d’une relecture, sous peine de n’apparaître guère que comme un livre « simplement plaisant » (Montaigne), voire déplaisant. Plus que Voltaire, Diderot semble le plus fidèle à la mémoire du Maître, son Neveu de Rameau n’hésitant pas à signaler que « la sagesse du moine de Rabelais est la vraie sagesse » (p. 203). Sergueï Karp (p. 189-206) aborde la question d’une lettre écrite par l’auteur de Jacques le fataliste en 1774, missive réputée énigmatique et qualifiée de « petit mot pantagruélique » par le philosophe. Ladite lettre est un véritable hommage aux allures de pastiche ; le recours à Rabelais montre à quel point l’auteur de Pantagruel fait l’objet, au xviiie siècle – c’est-à-dire à l’époque où « l’Europe parlait français » –, d’une véritable connivence qui va jusqu’en Russie. La dette de Voltaire, en revanche, est lourde de bien plus d’arrière-pensées. Ce verdict terrible, et terriblement injuste, des « Leningrad Notebooks » laisse songeur :
On admire Marot, Amyot, Rabelais, comme on loue les enfants quand ils disent par hasard quelque chose de bon. On les approuve parce qu’on méprise leur siècle, et les enfants parce qu’on n’attend rien de leur âge.
Ici, le grand Voltaire apparaît bien petit, surtout pour un auteur qui cite si souvent Rabelais et lui emprunte tant de motifs et tours singuliers. Morgane Muscat (p. 207-224) revient sur cette singulière injustice propre à Voltaire (« J’ai un souverain mépris pour Rabelais »), en montrant à quel point l’habitude de lire Rabelais en médisant de son œuvre était caractéristique d’un certain puritanisme mondain propre à la France (voir 451néanmoins la passion sans fard du duc d’Orléans, mentionnée p. 211). En revanche, nous apprenons que la fréquentation des cercles littéraires anglais incita Voltaire à réviser son jugement. En la matière, la figure de Jonathan Swift, lecteur de Sterne, fit davantage pour honorer les mânes d’Alcofribas que presque tous les écrivains de langue française. À partir de la publication de Candide (1759), contemporaine d’une relecture attentive de la fiction pantagruéline, Voltaire tâchera de « sauver Rabelais » en travaillant à sa réhabilitation partielle, certes non exempte de précautions d’usage… Morgane Muscat résume la différence entre un Diderot et un Voltaire lecteurs de Rabelais : « Si Voltaire est sans doute l’un des philosophes du xviiie siècle qui cite le plus Rabelais, il est loin de se revendiquer héritier d’une forme de pantagruélisme – tandis que Diderot mentionne moins Rabelais mais en fait un véritable modèle. » (p. 222).
Rabelais est encore plus présent dans le volume Le xixe siècle, lecteur du xvie siècle, où quatre articles lui font la part belle. Le xixe siècle est en effet celui d’une véritable « canonisation » de l’auteur de Pantagruel, réputé précurseur à l’époque de la Révolution, réédité à plusieurs dizaines de reprises à partir de 1820, puis mis au concours de l’Académie française en 1874, avant de devenir l’incarnation de « l’esprit français » sous la plume d’Anatole France – et ce, en accord parfait avec les idées transmises par l’école de la Troisième République.
Un remarquable article de Christelle Girard et Raphaël Cappellen (p. 133-160) s’attache à la fortune éditoriale de Rabelais. Non seulement y est offert le panorama historico-littéraire que Raphaël Cappellen avait esquissé à la faveur d’une étude de cas parue dans L’Année rabelaisienne, no 4 (sur l’édition Desoer de 1820), mais l’étude permet plus généralement de revenir sur le jugement souvent cité d’Anatole France (« On connaît Rabelais : il a un grand nombre d’admirateurs et même quelques lecteurs »), relayé par exemple par Marie-Ange Fougère dans son ouvrage LeRire de Rabelais au xixe siècle. Histoire d’un malentendu (2009). Simple malentendu ? À lire Nodier, Hugo, Gautier, Balzac, Michelet, Flaubert, Mérimée, Jarry, et tant d’autres, il n’en fut rien. Les écrivains du xixe siècle avaient bien lu et relu Rabelais – et de plus près qu’on le dit parfois. Les multiples éditions de la seconde moitié du siècle confirment cet engouement : comme l’écrivit l’éditeur Burgaud des Marets, « il pleut des Rabelais ! » (cité et commenté par Ch. Girard et R. Cappellen, p. 148-149). Anne-Pascale Pouey-Mounou (p. 419-438) montre comment le Capitaine Fracasse est nourri de l’hypotexte rabelaisien, « d’une manière qui dépasse les stéréotypes contemporains » (p. 420), par exemple dans la fabrique des personnages 452et l’utilisation de stylèmes aisément reconnaissables sous la plume de Gautier. Dans « Rabelais révolutionné » (p. 593-611), Paule Petitier insiste sur les enjeux politiques de la relecture de Rabelais après la Révolution, dès l’ouvrage de Pierre-Louis Ginguené, De l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente (1791), dont l’influence peut être à bon droit considérée comme très supérieure à sa valeur réelle. S’il y eut « malentendu », ce fut certes dans l’invention quelque peu anachronique de ce Rabelais « progressiste », laquelle permit à Michelet comme à Hugo d’ériger la triade Rabelais – Molière – Voltaire en Sainte Trinité de la raison profane. Mais cette lecture républicaine du grand auteur lui permettait aussi de se rendre indéboulonnable dans l’histoire du français telle qu’on l’écrivit avant la Première Guerre Mondiale. À cet égard, l’article de Stéphane Zékian, « Rabelais sous la Coupole » (p. 613-636), est remarquablement utile pour comprendre le mélange de désir et de crainte qui préluda à la mise au concours de Rabelais par l’Académie française. On découvre notamment le travail de sape de Sainte-Beuve dans un feuilleton qui dure des dizaines d’années, et que seule la présence de personnalités acquises à la cause de Maître François (Eugène Noël et Littré, par exemple) permettra de mener à son terme. Pour un résultat décevant, il est vrai : le travail primé d’Émile Gebhart fait certes sa place à Rabelais dans « la vocation de notre génie national », mais c’est pour en faire un « cartésien du temps de François Ier ». L’honneur est sauf pour la vénérable institution et ses présupposés classicisants, mais nous sommes fort loin des pages inspirées du William Shakespeare de Victor Hugo, dix ans plus tôt. Pour être avalisé par l’Académie française, il fallait que Rabelais fût étiqueté classique. Autre malentendu, dont ne furent pas dupes ceux qui l’avaient vraiment lu.
Les deux ouvrages apportent donc des informations de première importance sur la réception de Rabelais « à travers les âges », comme l’eût écrit Jacques Boulenger. Jusqu’à sa canonisation sous la Troisième République, les relectures de Pantagruel furent multiples, variées et contradictoires (parfois chez un même lecteur). De la méfiance pré-révolutionnaire aux précautions raffinées de l’Académie, en passant par l’enthousiasme romantique, les deux recueils nous offrent un portrait complexe de l’artiste en auteur lu, relu, déformé, réformé, révolutionné – en un mot, plus vivant que jamais.
Romain Menini
453Inextinguible Rabelais, sous la direction de Mireille Huchon, Nicolas Le Cadet et Romain Menini, avec la collaboration de Marie-Claire Thomine, Paris, Classiques Garnier, 2021, 814 p.
Le Trésor de la langue française donne à l’entrée inextinguible deux exemples que nous retiendrons. Le premier, d’Anatole France : « Rabelais se sentit brûlé d’une soif inextinguible de savoir, de cette soif qui dévorait alors les plus vastes esprits » (1909) ; le second, de Michelet : « Cela rendait le désir inextinguible, toujours renaissant et disant toujours : encore ! » (1856). Inextinguible Rabelais : l’épithète métaphorique transfigure l’auteur en héros homérique, traversant les siècles, aiguillonnant avec la même vivacité toute lectrice, tout lecteur, renaissant sans cesse des flammes et des cendres critiques, si bien que l’on aimerait identifier en son blason, redécouvert à l’heure du colloque dont nous présentons les actes, un phénix. Cependant, l’oiseau paraît commun, discret, et garde bien enclos le secret de sa nature. Sur le seuil de son bel et grand bâtiment, Mireille Huchon invite les critiques à entrer dans le jeu herméneutique : « Qu’en est-il de l’oiseau ? Une perdrix ? Une cane petière ? Une oie égyptienne, correspondant pour Hérodote au chenalopex grec, “oie-renard”, montrant une finesse de renard ? … À chacun ses conjectures » (p. 15).
Inextinguible, l’adjectif semble parfaitement choisi pour rendre hommage au héraut de la Renaissance française, dont il aura lui-même contribué à créer le mythe, comme le démontre Olivier Millet. Rabelais brasier de savoirs, de langues, de livres, Rabelais incendiaire aussi, dont on a pu faire un iconoclaste, un hérétique, un païen, un impie, voire un athée. Marie-Luce Demonet revisite cette question en examinant les emprunts de l’humanista curieux aux lexiques des sectes médiévales, des religions non-chrétiennes ou encore des vaudois et cathares. Le titre de ce volume collectif dit à la fois la puissance de Rabelais en son temps (Rabelais anthume diraient, après Alphonse Allais, les éditeurs friands de néologismes) et sa rémanence têtue, perpétuellement ravivée, en lectures divergentes, en inventions nouvelles, en interprétations ardues, en polémiques intestines.
L’objet livre s’impose d’abord par sa masse et ses soixante-dix-huit parties – les directeurs sautant hardiment de la septième à cette dernière, dans un agile mouvement de pastiche, rejouant de la sorte la passion de Rabelais pour les nombres. L’écrivain avait en effet enjoint à ses Lecteurs benevoles, sur la page de titre de son troisième livre, de se reserver à rire au 454soixante et dixhuytiesme Livre. Sur ce point, Jean Céard dessille nos yeux, nous explique les savants jeux mathématiques de Rabelais et dévoile combien l’arithmologie pythagorico-platonicienne informe certains de ses textes, en particulier dans le Cinquième livre et dans l’épisode de Thélème. On entend bruire, à travers cette forêt incandescente, comptant une cinquantaine d’articles1, la fascination perpétuellement renouvelée pour ce texte inépuisable, incombustible – lapis asbestos. L’imprimé répond à l’élégance du colloque tenu en Sorbonne et au château d’Écouen en novembre 2014. « Il n’est ouvraige que de maistres », et l’on s’émerveille du calligramme liminaire, réinventant la fameuse prière de la Dive Bouteille. Ici, nul contour, mais un dessin parfait des seuls vers, un style digne des plus belles pages du beuveur tresillustre. Le charme de la réécriture et de l’appropriation opère. Les planches, souvent en couleurs, rythment la lecture des articles. Les titres de la table des matières, conçue et composée avec soin, sont habilement tournés dans l’esprit de l’auteur. Ce réseau thématique esquisse, sous la plume de chercheurs vétérans et adolescents, un nouveau portrait de Rabelais, visant toujours plus de fidélité et de netteté : anthume, mytholâtre, sourcier, secret, « maistre es arts », « grand textuaire », ubique, niborcisans. On goûte, à l’orée de cette somme, l’étude historique des relations houleuses que Rabelais entretint avec la Sorbonne. Richard Cooper y fait preuve d’un délicieux sens de l’auto-dérision. L’inédit de Michel Butor, Palissade, donne un dernier éclat à cet ouvrage généreux et choral. « Vous [nous] donnez. Quoy ? Un beau et ample breviaire. Vraybis [nous] vous en remercions : ce sera le moins de [notre] plus. »
Le feu critique ne peut-il s’éteindre ? L’ardeur des anagnostes se tarir ? Il semblerait que non au vu des trouvailles que recèle cette œuvre polyphonique. Il est précieux d’y entendre les voix de †Guy Demerson et de Myriam Marrache-Gouraud relatant leur patiente expérience de constitution d’une bibliothèque critique exhaustive, entreprise thélémique, visant une utopie grandiose. Tristan Vigliano, rendant compte de ce bilan critique herculéen2, regrettait le terminus ad quem imposé par une bibliographie papier et invitait à un projet numérique permettant une mise à jour aisée des nouveaux rameaux de la critique rabelaisienne. De fait, il semblerait que tous les rabelaisants s’accordent en un désir 455toujours renaissant, en la répétition insatiable d’un « encore ! ». Sûrement est-ce le propre de cette œuvre-monde.
Les découvertes de Raphaël Cappellen sur les collages de morceaux poétiques, notamment le fameux « Pource que rire est le propre de l’homme », amènent à remettre en cause la paternité de ce vers emblématique ; celles de Claude La Charité sur une édition de l’Histoire naturelle annotée entrent en résonance avec les réminiscences pliniennes du Quart livre et le conduisent à y reconnaître la main du maître ; celles de Bernd Renner sur la manière satirique du Cinquième livre permettent de nourrir l’enquête sur l’attribution complexe de ces textes posthumes. Olivier Pédeflous vient enrichir de son expertise de bibliophile les enjeux diplomatiques du Gargantua. Dans la lignée des travaux de Michel Jeanneret et de Timothy J. Tomasik sur les enjeux de la nourriture chez Rabelais, Muriel Barbier, conservatrice du patrimoine, partage son savoir sur les arts de la table à la Renaissance. Gilles Polizzi et Romain Menini tournent leur regard critique vers les feux de la lampe. Le premier creuse l’influence de l’Hypnerotomachia Poliphili sur le Cinquième livre, le second offre une immersion érudite et réjouissante parmi les lanternes et fallots – motifs ludiques et ambigus, s’il en est. Michèle Clément se collette avec l’épineuse question de l’intentionnalité auctoriale grâce à une réflexion stimulante sur les privilèges royaux. Nicolas Le Cadet met en lumière la dette de Rabelais envers le genre du mystère ; Diane Desrosiers révèle la proximité entre les finalités de l’œuvre rabelaisien et celles des progymnasmata, exercices rhétoriques préparatoires. Frank Lestringant livre une synthèse de ses recherches sur les cosmographies et topographies rabelaisiennes ; Paul J. Smith une analyse des notions de sympathie et d’antipathie ; Edwin M. Duval une interrogation sur la valeur du premier acte interprétatif de Panurge mis en regard avec la signification à plus haut sens du Pantagruelion ; Anne-Pascale Pouey-Mounou des observations sur la fécondité des qualifications à l’intérieur de la copieuse geste pantagruéline ; Michel Jeanneret une lecture intime et sensorielle de la kynésie à l’œuvre tant chez les personnages de Rabelais que chez ses lecteurs.
Stéphan Geonget, Wes Williams, Elsa Kammerer, Jean-Charles Monferran et Aya Iwashita ouvrent l’horizon des postérités de Rabelais, traversant les pages beauvaisiennes de Louis Le Caron, écossaises de Sir Thomas Urquhart, allemandes de Fischart et de Goethe, créoles de Patrick Chamoiseau et japonaises de Kazuo Watanabe. Anna Ogino accuse encore le potentiel exotique de Rabelais en rapprochant la construction 456textuelle de l’anecdote de la fumée du rôt (TL, xxvii) de la tradition comique du rakugo, dans le Japon de l’époque d’Edo et de l’ère de Meiji.
Le géant, dont la stature est réévaluée par François Rigolot à l’aune de l’Hercule de Michel-Ange, aura engendré une descendance à la hauteur de la généalogie de Pantagruel. Il aura également suscité l’enthousiasme brûlant des « Sorbillants, Sorbonagres, Sorbonigenes, Sorbonicoles, Sorboniformes, Sorbonisecques, Niborcisans, Borsonisans, Saniborsans », rêvant à travers le monde de le comprendre, de le faire revivre, courant les bibliothèques, en quête d’une édition frappée de son ex-libris, d’une annotation autographe, d’un blason caractéristique, d’un sytème ortho-typographique attribuable au grand linguiste. L’exhumation par Alessandro Vitale-Brovarone de neuf exemplaires de l’Almanach pour l’an 1535, reposant dans la bibliothèque du séminaire d’Alessandria, celle par Claude La Charité d’une édition grecque du Pronostic d’Hippocrate, préfacée par le médecin Rabelais à l’intention de ses étudiants, de même que l’identification de la manière rabelaisienne dans l’opuscule des Fantastiques batailles des grans roys Rodilardus et Croacus par Romain Menini, donnent raison à l’autheur du Tiers livre. Certes, le tonneau demeure inexpuisible, l’alteration inextinguible.
Louise Millon-Hazo
457Carole Primot (éd.), Teofilo Folengo, Histoire macaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rablais, Paris, Classiques Garnier, 2021, 583 p. ; et Carole Primot, Teofilo Folengo en France à la Renaissance. « Entendons ce que dict Merlin Cocagne », Paris, Classiques Garnier, 2021, 293 p.
Dans deux ouvrages – une édition critique et une étude –, issus d’un ancien travail de doctorat (dir. Marie-Luce Demonet, CESR de Tours, 2013) et publiés à quelques mois d’intervalle chez les Classiques Garnier, Carole Primot renouvelle l’histoire de la réception française de Teofilo Folengo (1491-1544). Ce moine bénédictin, originaire de Mantoue, est surtout connu pour ses macaronicorumpoemata ou Macaronées, un ensemble d’œuvres macaroniques signées sous le pseudonyme de Merlin Coccaie et publiées dans quatre rédactions très différentes (en 1517, 1521, à la fin des années 1530 et, de manière posthume, en 1552) : le Baldus (poème épico-chevaleresque en hexamètres), la Zanitonella (série d’églogues amoureuses), la Moscheis (récit héroï-comique en distiques élégiaques, qui s’inspire de la Batrachomyomachie alors attribuée à Homère) et enfin des épigrammes.
On sait quelle influence le Baldus, qui relate dans une langue hybride (mélange de latin et de langues vernaculaires : dialectes de la plaine du Pô et toscan) les aventures de Balde et de ses compagnons Cingar, Fracasse et Boccal, a exercé sur les livres rabelaisiens. Le Chinonais a en effet eu accès aux deux premières éditions du Baldus, peut-être même à la troisième (voir Carole Primot, « Rabelais lecteur de la troisième rédaction des Macaronées de Folengo », L’Année rabelaisienne, no 1, 2017, p. 383-385). Il allègue à trois reprises « Merlin Coccaie » : dans la généalogie de Pantagruel (P, i) – juste après la mention de « Fracassus » et avant celle de « Gayoffe », le podestat de Mantoue –, puis à la fin du catalogue de la bibliothèque de Saint-Victor (P, vii) et au chapitre xi du Tiers livre. Dans les deux derniers cas figure la formule « de patria diabolorum », écho d’une pièce préfacielle de la première rédaction du Baldus mais aussi de la séquence finale de la descente en enfer (livres XXI à XXV). Rabelais place également des « vers Macaronicques » dans la bouche de François Villon (QL, xiii). Quant au personnage du rusé Cingar, il apparaît comme l’un des modèles de Panurge (notamment dans le livre IV où il porte une escarcelle pleine de crochets et de limes pour entrer de nuit dans les boutiques des marchands, et où il crochète les troncs des églises), cependant que le rapide Falquet attrapant deux chevreaux et 458une chèvre dans le livre XVI évoque Carpalim partant à la chasse au chapitre xxvi de Pantagruel. Surtout, les épisodes du marchandage des moutons (QL, v-viii) et de la tempête en mer (QL, xviii-xxiiii) doivent beaucoup à deux passages contigus du livre XII du Baldus.
Mais la réception française du Mantouan ne s’arrête pas à Rabelais et Carole Primot dans son étude sur Teofilo Folengo en France à la Renaissance se fixe précisément pour objectif d’explorer d’autres textes beaucoup moins connus. La première partie de l’ouvrage montre ainsi l’influence de Folengo sur les textes macaroniques français – il s’agit d’un corpus disparate comprenant des poèmes provençaux, des pamphlets protestants, des poèmes épico-comiques et quelques pièces isolées –, sur le poète Bérenger de la Tour d’Aubenas (premier traducteur français d’une œuvre macaronique de Folengo : la Moscheis) et enfin sur deux recueils basochiens du début du xviie siècle : Le Carabinage ou matoiserie soldatesque (1610), auquel est empruntée la citation du titre (« Entendons ce que dict Merlin Cocagne »), et Les Fanfares et courvées abbadesques (1613). Puis la seconde partie propose un commentaire de la première traduction française du Baldus – en prose et dans une langue non hybride –, accompagnée de celle de la Moscheis. Cette double traduction paraît en 1606 chez les libraires parisiens Gilles Robinot, Toussaint Du Bray et Pierre Pautonnier, sous les titres Histoire macaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rablais [sic] et la Bataille entre les Mousches et les Fourmis.
Le commentaire de Carole Primot doit être lu en parallèle avec l’autre ouvrage qu’elle a fait paraître en 2021 : la première édition critique de la double traduction de 1606, basée sur la quatrième rédaction des Macaronées (1552) – et plus précisément sur la troisième édition de cette quatrième rédaction, parue en 1561 à Venise chez Giovanni Varisco. L’ouvrage avait certes été réédité en 1734 puis en 1859 (sans la Bataille entre les Mousches et les Fourmis dans le dernier cas) mais il ne s’agissait pas d’éditions critiques. Une ample introduction (p. 7-52) fournit de nombreuses informations sur les trois éditeurs parisiens, sur la fortune de l’édition (du xviie siècle jusqu’à aujourd’hui) et sur le traducteur anonyme. Celui-ci a fait le choix de s’effacer totalement, ne fournissant aucun paratexte susceptible de déterminer les réseaux de connivences dans lesquels il s’inscrit, ni la moindre indication permettant de dater la traduction (le terminus a quo est 1561, date de parution de l’édition utilisée). Il est pourtant possible, en étudiant les choix de traduction, de brosser le portrait d’un « scripteur tout à la fois pressé et attentif, désinvolte et marqué par un souci de proximité, régulièrement mise à mal par 459les exigences de l’adaptation ou les embûches propres au macaronique » (p. 28). Par ailleurs, la langue du traducteur est riche en régionalismes de l’ouest du domaine d’oïl. Carole Primot remet en cause d’anciennes attributions (Gabriel Chappuys, Roland Brisset, Étienne Tabourot) et teste d’autres hypothèses dont elle montre à chaque fois la fragilité : Béroalde de Verville, Pierre Le Loyer, Martin Fumée, Guillaume Bouchet, Étienne Pasquier et quelques autres figures moins connues.
Comme l’explique l’éditrice, l’Histoire macaronique ne peut constituer une traduction française de référence, surtout depuis la parution de l’édition bilingue (macaronique-français), fondée sur le texte de 1552 (trad. Gérard Genot et Paul Larivaille, intro. et notes Mario Chiesa, Paris, Les Belles Lettres, 2004-2007). En effet, si elle conserve les différents épisodes et la structure globale du texte – qui comporte vingt-cinq livres à partir de la version de 1521 –, l’Histoire macaronique se signale dans le détail par un certain nombre d’erreurs de lecture, de suppressions et de modifications par rapport au texte de Folengo. Elle est néanmoins d’un grand intérêt, non seulement par ses qualités intrinsèques, mais aussi en ce qu’elle constitue le principal jalon de la diffusion de Folengo en France. Enfin, elle représente une date importante dans l’histoire de la réception de Rabelais.
Le traducteur se signale en effet par un fort tropisme rabelaisien, comme le soulignent d’emblée le nouveau titre et l’« Advertissement au lecteur » (p. 71-73), largement inspiré du prologue de Gargantua. Dans un article intitulé « La présence de Rabelais dans l’Histoire macaronique de Merlin Coccaie » (ÉR, L, 2010, p. 75-81), Carole Primot montrait déjà combien le modèle folenghien subissait en retour l’influence de Rabelais. L’enquête est approfondie dans l’ouvrage sur Teofilo Folengo en France à la Renaissance (« Merlin Coccaie, prototype de Rabelais », p. 218-234), ainsi que dans les notes de bas de page de l’édition (voir l’entrée « Rabelais » dans l’« index des noms de personnes cités dans l’introduction et les notes », p. 578-579). On y découvre un traducteur qui s’éloigne de son texte de base pour faire mieux entendre celui de Rabelais : les épisodes folenghiens de la noyade des moutons et du combat contre un monstre marin portent ainsi la marque de la réécriture qu’en a faite le Quart livre. De même, une trentaine de termes ou d’expressions caractéristiques de la langue du Chinonais font leur apparition : « goudiveaux » (p. 79), « piot » (p. 92), « cornemuse / Muses » (p. 109), « tout halebrené » (p. 110), « fanfrelucheries » (p. 112), « torcheculs » (p. 112), « grand debrideur de pain » (p. 121), « en tapinois » (p. 125), « gresiloient d’envie » (p. 132), 460« gallefretier » (p. 134), « à profit de mesnage » (p. 155), « bon homenas » (p. 179), « chevreter » (p. 184), « gaigna devotement les pardons » (p. 197), « freres Frappars » (p. 200), « apres avoir ainsi bien sabourré leur ventre » (p. 208), « menus suffrages » (p. 211), « la saussaye » (p. 212), « s’entrepelaudans » (p. 224), « un bon religieux faisant le torticollis » (p. 226), « marchans moutonniers » (p. 257), « fouillouzes » (p. 259), « coüilllon pendant » (p. 308), « ayant autres perles à enfiler » (p. 324), « combreselle » (p. 334), « boiau culier » (p. 367), « mon gros bedon » (p. 426), « fientant de rage de peur » (p. 440), « se conchioit tout de male peur » (p. 451), « se rigoler » (p. 493), « Viedases » (p. 504).
Les deux ouvrages de Carole Primot rendront donc de précieux services à tous ceux qui s’intéressent à la réception de Folengo en France et à l’influence de Rabelais à travers les âges, mais aussi aux spécialistes de la traduction et aux lexicographes qui pourront mettre à profit le généreux glossaire final de l’édition (p. 513-544).
Nicolas Le Cadet
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12943-1
- EAN : 9782406129431
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12943-1.p.0449
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/03/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français